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Intervention de Nathalie Mallet-Poujol

Réunion du 14 octobre 2008 à 16h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

Nathalie Mallet-Poujol :

Compte tenu de ma spécialité, le droit de la presse, je voudrais évoquer le malaise provoqué par ces lois au regard de ce droit et de son équilibre.

Ces lois induisent des risques de poursuites contre les historiens, même si ces poursuites sont infondées et n'ont guère de chance d'aboutir. C'est leur effet pervers, qui entraîne, Mme Chandernagor l'a souligné, un risque d'autocensure de la part des historiens.

Au regard de la liberté d'expression, il faut distinguer le risque d'orientation du discours historique – dont je ne parlerai pas faute de temps –, et le risque de sanction de ce discours. Je vois trois risques de mise en jeu de la responsabilité des historiens.

D'abord, sur le plan administratif et disciplinaire : pourquoi n'envisagerait-on pas des poursuites disciplinaires contre certains historiens, au motif qu'ils n'auraient pas suivi des programmes de recherche ou des orientations historiques ?

Il y a ensuite, c'est évident, le risque de mise en jeu de la responsabilité civile de l'historien, c'est-à-dire d'actions fondées sur l'article 1382 du code civil, quelle que soit la loi mémorielle. Elles sont très diverses – certaines sont normatives, d'autres ne le sont pas, et pour ma part je n'y inclus pas la loi Gayssot –, mais il y a un risque d'inflation de poursuites en responsabilité civile, même si l'historien sort indemne de ces procès.

Le troisième risque, c'est la mise en jeu de la responsabilité pénale. Certes, dans les lois mémorielles que nous analysons, il n'y a pas de disposition pénale nouvelle ; mais le risque est là, et il est aggravé par la proposition de décision-cadre européenne. Avant d'en connaître l'existence, j'avais évoqué, dans un article sur les lois mémorielles non encore publié, l'appel d'air direct représenté par des propositions de loi tendant stricto sensu à réprimer le négationnisme ; et cette proposition de décision-cadre qui demande aux États-membres de réfléchir à une pénalisation des propos négationnistes constitue un deuxième appel d'air direct. Il y a enfin un troisième appel d'air, indirect, qui m'inquiète énormément : je veux parler des nombreuses propositions de loi tendant à reconnaître des crimes ou des génocides.

Pardonnez-moi d'être un peu impertinente : le Parlement manque cruellement de mémoire. Dans un premier temps, il vote un texte non normatif, refuse d'y adjoindre une incrimination en arguant de la liberté d'expression ; mais quelques mois plus tard, il propose une incrimination, en arguant du caractère non normatif du texte !

Il n'est pas question de remettre en cause la nécessité de sanctionner des propos négationnistes, mais il faut s'interroger sur les moyens juridiques de parvenir à cette sanction au regard de la cohérence du droit de la presse, lequel doit être un équilibre entre préservation de la liberté et protection des droits des personnes.

Je voudrais dissiper un malentendu sur la liberté d'expression. Le droit de la presse incarné par la loi de 1881, par définition, y porte atteinte puisqu'il en fixe les bornes admissibles. Mais la question qui se pose à vous est de savoir quelle est l'opportunité de nouvelles incriminations – je songe aux incriminations de négationnisme – et si elles sont proportionnées au regard des impératifs démocratiques.

A mon sens, la loi Gayssot de 1990, à laquelle j'adhère sentimentalement, procède d'un grand malentendu en raison de sa formulation et de son manque de lisibilité par rapport aux logiques d'incrimination du droit de la presse, notamment par rapport à l'incrimination de la provocation : les dispositions de l'article 24 bis auraient pu figurer à l'article 24 sur les provocations et apologies de crime.

Ce qui m'inquiète, c'est que ces délits de négationnisme ou de banalisation risquent de bousculer le fragile équilibre du droit de la presse en touchant à la subtile frontière entre des propos constitutifs d'une infraction et ceux qui restent une opinion. Ce qui me fait regretter l'existence de l'article 24 bis et de projets de textes de loi renvoyant à ce même article pour d'autres négations, d'autres crimes, c'est le spectre du délit d'opinion. Le législateur de 1881 avait voulu abolir le délit d'opinion, parlant de délit de tendance ou de doctrine ; or le négationnisme est une opinion, à la différence du racisme, même si elle est abjecte. C'est si vrai que le contentieux du négationnisme fait apparaître la condamnation non seulement de la négation, mais aussi du révisionnisme, c'est-à-dire des contestations, des minorations concernant les délits, les crimes, les victimes : un historien qui ferait sérieusement son travail pourrait être mis en difficulté. Ces délits de négationnisme risquent de rétablir une forme de délit d'opinion.

