Manipulation politico-médiatique sans précédent ou tout simplement autocensure face à une matière européenne si complexe qu'il est impossible, à l'heure du zapping, d'en exposer les tenants et les aboutissants en quinze secondes ? Sans doute un mélange des deux. Depuis deux ans, vous le savez bien, la plupart des classes dirigeantes françaises ressentent l'échec du référendum comme un désaveu. Au lieu de tenter de comprendre le vote populaire, plutôt que d'en tenir compte, tout a été fait pour culpabiliser les Français de leur décision afin, le moment venu, de pouvoir revenir dessus.
On assiste donc, consciemment ou inconsciemment, à une revanche des vaincus du référendum sur le peuple français. La ficelle de la différence est cependant un peu grosse pour la dissimuler complètement.
Car, mes chers collègues, je ne doute pas que vous ayez lu le traité de Lisbonne dans tous ses détails, comme je l'ai fait, et donc que vous ayez compris ce qu'il signifie.
Oui, vous avez compris que ce traité n'est pas « mini » : il comporte plus de 250 pages !
Oui, vous avez compris que ce traité n'est pas « simplifié » : il opère d'obscures et absconses modifications dans le fatras des 3 000 pages des traités existants !
Oui, vous avez compris que ce traité n'est pas un traité différent de la Constitution Giscard : tout y est, sauf la terminologie constitutionnelle et des symboles qui demeurent dans la réalité – je crois d'ailleurs qu'un orateur précédent a déjà demandé qu'on les ajoute, prétextant que les autres pays l'ont fait.
En fait, l'intégralité des dispositions initiales y figure.
La personnalité juridique accordée à l'Union : ce point cardinal du fédéralisme qui permettait au texte Giscard de s'intituler « Constitution » est repris tel quel, certes plus discrètement. L'Union pourrait en effet, article 32, conclure en propre des accords internationaux « dans ses domaines exclusifs de compétences ».
La supériorité du droit européen, y compris des moindres directives européennes, ne figure plus expressément dans le traité de Lisbonne, mais a été déplacée dans une déclaration n° 29, en annexe, qui rappelle la jurisprudence de la Cour de justice. En droit, vous le savez bien, c'est exactement la même chose.
La Cour de justice – organe non élu, sorte de retour de l'Ancien régime – qui devient le juge suprême des droits et libertés fondamentaux par la charte pleinement validée. Que dira la France quand, au nom de la liberté religieuse, la Cour de justice condamnera la loi sur le voile à l'école, imposera en France la reconnaissance de l'Église de Scientologie, obligera le gouvernement à se défaire de la loi de 1905 – qui, je le sais, n'est pas aimée en haut lieu – ou à reconnaître l'existence d'un « peuple corse » ? Que dira la France ? Rien ! Elle ne pourra plus rien dire parce qu'elle ne sera plus maîtresse de son destin.
L'extension des décisions à la majorité qualifiée à plusieurs dizaines de domaines ou mécanismes de décision supplémentaires est sans conteste la disposition la plus dangereuse pour la France. Quel que soit le mode d'adoption – système de Nice ou système appliqué à partir de 2014 –, l'essentiel est que le cercle des questions échappant à l'unanimité s'élargit considérablement et que cette majorité qualifiée devient désormais quasiment l'unique source de l'intérêt général européen.
Et pour ceux qui ne l'auraient pas lue, je vous renvoie à cette liste des domaines transférés à la majorité qualifiée, une longue liste dont vous êtes fiers – au moins vous avouez les choses ! Mais alors consultez les Français, parce que c'est le passage d'un système de nations, de coopération de nations, à un fédéralisme européen supranational ! Et, à ce moment-là, ne faites pas des campagnes électorales sur la souveraineté française, sur la défense de l'identité et sur la défense de notre économie. Je vous renvoie à cette longue liste, de la comitologie jusqu'aux nouvelles missions de la BCE, jusqu'aux contrôles aux frontières, sur l'asile, l'immigration, la culture, la protection civile, les initiatives du ministère des affaires étrangères, les modifications des négociations commerciales internationales, etc. Il faut connaître cette liste, monsieur le ministre, et je suis sûr que vous aurez à coeur de l'expliquer au Français !
