La mission d'information sur les enjeux des nouvelles normes comptables a entrepris un large travail d'analyse des conséquences de celles-ci (normes nationales et normes internationales) sur les entreprises et, au-delà, sur l'économie tout entière. Si le champ de ses travaux est donc plus large que la seule analyse de leur rôle dans la crise financière actuelle, les 25 auditions qu'elle a organisées entre mai et juillet 2008 lui ont permis d'aborder à de nombreuses reprises ce thème, d'en comprendre les enjeux et de formuler, dans le rapport qu'elle prépare pour le début de l'année prochaine, plusieurs propositions en vue d'aménager les normes IFRS (« normes internationales d'information financière ») comme leurs modalités d'élaboration.
Depuis août 2007 s'est déclenché ce qu'on compare désormais à un « tsunami financier » (Jacques Attali) ou à « la plus grave crise économique depuis 1929 » (Alan Greenspan). Le mécanisme de la crise est désormais bien connu. La crise trouve sa source au début des années 2000 aux États-Unis lorsque, pour lutter contre la récession générée par l'éclatement de la bulle Internet puis les attentats du 11 septembre 2001, les taux d'intérêt américains ont été ramenés à des niveaux historiquement bas, générant une abondance de liquidités et des primes de risque très faibles. Une bulle du crédit s'est donc formée qui s'est traduite par une distribution souvent agressive de prêts immobiliers à taux variable aux ménages américains, en particulier les plus modestes (prêts « subprimes »).
Le deuxième acte de la crise a pour nom « titrisation ». Afin de poursuivre plus encore leur activité de prêts hypothécaires que les normes prudentielles bridaient par leurs exigences d'un ratio de fonds propres, les institutions financières ont cédé des portefeuilles de prêts à des investisseurs qui les transformaient par des techniques de titrisation en produits structurés de crédit et les cédaient ensuite sur le marché. Certains des prêts subprimes se sont ainsi retrouvés mélangés à d'autres prêts, noyés dans des produits « exotiques » bien notés par les agences de notation et achetés par les investisseurs du monde entier. Entre 2000 et 2007, porté par une hausse continue des prix de l'immobilier américain et un laxisme grandissant dans les conditions d'octroi des prêts, le marché des produits structurés de crédit a connu un développement spectaculaire, passant de 640 à plus de 2 000 milliards de dollars. Sur ce total, la part des crédits subprimes est elle-même passée durant la même période de 8% à plus de 20%.
Le troisième acte de la crise intervient à la fin de l'année 2005, lorsque la FED, la banque centrale américaine, a commencé à relever fortement ses taux d'intérêt. Les ménages américains les plus fragiles ne furent alors plus en mesure d'assumer la charge de leur emprunt dont le taux était variable. Le taux de défaut de paiement sur les prêts hypothécaires des ménages, qui atteignait à peine 4% en 2005, a alors subitement augmenté pour atteindre 10% en septembre 2007 puis 20% à la fin de cette même année. L'effondrement de la valeur des prêts subprimes et des titres adossés aux prêts hypothécaires dans leur ensemble – comme une pomme pourrie dans un panier contamine tous les fruits – a obligé les institutions financières qui les détenaient – banques, compagnies d'assurances, FCP, aux États-Unis mais également dans le monde entier, car le monde entier avait acheté ces produits – à inscrire dans leurs comptes des dépréciations considérables et à afficher des pertes dont le montant, à la fin du premier semestre 2008 – donc avant l'aggravation récente de la crise, s'élevait déjà à 400 milliards d'euros.
Les normes comptables interviennent devront ce troisième acte de la crise, en contraignant les institutions financières à afficher des pertes considérables sur leur portefeuille d'instruments financiers, pertes qui, pour certaines, les ont menées à la faillite.
En effet, la norme « IAS 39 » – International Financial Standard n° 39 –, applicable dans l'Union européenne, impose que les actifs et passifs négociables soient évalués à leur « juste valeur », c'est-à-dire à leur valeur telle qu'elle est fixée par le marché. L'introduction de la « juste valeur » dans l'évaluation des actifs et des passifs constitue un indéniable progrès par rapport à l'évaluation traditionnelle au coût historique ; cette dernière figeait en effet dans le bilan des entreprises une valeur parfois très éloignée de leur valeur réelle. La « juste valeur » améliore donc l'information des investisseurs qui disposent ainsi, trimestre après trimestre, d'une évaluation fine de leurs plus ou moins-values potentielles, ainsi que du profil de risque des entreprises concernées, permettant ainsi une meilleure allocation des investissements.
La contrepartie est cependant une forte volatilité de la valeur des actifs et des passifs. Parce que celle-ci est fixée par des marchés financiers qui peuvent connaître aléas, passions médiatiques ou « bulles », le résultat et le bilan des entreprises – et en particulier celui des institutions financières qui sont gorgées d'instruments financiers – découlent plus de la bonne ou mauvaise orientation de ceux-ci que des résultats de la gestion ordinaire de leur activité.
Ce qui est déjà un problème en soi peut devenir encore plus grave lorsque les marchés ne fonctionnent plus correctement, comme actuellement. En effet, l'application de la « juste valeur » suppose un marché fonctionnant dans des conditions normales, c'est-à-dire suffisamment liquide pour fixer un prix à l'actif ou au passif concerné. Or, l'une des caractéristiques de la crise actuelle est la contraction du marché des produits structurés de crédit et de la titrisation en général. Revenus à la raison et conscients de l'effondrement du sous-jacent de ces produits dérivés (l'immobilier américain), les investisseurs refusent désormais d'acheter ces produits. Leur valeur de marché est donc théoriquement nulle, obligeant ainsi leurs détenteurs, en application des normes comptables, à les déprécier massivement dans leur bilan.
