Je reviendrai d'abord sur la question des enfants et des visites. En Seine-Saint-Denis, nous organisons une manifestation chaque fois qu'une femme est tuée par son compagnon. Nous avons travaillé sur 24 homicides : dans la moitié des cas, l'assassinat de la femme avait lieu pendant l'exercice d'un droit de garde, devant les enfants ; dans un bon tiers des cas, la situation de violence était déjà connue de la justice et l'assassin avait déjà été jugé et condamné pour des faits de violence – mais il n'en avait pas moins le droit de visite… En Suède, les visites sont organisées dans des lieux de médiation accompagnée : un éducateur va chercher l'enfant au domicile de la mère, parle avec lui pendant le trajet et le ramène après la visite, ce qui permet de voir comment l'enfant vit cette situation et de sécuriser les visites. En France, les lieux de médiation ne sont pas sécurisés et sont dangereux. Les visites organisées devant le commissariat sont horribles et ne sont pas moins dangereuses, car l'homme peut fort bien attendre la femme au coin de la rue pour l'abattre. La dangerosité de ces hommes doit être sérieusement évaluée. Le port de bracelets avait été envisagé. On devrait, en tout cas, pouvoir s'assurer qu'ils ne sont pas là où ils ne doivent pas être.
Quant à savoir si le nombre de ces situations augmente ou diminue, il est encore trop tôt pour le dire. Selon l'enquête nationale sur les violences faites aux femmes réalisée en 2000, les deux tiers des femmes évoquant des violences le faisaient pour la première fois devant l'enquêtrice. En 2006, une enquête a été menée en Seine-Saint-Denis par Maryse Jaspard, qui a interrogé 1 566 jeunes filles de 18 à 21 ans, soit la classe d'âge précédant celle qui avait fait l'objet de l'enquête de 2000. 23 % de ces jeunes filles ont déclaré avoir subi des violences physiques graves – coups, tentative de meurtre ou séquestration – et, pour les deux tiers, avant 16 ans, commises par un adulte de la famille. Treize pour cent d'entre elles ont déclaré avoir subi des agressions sexuelles et, dans deux tiers des cas, avant l'âge de 16 ans et de façon répétée de la part d'un adulte de la famille. Dans les deux tiers des cas, ces jeunes filles avaient déjà parlé. On constate ainsi que, six ans plus tard, grâce peut-être à l'important travail de sensibilisation mené en Seine-Saint-Denis – et sans doute aussi dans la population générale –, les femmes parlent davantage des violences subies.
J'ajoute que, parmi les deux tiers de victimes frappées ou agressées sexuellement de façon répétées par un adulte de la famille, celles-ci déclarent souffrir d'une maladie chronique trois fois plus souvent que dans la population générale ;15 % se trouvent en mauvaise santé contre 3 % dans la population générale ; 34 % déclarent avoir déjà fait une tentative de suicide contre 6 % dans la population générale et 50 % déclarent ne pas utiliser de préservatif quand elles ont des rapports sexuels, ce qui représente le double de la proportion observée chez les autres femmes. Elles sont, en outre, trois fois plus nombreuses à avoir subi une nouvelle violence et à avoir déjà commis un acte violent. Un grand nombre de ces jeunes femmes avaient déjà subi des violences de la part de leur compagnon : le risque de rencontrer un homme violent est ainsi trois fois plus important pour les femmes qui ont été battues dans l'enfance et cinq fois plus important pour celles qui ont été agressées sexuellement dans l'enfance de façon répétée. Il faut donc penser la violence conjugale à l'échelle transgénérationnelle.
Les enfants victimes de la violence conjugale apprennent ainsi comment on traite sa femme. Je participe à la réparation pénale d'agresseurs sexuels « légers » – qui n'ont en fait de léger que leur âge, car les agressions commises sont graves. Entre 1997 et 2000, nous en avons rencontré 119 en prison : tous avaient subi, avant d'être criminels ou violeurs, des violences sexuelles graves, de la maltraitance ou un abandon grave de la mère, ou venaient d'un pays en crise où ils avaient assisté ou participé à un massacre ou connu une mort violente autour d'eux. En outre, pratiquement tous ont vu leur père frapper leur mère. Quand il n'y a pas de poursuite, ils sont aussi témoin de cette impunité totale.
Si l'on cherchait à savoir quelle violence subissent ou à quelle violence assistent ces enfants violents, on saurait mieux comment les prendre en charge. Nous avons accordé une grande attention à cette question dans notre département et c'est précisément le message que portent les affiches que nous avons diffusées : un dessin d'enfant représentant un homme qui bat sa femme et désignant la scène comme de la maltraitance. Un homme qui bat sa femme, ou qui même se contente de l'insulter, ne peut pas être un exemple pour ses enfants. À cet égard, une révolution culturelle est nécessaire dans les milieux médicaux. En effet, très fréquemment la violence physique commence pendant la grossesse et augmente avec son déroulement, mais personne ne s'en préoccupe. Quand la femme s'en va, l'homme continue à l'attaquer par le biais des enfants, mais on continue à lui confier ces mêmes enfants au nom du droit sacro-saint des parents biologiques. Quand nous avons besoin de mettre ces enfants à l'abri, nous n'en avons pas les moyens car ils relèvent de l'autorité parentale exercée par leur père. Nous avons à cet égard une vraie responsabilité. Le Collectif féministe contre le viol demande que l'autorité parentale soit systématiquement retirée au père violeur.
Par ailleurs, il n'est pas normal qu'en cas de meurtre de la mère par le père, que l'enfant soit, deux fois sur trois, confié à la famille de son père. En effet, l'homme violent ayant souvent commencé par prendre soin d'isoler sa femme : à la mort de celle-ci, les enfants sont confiés à la grand-mère paternelle, qui leur explique fréquemment que c'est à cause de leur mère qu'ils sont contraints d'aller voir leur père en prison… Je rappelle à ce propos que, lorsqu'on assassine sa femme, on en hérite, au détriment de ses enfants et beaux-enfants ! Peut-être une action législative serait-elle bienvenue en la matière.