Qu'est-ce que cela veut dire concrètement, mes chers collègues ? Que si nous sommes en minorité à vingt-sept, nous appliquerons les lois qu'auront décidées nos partenaires. Il faut le dire aux Français ! Il faut leur dire qu'ils éliront des députés qui ne serviront plus à grand-chose. Nous aurons le droit de pétition, nous pétitionnerons. Et le Président de la République fera de belles campagnes tous les cinq ans, bien médiatisées, mais il ne fera qu'entériner le choix de ses partenaires. Parce qu'il y a une différence : c'est qu'aujourd'hui, nous sommes dans l'Europe des vingt-sept et que nous savons très bien que nous sommes ultraminoritaires dans nos choix de laïcité, d'économie, de service public, de défense nationale indépendante, si tant est qu'elle le reste.
Cela veut dire clairement que vous vous mettez la corde au cou, que nous nous suicidons collectivement, parce que nous savons très bien qu'à vingt-sept nous sommes minoritaires. Alors je souhaite bien du courage au prochain Président de la République pour appliquer la politique qu'il aura promise devant les Français, parce qu'il ne le pourra plus ! Et je souhaite bien du courage à l'Assemblée qui regardera passer les trains et fera des promesses qui, comme d'habitude, ne seront jamais suivies d'effets ! Et le pouvoir ne sera plus légitime.
Quant au nouveau mécanisme de vote, il ne change pas non plus, même si, sous la pression de la Pologne, son application a été repoussée. La France accepte sans aucune contrepartie la fin de la parité entre les quatre grands pays et notamment avec l'Allemagne. Puisque désormais, en vertu de la nouvelle pondération des droits de vote au Conseil, la France représentera 13,5 % de voix et l'Allemagne 18 %. Sans parler du mode de calcul qui est assez pittoresque – je vous renvoie aux discussions qui se sont tenues au Parlement européen sur ce point.
La délimitation des frontières de l'UE, qui a été un des grands thèmes de la campagne présidentielle, est toujours aussi inexistante dans ce traité que dans la Constitution Giscard. Or, vous l'ignorez peut-être, couplé à la disparition de la désignation nominative des pays membres qui figure actuellement dans le traité de Nice, cela fait sauter le verrou institutionnel qui empêche aujourd'hui l'adhésion de la Turquie. Eh oui, comme la Constitution Giscard, la Constitution bis de Lisbonne est la clé institutionnelle de l'entrée de la Turquie en Europe, conformément au souhait majoritaire de nos partenaires. Je vois beaucoup d'entre vous sceptiques devant ce rappel. Pourtant, je ne suis pas le seul à le dire ; la Chancelière allemande Angela Merkel, alors présidente en exercice de l'UE, l'a elle-même reconnu au grand jour du haut de la tribune du Parlement européen.
Et l'on s'apprête maintenant à faire sauter la clause de référendum obligatoire pour toute nouvelle adhésion. Cela veut dire très clairement que, d'un côté, on promet le refus de l'entrée de la Turquie et que, de l'autre, on fait tout pour la faire entrer.
Enfin, subsiste dans le traité de Lisbonne ce qui est sans doute le plus original – et je regrette que M. le président de la commission des lois, que je sais très averti, n'en ait pas parlé – : le fameux mécanisme des clauses passerelles qui, comble de tout, court-circuitent le pouvoir constituant des peuples de chaque nation. En effet, à l'unanimité, les dirigeants peuvent, en Conseil européen, décider de changer le mécanisme de décision, passant ainsi, dans des domaines aujourd'hui soumis à l'unanimité, à la majorité qualifiée. C'est quoi, sinon le passage au fédéralisme européen ?
