Le commerce mondial évolue, dans des proportions variables selon les moments, en fonction de trois paramètres. Le premier est la croissance des économies, à division internationale du travail donnée.
Le second est la diversification de cette division internationale du travail, notamment sous l'effet de la technologie et des flux d'investissement : si, à croissance donnée, il y a davantage de division internationale du travail, il y a plus de commerce.
Le troisième paramètre est l'ouverture des échanges, grâce au travail réalisé depuis soixante ans pour éliminer un certain nombre d'obstacles qui les freinaient, même si ces derniers présentent un aspect régulatoire. Ce facteur multiplicateur de la croissance, qui était de l'ordre de un à un et demi il y a trente ou quarante ans, est aujourd'hui de un à trois. Cela signifie que, pour deux points de croissance aujourd'hui, il y a en gros six ou sept points d'augmentation des échanges alors qu'avant, la proportion était de un à deux.
L'OMC n'a pas pour mission d'augmenter le commerce international. Ses membres se sont donnés pour tâche de faciliter l'ouverture des échanges, qui n'est qu'un des trois composants de l'évolution du commerce international.
L'impact de la crise financière actuelle dépendra de la transmission de celle-ci à l'économie réelle, c'est-à-dire à toutes les valeurs ajoutées générées dans un système économique : croissance, augmentation du PNB. Il est trop tôt pour se prononcer à ce sujet. Ce que j'ai dit ce matin sur une radio, c'est que cela m'étonnerait que la crise financière ait un effet positif. Cela étant, je ne sais pas quelle sera l'ampleur de l'impact négatif, d'autant que nous sommes aujourd'hui dans une économie internationale où, bien qu'il y ait un certain degré de couplage, les moteurs chinois, indien, brésilien, indonésien et sud-africain ont une dynamique propre, pour des raisons qui tiennent en partie à leur propre croissance domestique. Raison de plus, à mon avis, pour leur donner l'espace qu'ils réclament dans le commerce international. C'est l'intérêt bien compris des Européens, Américains et Japonais, surtout quand leurs propres moteurs commencent à crachoter un peu.
Votre question sur l'Union européenne n'est pas pour moi. C'est le négociateur européen qui peut dire qui est du côté de la majorité ou de la minorité au sein ce celle-ci. J'ai tout oublié de cette chimie fine en prenant mon « job » actuel. Il est clair qu'il existe des sensibilités différentes et que le prix du poids que l'Union européenne a à la table des négociations de l'OMC – elle est l'un des mastodontes, avec les Américains, même si ce ne sont plus ces deux mastodontes qui décident de tout – est de savoir trouver des compromis.
L'Union européenne peut-elle accepter le paquet tel qu'il s'esquissait en juillet et les compléments qu'il reste à boucler ? Je n'en sais rien. En tout cas, je le souhaite. Mon opinion, pour ce qu'elle vaut, est que c'est un bon deal pour l'Union, qui satisfait nombre de ses intérêts offensifs en matière industrielle, en matière de services et en matière agricole et agroalimentaire.
Je suis de ceux qui pensent que la position de l'Union ne doit pas être seulement défensive en matière agricole. Elle est, dans le monde d'aujourd'hui, le plus gros exportateur agroalimentaire – devant les Américains, compte tenu de son positionnement sur l'aval de la chaîne agroalimentaire et non sur l'amont. De ce point de vue, l'Union européenne et, à l'intérieur de celle-ci, la France, qui est le producteur agroalimentaire le plus efficace dans le système, ont des intérêts offensifs. Je comprends que les Européens mettent l'accent sur leurs intérêts défensifs – et de ce point de vue, notamment sur les produits agricoles sensibles –, les Européens, aidés par les Japonais, les Suisses, les Coréens, les Norvégiens et quelques autres, y ont assez bien réussi. Mais, encore une fois, ce n'est pas à moi d'en juger, mais aux négociateurs européens.
La négociation sur les services n'est pas couplée avec celle sur les questions industrielles et agricoles parce qu'il n'y a pas, dans ce secteur, de tarifs et que l'ouverture des marchés ne s'effectue pas de la même manière : pour les services, elle est en quelque sorte d'ordre réglementaire. Une conférence spécifique a eu lieu en juillet sur ce sujet et il y a actuellement sur la table l'esquisse d'un gros paquet « services ». Il y a à cela trois raisons.
