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Intervention de Victorin Lurel

Réunion du 6 avril 2009 à 16h00
Développement économique des outre-mer — Exception d'irrecevabilité

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaVictorin Lurel :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, nous y sommes donc, enfin ! Plus de deux ans après les engagements du candidat Sarkozy, deux ans après son élection à l'Élysée, plus d'un an après la première mouture du texte, après pas moins d'une dizaine de réécritures, un changement de locataire au secrétariat d'État à l'outre-mer et une gigantesque crise sociale, le projet de loi programme pour le développement économique et la promotion de l'excellence outre-mer, devenu projet de loi pour le développement économique de l'outre-mer, nous arrive donc enfin.

Ne voyez portant aucun soulagement dans ces mots : si je résume cette gestation et cet accouchement difficiles, cette laborieuse parturition, c'est parce que nous ne pouvons qu'avoir le sentiment tenace que ce projet de loi arrive, finalement, ou trop tard ou trop tôt. Trop tard, d'abord, parce que, si l'outre-mer avait été une priorité pour ce gouvernement, jamais celui-ci n'aurait attendu deux ans pour rédiger un texte pour ces territoires, notamment si l'on songe au flot des projets de loi qui nous ont été soumis depuis 2007 ; jamais !

Trop tard, ensuite, parce que, à force d'avoir dressé contre lui les socioprofessionnels, les élus locaux de tous bords et les syndicats, après avoir subi tant et plus de modifications, ce texte ne suscite plus l'enthousiasme de personne et n'est plus soutenu que du bout des lèvres par votre majorité. Croyez bien qu'il nous est apparu extrêmement difficile de l'améliorer en faisant notre travail de parlementaire, malgré notre désir d'être à la fois constructifs, conciliants et de bonne volonté.

Trop tard, enfin, parce que, à force d'avoir tergiversé et ainsi laissé croire que le Gouvernement, et plus largement l'État, se désintéressaient des outre-mer, un gigantesque mouvement social s'est levé à la fin de l'année dernière et est venu, dans presque tous les territoires de l'outre-mer français, bouleverser bien des certitudes, bien des arrogances et bien des raisonnements erronés. Je dis cela à la représentation nationale et aux membres du Gouvernement – même si vous êtes à cette heure le seul d'entre eux présent sur nos bancs, monsieur le secrétaire d'État – d'autant plus humblement que les élus locaux, dont je suis, ont pris leur part des interpellations, parfois vigoureuses, du mouvement social. Mais je le dis aussi avec la tranquille assurance de celui qui, inlassablement, à longueur d'interventions dans cet hémicycle et à chacune de ses interventions médiatiques, souvent avec d'autres collègues élus de l'outre-mer, n'a cessé de mettre en garde le Gouvernement sur l'absence d'écoute et de compréhension que nous ressentons dans les ministères, à l'Élysée et ici même, à l'Assemblée nationale.

J'ai donc envie de dire, pour commencer mon propos, que si ce texte est à ce point en retard, s'il apparaît à ce point en décalage avec les réalités douloureuses que le mouvement social de janvier et février a contribué à mettre en lumière, et s'il est vrai – comme le prétendent aujourd'hui les ministres – que le Gouvernement veut tirer les enseignements de cette crise en rompant avec les usages d'hier, il aurait fallu le revoir totalement et l'inscrire dans un tout autre calendrier ; il aurait fallu parler de la société de « profitation », des discriminations, des monopoles, des oligopoles, de la diversité, de la « mixophobie » – et j'en passe.

Ce texte en remplace deux autres – la LOOM et la LOPOM – qui, pourtant, nous avaient été présentés comme devant s'inscrire dans la durée. Or nous voici en train de tricoter une nouvelle loi dans l'urgence, sous la pression encore perceptible des conséquences d'une grande crise toujours fraîche dans nos mémoires. Nous voici sur le point de débattre, alors même que des états généraux sont programmés dans la plupart de nos territoires pour, dit-on, aller le plus loin possible dans nos réflexions sur notre avenir ; en ce sens, j'en arrive donc à penser que ce texte arrive finalement trop tôt.