Le point 23 de la décision du Conseil constitutionnel du 20 décembre 2007, que je vous invite à lire, insiste sur ce chèque en blanc – sans précédent depuis 1789 – que vous pourriez donner à l'exécutif au mépris de la séparation des pouvoirs. Je la cite : « Considérant qu'appelle une révision de la Constitution toute disposition du traité qui, dans une matière inhérente à l'exercice de la souveraineté nationale, permet, même en subordonnant un tel changement à une décision unanime du Conseil européen ou du Conseil des ministres, de substituer un mode de décision majoritaire à la règle de l'unanimité au sein du Conseil des ministres ; qu'en effet, de telles modifications ne nécessiteront, le moment venu, aucun acte de ratification ou d'approbation nationale de nature à permettre un contrôle de constitutionnalité sur le fondement de l'article 54 ou de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution ».
Ces dispositions s'appliqueraient à la foule de domaines où l'Union européenne exerce des compétences, à l'exception, je le reconnais, de quelques-uns, comme la défense et les décisions ayant des implications militaires.
Je pourrais ainsi multiplier les exemples de la similitude entre la Constitution Giscard et la Constitution bis de Lisbonne.
À ceux qui ne veulent pas me croire, je renvoie à la lecture des points 16 à 20 de la décision du Conseil constitutionnel du 20 décembre 2007.
Permettez-moi d'en citer un nouvel extrait : « Considérant qu'appelle une révision de la Constitution toute disposition du traité qui, dans une matière inhérente à l'exercice de la souveraineté nationale mais relevant déjà des compétences de l'Union ou de la Communauté, modifie les règles de décision applicables, soit en substituant la règle de la majorité qualifiée à celle de l'unanimité au sein du Conseil, privant ainsi la France de tout pouvoir d'opposition, soit en conférant un pouvoir de décision au Parlement européen, lequel n'est pas l'émanation de la souveraineté nationale, soit en privant la France de tout pouvoir propre d'initiative ».
Le système que vous êtes en train de construire est surréaliste dans la mesure où le pouvoir législatif est transféré à la fois au Conseil des ministres et à la Commission, et où vous donnez le monopole de l'initiative, qui est une des bases du fondement républicain, à une commission non élue. On n'a jamais vu ça !
Mais, pour être plus limpide encore, il suffit de se reporter aux déclarations des chefs d'États.
Je vous ai lu ce matin une déclaration de Valéry Giscard d'Estaing ; je ne recommencerai pas.
Je cite Angela Merkel : « La substance de la Constitution est maintenue. C'est un fait ». Rompez !
Le Premier ministre du Danemark, Anders Rasmussen, a déclaré : « Ce qui est bien c'est [...] que les éléments symboliques aient été retirés et que ce qui a réellement de l'importance – le coeur – soit resté ».
Alors dites-moi comment, dans ces conditions, on peut parler d'un traité différent ! Personne n'est dupe sur les bancs de cette assemblée, ou cela voudrait dire que la naïveté l'emporte sur la simple lecture des textes.
Le traité de Lisbonne étant le sosie de la Constitution Giscard, un nouvel argument a alors été mis en avant pour légitimer le refus d'un référendum : le résultat de l'élection présidentielle qui aurait donné mandat au Président de passer outre au vote des Français – mais les Français, les sondages le prouvent, commencent à s'apercevoir qu'on ne peut pas se moquer d'eux éternellement. Cet argument ne tient pas plus que le précédent, pour deux raisons principales.
Comme je l'ai dit ce matin, si le Président a toujours indiqué, c'est vrai, son refus d'un référendum, il a bien évidemment toujours dissimulé, pour tromper les Français, sa volonté de ressusciter la Constitution de 2005. Il a même insisté, par ses déclarations et par sa thématique de campagne, je l'ai cru, sur la justesse des arguments des défenseurs du « non ».
Souvenez-vous, mes chers collègues, du célèbre « la Constitution est morte » asséné avec force par Nicolas Sarkozy face à Ségolène Royal !