La principale est que beaucoup de pays émergents ont maintenant des intérêts offensifs en matière de services. Dans l'Uruguay Round, il y a dix ou quinze ans, c'étaient les Américains, les Européens et les Japonais qui demandaient aux pays en développement d'ouvrir leurs marchés de services. Aujourd'hui, de nombreux pays émergents sont devenus offensifs dans les domaines de la technologie, de l'information, de la comptabilité, des questions juridiques, des travaux publics, du dragage, pour ne prendre que ces quelques exemples. Les Américains et les Européens ne sont plus seulement en position de demandeurs dans ces négociations. Il faut qu'eux-mêmes acceptent d'ouvrir leurs marchés de services à des pays en développement dans un certain nombre de domaines, ce qui n'est pas toujours simple.
La deuxième raison est que de nombreux pays en développement ont compris l'intérêt qu'ils avaient à ouvrir leurs marchés de services. Cela suppose évidemment une ouverture dans d'autres domaines car la négociation « services » ne se fait pas secteur contre secteur mais de manière très éparpillée. Mais beaucoup de pays sont conscients de l'intérêt d'importer par ce biais des technologies dans les domaines bancaire, financier et de l'assurance, ces technologies étant indispensables au développement et à la structuration de leur économie.
La troisième raison est que, alors qu'il y a dix ou quinze ans, les grands sujets de la négociation « services » étaient la banque, l'assurance et les télécoms, ce sont aujourd'hui les services environnementaux et énergétiques qui se trouvent « au-dessus de la pile » et exercent un attrait.
Le différend sur la clause de sauvegarde a bloqué la négociation en juillet, opposant le camp des Américains – regroupant les pays ayant des intérêts offensifs à l'exportation de matières premières agricoles – et le camp des Indiens – réunissant les pays défendant l'agriculture de subsistance. Les Européens n'avaient pas de cheval dans cette course, si je puis dire, car ils ne sont plus de gros exportateurs de matières premières. Le sujet est sensible. Les États-Unis et l'Inde sont actuellement en période électorale. Les premiers sont sans doute le plus globalisé de tous les pays de l'OMC et le second le pays le moins globalisé. Si les Indiens se « globalisent » en matière de services, ils le font beaucoup moins en matière industrielle, et encore moins en matière agricole. Ils importent cinq ou six dollars par an et par habitant d'agriculture alors que la moyenne mondiale doit être de l'ordre de cent et, pour un pays comme le Bangladesh, qui est extrêmement pauvre, entre vingt et vingt-cinq. Les Indiens ont une sensibilité particulière sur l'agriculture de subsistance. Je pense qu'un compromis est possible. Reste à savoir si les négociateurs commerciaux parviendront à le vendre à la maison.
Quant à la nécessité de règles, j'y ai consacré la majeure partie de mon propos introductif. Je pense effectivement qu'on peut s'inspirer de ce qui a été fait depuis soixante ans, à la suite du choc de la Seconde Guerre mondiale, qui avait été en partie provoquée par une crise économique mal gérée dans les années 1930. Il est évidemment nécessaire d'avoir un système de sécurité financière, de même qu'existent un système de sécurité commerciale et des systèmes de sécurité sociale dans les pays eux-mêmes. Il faut, pour y parvenir, passer par les trois étapes classiques de la construction d'un espace réglementaire supranational.
D'abord, une volonté politique – et l'expérience prouve que les crises sont souvent productrices de cette énergie politique.
Ensuite, définir un concept commun de ce qu'on veut faire ensemble – ce qui est différent de la volonté politique. Ce concept commun se négocie. Il relève du compromis.
Il faut enfin une machinerie institutionnelle plus ou moins sophistiquée, de nature à assurer que les décisions sont prises et mises en oeuvre, et que leur non-mise en oeuvre fait éventuellement l'objet de sanctions.
En d'autres termes, il faut passer par une étape « pompier », qui est l'étape d'aujourd'hui, puis par une étape « architecte », qui nécessite une négociation entre architectes – il n'y a pas un grand architecte qui décide pour les autres –, et enfin par une étape « corps de métier » – l'étape à laquelle se trouve l'OMC – qui consiste à réviser régulièrement le bâtiment, ses fonctionnalités, ses tuyauteries, etc. En matière financière, nous n'en sommes pour l'instant qu'au stade du pompier.