Pourtant, si je défends la présente exception d'irrecevabilité, ce n'est pas pour repousser ou retarder l'examen du texte ; c'est pour insister sur les mauvaises conditions dans lesquelles il nous est soumis. Car, tout de même : la version du projet de loi sur laquelle les députés pouvaient proposer leurs amendements a été disponible sur le site de l'Assemblée le vendredi 3 avril à dix-huit heures, soit seulement vingt-quatre heures avant la date normale de forclusion, c'est-à-dire la date limite de recevabilité de nos amendements. Ainsi, pour exercer leur droit fondamental prévu par l'article 44 de la Constitution, le droit d'amendement, les députés ont eu à peine vingt-quatre heures ! Certes, la date de forclusion a finalement été repoussée, le vendredi même, au début de notre discussion générale ; mais admettez qu'un délai si court – quarante-huit heures ouvrées, si l'on veut bien concéder aux parlementaires et à leurs assistants le repos dominical – n'est pas admissible. C'est manifestement là un point qui justifie parfaitement l'exception d'irrecevabilité du groupe SRC : si jamais le Conseil constitutionnel était saisi de ce qui constitue, en pratique, une restriction quant au délai de dépôt des amendements, il ne manquerait pas de censurer l'ensemble de la loi. Certes, il y a déjà un certain temps que nous connaissons le texte et les modifications qu'y a apportées le Sénat, de sorte que nous avions préparé nos propositions. Cependant, le travail de réécriture des amendements – plus de 450 – est long et fastidieux à quelques heures de l'ouverture de la discussion générale ; il empêche donc le travail de fond. Ainsi de l'article 20 du texte, consacré au sujet essentiel du logement : profondément modifié en commission des finances, il justifierait certaines améliorations substantielles mais n'a pu, à mon sens, être travaillé dans de bonnes conditions.

Autre motif d'irrecevabilité : le principe de sécurité juridique, certes jamais formellement reconnu comme ayant valeur constitutionnelle, contrairement à nos voisins allemands et britanniques, mais pourtant essentiel pour l'outre-mer. Ce dont a besoin l'outre-mer pour son développement économique, c'est en effet de sécurité et de stabilité juridique. L'un des principaux points positifs de la loi Girardin, loi que j'ai pourtant combattue en raison de ses nombreuses insuffisances, était de proposer des outils, notamment aux investisseurs, pour quinze ans. Son principal atout résidait bien dans cette vision à long terme offerte au monde économique. Malheureusement, elle aura été amputée des deux tiers de sa durée, alors même que le Président de la République avait déclaré, lors de son discours devant la convention de l'UMP pour l'outre-mer le 12 juillet 2006 : « Des engagements ont été pris par l'État sur quinze ans, ils doivent être respectés. N'oublions jamais que la richesse est créée par le secteur productif et que les investisseurs détestent l'inconstance des politiques publiques. »

Enfin, je tiens à vous rappeler que les principes élémentaires de la démocratie représentative ont été, hélas, mis à mal. Je ne veux pas polémiquer sur la gestion gouvernementale de cette crise, ni sur les causes de la cherté de la vie et de la baisse du pouvoir d'achat, pas plus que sur les dérapages et les méthodes contestables exercées lors de ce conflit ; tout cela est derrière nous. Mais il me faut encore marteler une chose, surtout dans cette enceinte : ce gouvernement, comme ceux qui le suivront, doivent apprendre à écouter davantage les représentants élus des peuples ultramarins. Combien de fois, suite à nos demandes – qu'elles soient exprimées par des élus de droite ou de gauche – sur la baisse du pouvoir d'achat, le monopole de la distribution d'essence ou de la grande distribution, l'application immédiate du RSA, l'alignement des aides au logement, le drame du logement social dans nos régions, combien de fois, dis-je, avons-nous eu cette pénible et tenace impression d'indifférence, ce sentiment de désintérêt ? Combien de fois, monsieur le secrétaire d'État, a-t-on eu le sentiment de vous entendre dire : « Cause toujours » ? Mais, face à la rue, vous avez été contraint d'écouter, puis de céder.