Et souvenez-vous des déclarations du futur Président – qui m'ont fait vibrer et que j'ai applaudies, je le reconnais, mais j'ai été trompé – sur la Banque Centrale européenne, un changement des règles de la concurrence, une véritable préférence communautaire, bref une Europe qui protège…
Je ne vais pas citer toutes ses déclarations, mais il en est une que j'aime beaucoup : « Avons-nous déjà oublié le franc fort à tout prix qui nous a coûté cher en emplois, en pouvoir d'achat, en déficits et en endettement public pour que nous nous sentions obligés de recommencer alors même que nous n'avons plus à gérer la réunification allemande et la marche vers l'euro ? »
Le Président de la République en campagne ajoutait : « Être un Européen conséquent, c'est admettre les grands principes de la concurrence comme fondements du marché unique, mais c'est refuser que le droit européen de la concurrence laisse les entreprises européennes à la merci des prédateurs du monde entier. » Bravo ! « C'est refuser que l'Europe sanctionne la présomption d'abus de position dominante quand les États-Unis se contentent de sanctionner l'abus avéré de position dominante. »
C'est le Président de la République qui a dit tout cela. C'est Nicolas Sarkozy lors du discours d'Agen, le 22 juin 2006 ! Et on ose affirmer maintenant qu'il a prévenu les Français du retour de la Constitution Giscard, qui va priver la France des moyens de mener cette politique ! Mais de qui se moque-t-on ?
Comment nos compatriotes, après une campagne aussi forte et volontariste – et, je le reconnais, je l'ai soutenue – auraient-ils pu imaginer un instant qu'après les élections, la procédure parlementaire servirait à adopter un traité synonyme de la même impuissance européenne que celle dénoncée à longueur d'estrades ?
Car oui, mes chers collègues, il serait temps, dans notre pays, de regarder les choses en face. On ne peut pas, d'un côté, à longueur de discours, remettre en cause une politique européenne et, de l'autre, demander au Parlement de réduire encore un peu plus la marge de manoeuvre de la France vis-à-vis d'institutions – de Bruxelles, Strasbourg, Luxembourg ou Francfort – responsables de cette politique à juste titre contestée.
On le peut d'autant moins que, dans une Europe à vingt-sept, nous sommes de plus en plus en minorité. Comme l'a si bien dit Hubert Védrine, « le terme d'“Europe sociale” est un oxymore. »
De deux choses l'une : soit on ose avouer aux Français l'alignement de nos politiques sur celles de nos voisins, ce qui est le cas avec la Constitution bis de Lisbonne ; soit on a le courage de refuser des institutions paralysantes et on joue la franchise, comme l'avait fait le Général de Gaulle lors de la crise de la chaise vide, pour réformer la construction européenne dans un sens plus conforme à l'idée que nous nous faisons de nos intérêts et de l'avenir de l'Europe.
Dans ce débat, comme dans celui de 2005, une question centrale n'a jamais été tranchée : quelle Europe voulons-nous ? En effet, un troisième argument est souvent avancé par les défenseurs du traité et par le Président de la République lui-même : « L'Europe était bloquée, il fallait des institutions pour la faire avancer. Le traité de Lisbonne sort l'Europe de l'impasse. » Mais pour aller où ? On ne sait pas. De quelle Europe parle-t-on ? Une fois de plus, il n'y aurait qu'une Europe possible, qui serait de facto soustraite au débat public. La veille de l'élection présidentielle, il serait de bonne tactique d'accabler les politiques menées par la Commission, la Banque centrale européenne, la Cour de justice, mais, au lendemain des élections, il serait sage de donner encore plus de pouvoir à ces organismes technocratiques. (« Eh oui ! » sur les bancs du groupe de la Gauche démocrate et républicaine.) Voilà la contradiction de la France, depuis des années : M. Mitterrand, M. Chirac, M. Sarkozy sont sur la même ligne.