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Intervention de François Lamy

Réunion du 1er octobre 2008 à 9h45
Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Lamy :

Avant de répondre à vos questions, et compte tenu des développements tumultueux de ces derniers temps, je voudrais consacrer mon propos introductif à deux sujets : la place de l'OMC dans la régulation économique internationale, et l'état des lieux de la négociation du cycle de Doha.

Pour situer, en fond de tableau, la place de l'OMC dans la régulation économique internationale, comparons-la un moment à la régulation financière et à la régulation en matière d'environnement.

En matière financière, il est peu de dire que les événements, depuis plus d'un an, ont montré l'absence de régulation internationale efficace. J'entends par là un système de normes qui obligerait les pays qui les ont négociées et acceptées à respecter des règles multilatérales contraignant leur comportement national et international dans certaines limites. La crise actuelle trouve pour l'essentiel son origine dans un défaut de régulation du système financier américain dont les autorités n'ont pas su encadrer la créativité « bourgeonnante » des intervenants sur les marchés d'instruments de crédit. Il existe, certes, des lieux où traiter ces questions. Je ne parle pas du FMI dont le mandat est actuellement limité aux questions de balance de paiement ou de change. Je pense plutôt aux instances qui gravitent autour du pôle de la Banque des règlements internationaux de Bâle, y compris le Forum de stabilité financière créé il y a une dizaine d'années.

Mais les discussions, d'ailleurs fragmentées, qui se tiennent dans ces instances, n'ont débouché que sur des normes minimales, en l'absence d'accord de fond entre ceux qui plaidaient pour des normes réellement contraignantes et ceux qui préféraient faire confiance à l'autorégulation des opérateurs financiers. Les dispositifs en vigueur n'impliquent que de manière indirecte les États nations souverains, le plus souvent arc-boutés sur la défense de leurs intérêts particuliers.

Pour résumer, il n'y avait pas de consensus politique sur un objectif de régulation, a fortiori pas sur le périmètre ou les instruments de cette régulation, ni sur un lieu unique où des instruments juridiquement contraignants seraient négociés ni, encore, sur qui serait chargé de veiller à leur mise en oeuvre.

Dans un autre domaine, tout aussi essentiel pour la régulation globale, celui de l'environnement, la situation est très différente. Si l'on examine la question cruciale de l'émission des gaz à effet de serre, les lois de la physique – qui sont plus établies que celles de l'économie – ont provoqué une prise de conscience collective qui a donné naissance au protocole au Kyoto et aujourd'hui aux négociations post-Kyoto. Dans ce domaine, la discussion ne porte ni sur la nécessité d'une régulation internationale, qui est admise par tous, ni sur l'instance compétente, mais sur la répartition des efforts entre les États nations et sur les instruments contraignants à mettre en place pour assurer le respect des objectifs négociés. Resterait, si tel était le résultat obtenu, à articuler ces nouvelles obligations avec d'autres systèmes d'obligations internationales, en particulier celui de l'OMC. L'expérience des accords multilatéraux sur l'environnement actuellement en vigueur, qui peuvent comporter des mesures impactant le commerce international, montre que cette coexistence est possible.

Dans le domaine environnemental, on dispose donc d'une volonté, d'une énergie politique – absente jusqu'à présent en matière financière –, de lieux de négociations et de surveillance – les secrétariats des divers accords existants – et la négociation porte sur les engagements des uns et des autres à respecter un objectif commun, notamment entre pays développés et pays en développement dont la capacité « contributive » est évidemment différente.

Par rapport à ces deux exemples, l'OMC représente un système de régulation à la fois ancien, éprouvé et sophistiqué – si on le compare aux autres systèmes de régulation économique internationale.

Le système est ancien parce que cela fait plus de soixante ans que ses membres, instruits par les expériences protectionnistes désastreuses des années 1930, ont accepté, au sein du GATT de l'époque, de souscrire des disciplines en matière de commerce international.

Le système est éprouvé car les règles ont régulièrement été mises à jour au cours des huit cycles de négociation de 1974 à 1994, le neuvième cycle, dit de Doha, étant en cours depuis près de sept ans, et parce que l'intérêt du système a été validé par le nombre croissant de ses membres qui est passé de vingt-trois à l'origine à 153 aujourd'hui.