Au fond, l'attitude de ce gouvernement comme de ceux qui l'ont précédé vis-à-vis des outremer révèle une crise – je n'ose dire une remise en cause – de la démocratie représentative reconnue dans notre Constitution. Si je voulais résumer cruellement les choses, je vous dirais que les « plus » ajoutés en catastrophe dans le texte vous ont été imposés par la rue, alors que nous tous, élus de gauche comme de droite, nous vous demandions la plupart d'entre eux depuis des mois. N'est-il pas plus simple, plus sain et plus respectueux de la démocratie d'écouter les représentants du peuple, plutôt que de devoir céder face à la rue ? Il est vrai que vous étiez corseté par Bercy.

Sur le fond, vous savez combien nous ne partageons pas la philosophie générale du texte. Derrière votre volonté de favoriser un développement endogène de nos territoires, nous avons vu la réalité des économies budgétaires que vous cherchez à nous imposer, lesquelles poursuivent une politique de désengagement de l'État qui, à périmètre constant, a coûté plus d'un demi milliard d'euros de crédits au budget de l'outre-mer depuis 2002.

Derrière cette LODEOM, nous avons vu la détermination du ministère des finances à casser les mécanismes incitatifs à l'investissement qui, pourtant, ont fait leurs preuves. Derrière les zones franches globales d'activité, nous avons vu des zones ni tout à fait franches, ni tout à fait globales, dont l'efficacité à terme nous paraît discutable, tant elles manquent d'ambition, alors qu'il s'agit d'outils que nous proposions nous-mêmes.

Dès avant même cette LODEOM, vous nous avez fait avaler des couleuvres aux allures d'anaconda en touchant à la TVANPR et en plafonnant la défiscalisation lors du vote de la loi de finances initiale, au mois de novembre dernier. Or, compte tenu de l'absence de l'État, du fléchage des crédits européens vers des périmètres d'investissements trop restrictifs et de la frilosité du système bancaire, cela revient à nous priver de fonds essentiels, devenus plus indispensables encore pour financer une vraie relance de nos économies mises à mal par sept ans de libéralisme, cinq ans de retrait de l'État, deux mois de paralysie et la crise mondiale qui arrive.

La révision simultanée du barème des exonérations de charges était aussi un bien mauvais coup. Vous l'avez admis à demi-mot, monsieur le secrétaire d'État, en revenant en partie sur ces décisions pour répondre aux urgences sociales.

Je n'oublie pas l'abaissement des seuils d'agrément de la défiscalisation, qui introduit de la méfiance là où il n'y en avait pas. Je n'oublie pas la recentralisation des fonds de continuité territoriale, difficilement compréhensible au moment où le Gouvernement se dit prêt à donner davantage de pouvoirs aux collectivités locales ultramarines. Je n'oublie pas non plus le recentrage de la défiscalisation sur le seul logement social, que vous proposez et qui revient à lâcher la proie pour une ombre bien fantomatique. Vous comprendrez donc, au fil de nos travaux, mes chers collègues, les raisons qui nous ont amenés à vouloir sanctuariser par amendements les financements de la ligne budgétaire unique.

Pour autant, j'aurais mauvaise grâce à dire que ce projet de LODEOM ne présente aucune mesure encourageante et qui soit de nature à répondre à certaines attentes de nos territoires. La commission des finances a adopté à l'unanimité l'extension géographique, à notre demande, du périmètre des zones franches à quatorze communes de la Guadeloupe et à quatorze communes de la Martinique, nommément citées : il s'agit d'une mesure de rééquilibrage territoriale que ces zones attendent depuis longtemps.

La création du fonds exceptionnel d'investissement, également à notre demande, est à saluer, car elle répond à de vrais besoins en infrastructures que les collectivités locales ne peuvent assumer seules.

L'aide au fret pour les îles du sud est enfin dotée significativement, mais je tiens à ce que des efforts supplémentaires soient faits pour Marie-Galante, Les Saintes et La Désirade qu'on ne défendra jamais assez, et pour la Guyane.

Il convient aussi de saluer les mesures prises pour répondre aux urgences sociales, comme le bonus déchargé, mais aussi l'atténuation de la réforme des exonérations de charges par relèvement du seuil d'application de la dégressivité de 2,2 à 2,5 SMIC pour les secteurs prioritaires. Je me permets cependant de regretter que, même à ce niveau, nous soyons en deçà des engagements pris par le Premier ministre devant les opinions publiques de Guadeloupe, de Martinique et des outre-mer en général.