Or tout le panache du législateur de 1881 a été de marquer un coup d'arrêt à une inflation d'incriminations intervenues au gré des aléas politiques. En abrogeant bon nombre d'incriminations – attaque contre la Constitution, attaque contre le respect dû aux lois, provocation à la désobéissance aux lois, excitation à la haine et au mépris du gouvernement, excitation à la haine et au mépris des citoyens, outrage à la morale publique, à la morale religieuse –, le législateur a voulu conserver des délits qui le sont vraiment. Eugène Pelletan ne disait-il pas : mais qui donc pourrait oser faire la police du cerveau humain ? La loi de 1881 vise tout acte criminel ou délictueux qui porte atteinte à la sécurité publique ou à la liberté d'autrui ; elle comporte un très petit nombre d'incriminations, dont les plus importantes sont la diffamation, l'injure, une série d'offenses et toutes les provocations et apologies, sous-tendues par l'idée de prévenir le trouble social.

Aujourd'hui, le législateur achoppe sur le point de savoir s'il est légitime d'incriminer la provocation. Les travaux préparatoires montrent qu'on a pensé incriminer la provocation à des crimes, et non pas à des délits, la provocation non suivie d'effet pouvant être considérée comme une opinion. Nous sommes au coeur du sujet avec le délit de négationnisme. Le négationnisme est un déni, c'est donc une provocation ; cette assimilation est systématiquement faite par le juge, européen ou français, ainsi que par la doctrine. Mais le législateur, et c'est pourquoi je parlais de malentendu, n'a pas clairement fait ce parallèle avec la provocation : la loi Gayssot a dépassé une sorte de ligne blanche, d'où le malaise des juristes et des historiens ; l'incrimination, peu lisible, ne met pas en valeur la faute et le préjudice, et donne l'impression de recréer un délit d'opinion.

L'arsenal juridique existe, servons-nous en, quitte à le retravailler. Pour les propos les plus graves, utilisons l'arsenal pénal, les dispositions relatives à la provocation à la discrimination et à la haine raciale. Pour les propos les plus stupides, la bêtise relevant moins de la poursuite pénale que de la poursuite civile, utilisons l'arsenal civil sur le droit de la responsabilité, avec un débat intellectuel sur la fausseté des allégations.

D'ailleurs, le contentieux du négationnisme postérieur à la loi Gayssot a été actionné sur l'article 24, alinéa 6. Il n'est pas difficile, en effet, de débusquer dans les ouvrages et articles négationnistes des propos relevant de l'apologie de crime, de la provocation à la haine raciale et de la diffamation raciale. Dans les sinistres affaires Faurisson et Guyonnet, en 1997 et 2000, l'incrimination s'est fondée non pas sur l'article 24 bis, mais sur le droit de la presse classique. Quant au droit de la responsabilité civile, il s'est appliqué également dans l'affaire Faurisson, de même que dans l'affaire Bernard Lewis en 1995.

Aux personnes qui me disent que le négationnisme est trop grave pour se limiter aux procédures civiles, je réponds : le pénal pour le plus grave, le civil pour le plus stupide. Vous êtes vous-mêmes en train d'hésiter entre la voie civile et la voie pénale. La loi Guigou a procédé non pas à une dépénalisation, mais à un très fort adoucissement du droit de la presse, par le retrait de peines d'emprisonnement. La voie pénale est de moins en moins suivie par les victimes, qui préfèrent défendre leurs intérêts civils ; et elle est peu admise par la Cour européenne des droits de l'homme : en condamnant la France en raison du caractère disproportionné de la condamnation, elle la condamne non sur le principe de condamner, mais sur le fait de condamner au pénal. Enfin, la commission Guinchard songe à dépénaliser une partie du droit de la presse.

La création de délits de négationnisme est donc lourde d'inconvénients : elle alimente des réserves sur l'opportunité de cette incrimination ; c'est une épée de Damoclès pour les historiens ; elle risque de victimiser les négationnistes. De plus, la force dissuasive du délit est relativement modeste, les habitués du prétoire s'en servant comme tribune. Enfin, il me paraît plus important de réfuter ce type de discours sur un terrain scientifique.

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