Le système est sophistiqué, enfin, puisqu'il comporte, premièrement, un accord sur le principe de base – qui est que l'ouverture négociée et graduelle des échanges marche mieux que la fermeture improvisée ou sournoise – ; deuxièmement, des règles qui prennent la forme de traités internationaux et portent sur de multiples aspects du commerce international des biens et des services ; troisièmement, des mécanismes de surveillance au sein des instances techniques regroupant les membres ; quatrièmement, un mécanisme contraignant de règlement des différends, sans précédent en droit international et, enfin, nombre de dispositions spécifiques destinées à compenser les handicaps des pays en développement.

Voilà donc un système beaucoup plus abouti que les autres, et c'est sans doute pour cette raison que l'OMC est souvent présentée comme l'ancre de la régulation économique internationale, à la fois par ses défenseurs et par ses critiques.

Ses défenseurs font valoir la valeur de bien public global que constitue un système qui soumet ses participants à des règles communes d'autant plus précieuses que la globalisation crée une interdépendance très vulnérable à des pulsions protectionnistes. Ces mêmes défenseurs prennent souvent pour exemple le contraste entre la crise de 1929 et les crises en Asie de la fin des années 1990 dont la solution a résidé, pour l'essentiel, dans le maintien des marchés internationaux ouverts qui ont permis aux pays touchés de sortir rapidement de la récession.

Les critiques du système voient dans le caractère abouti de celui-ci la domination du principe d'ouverture de l'échange commercial international sur d'autres champs nécessitant, à leurs yeux, des efforts de régulation tout aussi vigoureux au plan international, par exemple en matière de normes sociales. Même si bien des insuffisances subsistent dans le système OMC, force est de constater qu'il fournit à l'économie réelle, celle de tous les jours, notamment de nos fins de mois, une police d'assurance collective contre le désordre provoqué par des initiatives unilatérales, qu'elles soient ouvertes ou masquées, une garantie de sécurité des transactions en période de crise qui constitue désormais un facteur de résilience essentiel à la gestion d'un monde globalisé : en bref, une police d'assurance globale pour une économie réelle globale. D'où l'extrême importance de conduire à sa conclusion le cycle de Doha dans les turbulences qui secouent actuellement la finance et, peut-être, demain l'économie mondiale, de manière à ce que l'OMC continue à jouer, comme par le passé, son rôle d'« absorbeur de chocs ».

Dans la seconde partie de mon propos, je ferai l'état des lieux de la négociation du cycle de Doha.

Pour ceux d'entre vous qui ne sont pas familiers des arcanes et des acronymes de la négociation commerciale internationale, il faut imaginer ce cycle comme un long voyage, un itinéraire peuplé de donjons et de dragons, un hybride de l'Odyssée et de la Quête du Graal, dont le terme ne s'achève que lorsque tous les voyageurs sont passés par toutes les étapes.

Je ne vais pas énumérer la liste des vingt thèmes en négociation. Elle pourra figurer en annexe au compte rendu. Une seule certitude existe : il n'y a d'accord final sur aucun thème tant qu'il n'y a pas de consensus sur tous les thèmes mis dans le sac de la négociation en 2001. Cela n'empêche pas la négociation de progresser par à coups et par accumulation depuis bientôt sept ans. Cela fait un temps de gestation un peu éléphantesque mais c'est probablement à la mesure du mastodonte à accoucher.

Une étape décisive vers la conclusion a failli être bouclée en juillet dernier, comme l'a indiqué le président de la Commission. Mais les ministres présents se sont arrêtés avant la fin de l'étape, bien qu'ils aient réussi à franchir la plupart des obstacles en quelques jours. Ils ont buté sur la définition précise des paramètres d'une clause destinée à protéger les pays en développement de bouffées d'importation pouvant constituer une menace pour leur système de production agricole : cette clause opposait deux camps symbolisés par les Américains, d'un côté – au nom des exportateurs de matières premières agricoles – et par les Indiens, de l'autre – au nom de l'agriculture de subsistance.