Pour répondre à la crise, nous vous proposerons d'aller plus loin, notamment en sécurisant juridiquement les interventions financières des collectivités locales dans le cadre des augmentations salariales prévues dans les accords de sortie de crise. Nous vous proposerons également de nouvelles mesures de lutte contre la vie chère, visant à procéder à des baisses de TVA, à conditionner les aides aux entreprises à l'existence d'accords salariaux dans celles-ci, à officialiser les bureaux d'études ouvrières, à octroyer de nouveaux moyens pour les directions départementales de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, à adopter de nouvelles sanctions plus dissuasives contre les entreprises qui ne souscrivent pas aux obligations de transparence sur leurs comptes et la structure de leur capital, à contrôler davantage les compagnies aériennes qui bénéficient des fonds de continuité territoriale, à étudier avec l'ARCEP, le régulateur des télécoms, les moyens d'obtenir des baisses significatives des tarifs de l'Internet à haut débit et de la téléphonie mobile.

Nous vous proposerons d'aller encore plus loin en mettant également en oeuvre très rapidement des mesures conjoncturelles pour nous permettre d'accompagner les entreprises qui doivent se relever d'une longue période de paralysie et d'inactivité consécutive au mouvement social de janvier et février. Cela passe par un plan d'apurement des dettes sociales et fiscales – j'ai déposé un amendement en ce sens qui a été adopté en commission des affaires économiques – ; par une suppression temporaire de la TVA dans le secteur hôtelier ; par d'importantes aides de l'État aux agriculteurs afin de compléter celles qu'apportent les collectivités locales, telles les régions.

Enfin, puisque, dit-on, le champ des possibles s'est considérablement élargi, j'ai envie, monsieur le secrétaire d'État, de vous dire « chiche ! ». Je vous propose donc d'explorer d'autres pistes, dont je crois qu'elles peuvent fonder une approche plus moderne des outre-mer de la part de l'État.

Vous aurez ainsi à examiner une demande qui émane de la région Guadeloupe que j'ai l'honneur – et, mieux encore, le bonheur – de présider. Notre collectivité a décidé de demander au Parlement de faire usage des dispositions nouvelles de l'article 73 de la Constitution pour l'habiliter à intervenir dans les domaines de la loi et du règlement en matière de promotion des énergies renouvelables, d'économies d'énergie et de normes thermiques de construction, et pour lui donner la possibilité de créer une nouvelle catégorie d'établissements publics sui generis afin de gérer la formation professionnelle.

Aucune de ces deux demandes ne paraît de nature à remettre en cause de grands principes républicains. Personne ne peut contester sérieusement que l'insularité, la géographie et le climat justifient que des normes particulières en matière d'énergie s'appliquent aux DOM. Personne ne peut prétendre sérieusement non plus que, dans une région où le taux de chômage est de 22 %, la création d'une institution adaptée pour la gestion de la formation professionnelle menace l'unité de la République. M. le secrétaire d'État et, je crois pouvoir ajouter, le Gouvernement dans son ensemble l'ont d'ailleurs fort bien compris et ils nous appuient dans notre requête. Mais je sais que, dans les hautes sphères administratives de certains ministères, on a pu s'effrayer de voir confier à une région, exotique de surcroît, le pouvoir de faire des lois, fût-ce sur son seul territoire, fût-ce dans des domaines limités, fût-ce après habilitation.

Vous aurez également, mes chers collègues, à examiner des amendements qui visent à mieux valoriser la biomasse, ainsi que la pharmacopée antillaise. Et vous aurez à vous prononcer sur deux dispositifs qui nous apparaissent essentiels : la taxe sur la « pwofitasyon » pétrolière – un très beau mot créole, alliant « profit » et « exploitation » – et la taxe sur les jeux de hasard. Ces deux outils peuvent permettre à nos collectivités de faire face aux défis considérables qui sont devant nous. Ce « nous » est très large et on ne peut plus collectif. Il ne faut pas se tromper d'enjeux, mes chers collègues : qu'il arrive trop tôt ou trop tard, ce texte nous place face à notre responsabilité collective envers des peuples qui nous ont adressé un message clair sur leur volonté d'être mieux entendus, mieux compris et mieux considérés.

