Dans la période de transition actuelle, tout est fragile. On avance jour après jour et l'Europe politique peut soit se construire, soit s'écrouler très vite. Dans le plus positif des enchaînements, la campagne électorale permet d'apporter la preuve de l'utilité concrète de l'Europe. Le débat démocratique est intéressant, le taux de participation aux élections européennes s'améliore et le peuple irlandais en conçoit le sentiment que l'Europe est utile et adopte l'indispensable traité de Lisbonne.
Dans le scénario le plus noir, qui n'a rien d'impossible, la présidence tchèque – ou plus précisément, si vous y tenez, Vaclav Klaus – prend de nouvelles décisions symboliques qui créent beaucoup d'émoi, le taux de participation baisse parce que les gens sont préoccupés avant tout par la crise économique, seuls les extrêmes vont voter, et le traité n'est pas adopté.
Je suis incapable de vous dire lequel de ces scénarios l'emportera. En revanche, je suis déterminé à tout faire pour que ce soit le premier, et donc pour mettre en valeur le débat européen.
Ce qui m'amène à l'autre question : comment intéresser les citoyens à l'Europe ? La réponse est assez simple : il faut leur apporter la preuve que l'Europe change leur vie dans le bon sens. En période de crise économique, cela revient à les protéger. Notre système de protection sociale par exemple, s'il donne lieu à bien des critiques et des questions, à commencer par son financement, n'en suscite pas moins un consensus social inattaquable parce qu'il protège les Français lorsqu'ils vont mal. Bon vent à celui qui voudrait le supprimer !
Si l'Europe n'apporte pas dans les mois à venir la preuve qu'elle protège ses habitants aussi bien, mais dans le domaine économique – si une entreprise automobile ferme ses portes en France, en Allemagne, en Espagne ou en Italie, nous aurons du mal à convaincre de son utilité. Nous devons arriver à nous coordonner pour défendre nos emplois et nos sites industriels. Le salarié de base ne doit pas pouvoir penser que la France prend ses décisions nationales sans la moindre concertation avec sa prétendument grande amie l'Allemagne.
Ensuite, il faut rendre les citoyens européens fiers de l'Europe. Il n'est que de considérer le renversement de l'opinion sur l'euro : certes il a coûté cher, mais il nous protège contre une inflation galopante ou des dérèglements économiques trop brutaux, et nous donne une certaine force en matière commerciale. Ainsi l'Islande, après avoir fait faillite, commence à trouver urgent de rejoindre la zone euro ! Et nos concitoyens sont fiers de constater que contrairement aux Etats-Unis, qui connaissent un krach complet, l'Europe résiste à peu près.
Enfin, l'Europe doit être en mesure de faire adopter un certain nombre de ses conceptions au reste de la communauté internationale. La construction européenne est fondée sur les normes. Si nos positions en matière de paradis fiscaux, de règles prudentielles du domaine bancaire ou de contrôle de l'activité bancaire sont traduites en droit au prochain G 20, nous aurons marqué des points parce que ces sujets inquiètent chaque foyer européen. Si c'est aussi le cas dans le domaine de la protection de l'environnement par exemple, si l'Europe peut influer sur la détermination des règles mondiales même si elle n'est pas une superpuissance, ce sera un motif de fierté et d'adhésion au projet européen. Les choses se jouent à ces deux extrêmes : prouver que l'Europe est capable de défendre concrètement les intérêts de ses habitants, et montrer que son modèle de développement politique peut s'imposer au reste du monde.
Quant à Barack Obama, il ne faut surtout se faire aucune illusion : il défendra les intérêts des États-Unis d'Amérique et rien d'autre. Tout ce que nous pouvons espérer est qu'il considère comme avantageux de favoriser l'émergence d'une défense européenne afin de partager le fardeau de la responsabilité militaire. Un des problèmes de la présidence tchèque sera d'éviter que certains États de l'Union courent à la Maison blanche pour obtenir un bon point. L'Union doit rester unie.
Je terminerai avec la question de l'Europe politique, qui se construit bon an mal an. Bon an parce que nous commençons à déterminer ensemble des règles qui s'imposent de façon démocratique et légitime à nos concitoyens, dans tous les domaines – environnement, économie, social… – et à les faire comprendre et accepter. Il reste encore beaucoup à faire, mais nous sommes en chemin. Mais mal an parce que dans le domaine de la défense par exemple, si l'esprit européen n'est pas aussi pacifiste que certains auteurs américains le décrivent, il montre une réticence évidente à dépenser de l'argent pour le secteur militaire et à assumer le rôle de puissance politique. C'est pourtant décisif pour l'affirmation d'une Europe politique. La présidence française a réussi à obtenir le maximum de ce qui était possible en matière de défense, mais elle s'est heurtée à la réalité, c'est-à-dire la capacité et la volonté des États de dépenser de l'argent pour les armées.
Le débat sera donc passionnant. Nous devrons nous voir souvent, car les choses vont évoluer au jour le jour. Dans six mois, nous nous ferons une meilleure idée de ce que deviendra l'Europe.
Le Président Pierre Lequiller. Merci, Monsieur le ministre. Nous sommes très heureux de cette première rencontre et en organiserons une autre dès le début de l'année prochaine.