Depuis, les ministres ont décidé de remettre leurs experts au travail de manière à tenter de trouver avant la fin de l'année un accord sur les sujets encore ouverts à l'intérieur du périmètre de la négociation de juillet : en matière agricole, la fameuse clause de sauvegarde spéciale et quelques autres sujets dont les subventions américaines et européennes à la culture de coton. En matière de marchandises industrielles, plusieurs points techniques restent aussi ouverts, notamment la liste des secteurs dans lesquels les réductions des droits de douane iraient au-delà de la formule générale retenue pour l'ensemble des produits.

En dépit de ce revers préoccupant, les contours du paquet final du cycle de Doha sont désormais suffisamment clairs pour en mesurer les proportions économiques, politiques et systémiques.

Sur le plan économique, les résultats se traduiraient par des réductions de moitié des droits de douane imposés aujourd'hui en matière industrielle ou agricole, dont les deux tiers dans les pays développés et un tiers dans les pays émergents, les pays les plus pauvres étant exonérés de ces réductions de droits de douane, le tout avec une mise en oeuvre de cinq ans pour les pays développés et de dix ans pour les pays en développement. L'impact sur les échanges serait d'autant plus fort que ces droits de douane sont élevés. L'impact des ouvertures supplémentaires en matière de services est plus complexe à estimer.

À l'horizon de cinq ou dix ans, cela représenterait pour l'Union européenne environ 20 milliards de dollars de moins de taxation de ses exportations, avec un gain de 5 milliards de dollars en matière agricole et agroalimentaire, qui est un point d'attention spécifique français.

En matière de subventions agricoles, les disciplines portant sur la partie des soutiens publics qui sont définis à l'OMC comme perturbant les échanges internationaux – représentant, dans le cas de l'Union européenne, environ un quart du soutien total – seraient sérieusement renforcées, comme le souhaitent les pays en développement, puisque les plafonds hérités du Round précédent seraient réduits de 70 à 80 %. Quant aux subventions à l'exportation, elles seraient définitivement interdites.

D'autres thèmes restent à finaliser, même si des progrès, encore inégaux selon les sujets, ont été faits en matière de régulation de l'antidumping, de subventions à la pêche, de procédures douanières ou de certains aspects touchant à la protection de la propriété intellectuelle ou aux biens et services environnementaux, pour ne prendre que quelques exemples.

Sur le plan politique, l'essentiel des résultats de la négociation réside dans le rééquilibrage des règles de l'OMC que réclament les pays en développement, qui estiment que l'héritage des huit cycles précédents porte la marque de rapports de force anciens qui handicapent leur insertion dans le commerce international, donc leur croissance, et donc la réduction de la pauvreté dans des domaines où ils ont acquis entre-temps des avantages comparatifs en matière de biens industriels, d'agriculture ou de services.

À leurs yeux, l'OMC constitue l'enceinte la plus appropriée en raison du poids qu'ils ont progressivement acquis autour de la table de négociation, pour négocier une redistribution des cartes du jeu géoéconomique et géopolitique, redistribution qu'ils peinent manifestement à obtenir dans d'autres organisations comme le Conseil de sécurité de l'ONU, ou les instances de Bretton Woods. Pour faire simple : le temps n'est plus où les États-Unis, l'Europe, le Canada et le Japon faisaient la loi au GATT ou à l'OMC, et le cycle de Doha doit être considéré comme le précurseur d'un système plus équitable où les pays émergents – Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud, Indonésie, etc. – doivent, en contrepartie, être prêts à assumer leur part de responsabilité.

Le troisième et dernier aspect de ce cycle, l'aspect systémique, me ramène à mon point de départ : conclure le cycle de Doha revient, certes, à encaisser les bénéfices économiques d'une nouvelle génération d'ouvertures de marchés équitablement répartis en fonction des capacités contributives des participants. C'est évidemment un élément très important pour la croissance, pour le développement et, notamment, pour la réduction de la pauvreté dans le tiers-monde. Mais aussi, et probablement surtout dans les circonstances actuelles, conclure consisterait à consolider l'un des rares systèmes de régulation effectifs au plan international. À l'inverse, ne pas conclure reviendrait à fragiliser un bien public construit avec patience et avec peine depuis plus d'un demi-siècle, et qui a apporté de la transparence, de la prévisibilité et de la stabilité, tous ingrédients dont notre planète globalisée a besoin dans beaucoup d'autres domaines, à commencer dans le domaine financier, pour devenir moins dangereuse.

Voilà ce que je souhaitais vous dire en prélude à nos échanges.

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