Certes, la valeur intrinsèque de ces produits n'est pas nulle, et les normes IFRS comme les normes américaines « généralement acceptées » US GAAP – United States generally accepted accounting principles – ont prévu le cas où la « juste valeur » ne peut être fixée, en l'absence de valeur de marché. Dans ces conditions, elle est déterminée grâce à des modèles mathématiques de valorisation qui recréent, théoriquement, le prix auquel aurait abouti une opération équilibrée dans un marché liquide.
Mais le problème n'est pas pour autant résolu. Non seulement la « juste valeur » ainsi établie par la modélisation mathématique des conditions de marché des produits structurés de crédits n'a pas empêché leur dépréciation massive dans le bilan des banques mais elle a aussi jeté la suspicion sur les montants de dépréciation ainsi annoncés. En effet, personne ne sait réellement, en dehors des directions financières des établissements concernés, quelles équations et hypothèses ont été utilisées pour créer ces modèles. L'asymétrie d'information ainsi créée entre les banques et les investisseurs a renforcé la méfiance de ces derniers ainsi que celle des banques entre elles.
La « juste valeur », que celle-ci découle du « mark to market » ou du « mark to model », a donc contraint les institutions financières à déprécier massivement la valeur de leurs produits structurés de crédit mais également celle de l'ensemble de leur portefeuille de titres négociables, à mesure que les marchés boursiers se retournaient. Mais les conséquences de ces dépréciations n'auraient pas été aussi graves sans l'intervention des normes prudentielles. En effet, si les règles comptables et les règles prudentielles, ne sont pas, en elles-mêmes et individuellement, procycliques, en revanche, prises ensemble, leur combinaison semble avoir aggravé la crise financière.
Les règles prudentielles dites de « Bâle II » définissent le montant de fonds propres que les banques doivent conserver en fonction des risques de leurs activités. Plus une banque a des activités risquées ou détient des titres qualifiés de « risqués » par les agences de notation et plus elle doit maintenir un ratio de fonds propres élevé. Ces règles apparaissent de bon sens et constituent une amélioration dont il faut se féliciter par rapport aux règles de Bâle I, qui se contentaient d'exiger des fonds propres équivalents à 8% du montant des engagements des banques, que ceux-ci soient risqués ou non.
Seulement, la combinaison de ces règles prudentielles avec les règles comptables a des effets redoutables, tant d'ailleurs en période d'expansion qu'en récession. En période d'expansion, des bulles du prix des actifs peuvent se former à la faveur d'un excès de liquidité sur le marché – ce qui s'est passé depuis 2001 avec des taux d'intérêt réels négatifs. Le prix des actifs détenus dans leur bilan augmentant régulièrement – et donc leurs fonds propres, les banques peuvent tout à la fois respecter les normes prudentielles et accroître le montant de leurs prêts aux investisseurs et leurs propres investissements qui, via l'effet de levier, entraînent une nouvelle hausse du prix des actifs et ainsi de suite.
Mais ce mécanisme procyclique fonctionne également en sens inverse, comme c'est le cas actuellement. Dès lors que le prix des actifs évalué en « juste valeur » s'effondre, les dépréciations que les banques sont obligées d'inscrire dans leurs comptes réduisent leurs fonds propres. Parallèlement, comme les agences de notation ont – enfin – considérablement abaissé la note des produits structurés que les banques détiennent dans leur bilan – désormais classés parmi les actifs « risqués », leur besoin de fonds propres s'accroît encore afin de simplement respecter les normes prudentielles. Les banques sont donc contraintes de trouver très rapidement de l'argent frais.
Or, après avoir sollicité leurs actionnaires, les fonds de private equity et les fonds souverains, elles sont désormais contraintes de vendre des actifs afin de restaurer le niveau de fonds propres exigé par les normes prudentielles ; or ces ventes interviennent alors que les marchés financiers sont déprimés, le crédit disparu et les acheteurs rares, et donc à un prix bradé qui déprime plus encore les cours.
Mais il y a pire ! Ce prix bradé auquel sont vendues telles ou telles catégories d'actifs – pas forcément « toxiques » d'ailleurs – devient leur « juste valeur » en application des normes comptables. Les banques et institutions financières qui en détiennent également sont obligées de passer de nouvelles dépréciations qui réduisent leurs fonds propres et donc de vendre à leur tour des actifs pour respecter les normes prudentielles. Le cycle de dépréciations s'entretient donc de lui-même.
Enfin, les fonds propres des banques étaient réduits, leur capacité à prêter se trouve d'autant plus restreinte, et la crise se transmet à l'économie réelle par le biais d'un assèchement du crédit, le credit crunch.
Deux conclusions résultent de ces considérations.
– Premièrement, les normes comptables seules ne sont pas à l'origine de la crise financière. Elles n'interviennent, dans notre scénario, qu'au troisième acte et n'ont fait qu'enregistrer dans le résultat et le bilan des institutions financières, via des dépréciations, l'effondrement de la valeur des produits structurés de crédit puis des autres instruments financiers. Elles ne sauraient donc être le bouc émissaire ni des organismes de crédit qui ont surendetté des millions d'Américains modestes, désormais à la rue, ni des départements de titrisation des banques d'affaires, qui ont camouflé les subprimes dans des produits extraordinairement complexes, ni de la légèreté des agences de notation qui ont donné la note maximale AAA à ces produits, ni des banques qui les ont achetés sans bien les comprendre, ni enfin de l'insuffisance des dispositifs de régulation financière.
– Deuxièmement, les normes comptables, combinées aux normes prudentielles, ont incontestablement eu un effet procyclique qui a aggravé la crise en incitant les institutions financières à se débarrasser « à tout prix » de leurs actifs, même les plus sains, alors même que les marchés financiers sont fragilisés.