Mais, une fois que ce texte, qu'il ait été ou non amélioré significativement par nos soins, aura été débattu et voté, en aura-t-on fini pour autant avec la « question ultramarine » ? À l'évidence, non. Aura-t-on pour autant pris à bras-le-corps le malaise identitaire et les questions politiques qu'a soulevés le mouvement social, en particulier aux Antilles et singulièrement en Guadeloupe ? À l'évidence, non.

De la même façon que les 200 euros ou le RSTA n'ont en rien constitué une réponse politique à la crise, cette loi ne le fait pas davantage, car elle ne s'attaque en rien aux « pwofitasyons », aux rapports sociaux hérités d'une époque révolue, aux injustices, aux inégalités, aux discriminations, à la vie chère, à la désespérance, à la précarité, à cette misère qui prospère au soleil.

Et, si nous ne saisissions pas l'occasion de cet examen du projet de LODEOM pour porter devant la représentation nationale et devant l'opinion publique un débat nécessaire sur la relation des DOM à la République, nous manquerions, je crois, le débat essentiel que nous devons ouvrir, quelques semaines après le mouvement social sans précédent que nous avons connu.

Cette crise, qui fut à bien des égards fondatrice, il faut bien reconnaître que les autorités publiques ne l'ont pas anticipée ou, en tout cas, n'ont pas imaginé qu'elle puisse prendre une telle ampleur. Concentrés que nous étions tous sur nos projets de développement, sur notre volonté d'aller de l'avant et de faire progresser notre jeunesse sur le chemin de l'excellence, nous n'avons peut-être pas mesuré combien nos sociétés ultramarines sont encore traversées de contradictions douloureuses. Nous avons peut-être négligé les plaies encore mal cicatrisées, sous-estimé l'obstination de ceux qui refusent qu'elles se referment et, plus prosaïquement, nous n'avons pas réalisé que la crise mondiale et le dogme libéral venaient de nous faire franchir la limite de ce que les plus fragiles d'entre nous pouvaient encore supporter.

Avec le litre d'essence à 1,77 euro en Guyane, à 1,53 euro en Guadeloupe, des populations dont les revenus moyens et médians sont nettement plus faibles que dans l'Hexagone doivent payer les carburants les plus chers du monde : cette « pwofitasyon »-là ne pouvait pas durer, pas plus que la difficulté de vivre décemment avec un salaire moyen faible ou avec le salaire d'un contrat aidé dans des départements où la vie est beaucoup plus chère que dans l'Hexagone ; pas plus que les frustrations des jeunes qui ne voient pas d'issue au chômage et à la précarité et qui trouvent provocant le train de vie des plus riches ; pas plus que les monopoles arrogants qui exploitent sans scrupule la population – parfois, hélas, avec l'inertie ou la complicité passive de l'État – ; pas plus que la répartition inégale de la richesse, des terres, de l'influence, du pouvoir ; pas plus que la prégnance obsédante des réseaux communautaristes qui sont, souvent hélas, d'origine métropolitaine ; pas plus que la perpétuation d'une « ethnoclasse » dominante ; pas plus que l'existence d'un patronat qui refuse de moderniser sa pensée et ses pratiques, auquel répond en écho un syndicalisme ouvrier pugnace qui croit au Grand Soir et à la grève insurrectionnelle… Eh oui ! Un certain patronat finit par obtenir le syndicalisme qu'il mérite.

La poudrière sociale était prête à exploser : il ne manquait plus qu'une allumette. Le prix du carburant fut l'élément déclencheur. D'une certaine façon, la crise a eu une vertu : elle a permis que tout soit mis sur la table. Mais parmi ce qui a été le plus durement touché et le plus malmené, il faut, je crois, citer le lien entre nos territoires et la République.

Toute société connaît des convulsions. Dans les démocraties, dans les États de droit, les manifestations populaires sont une forme de contre-pouvoir admise, une forme de régulation. Elles permettent d'exprimer des revendications ou de faire passer les messages que les urnes seules ne peuvent transmettre. Les premières manifestations du LKP en Guadeloupe ont emporté une large adhésion populaire, car elles répondaient au besoin des Guadeloupéens d'exprimer un ras-le-bol face à la dégradation de leurs conditions de vie, face à un vrai malaise existentiel et face à la politique trop ouvertement libérale du Gouvernement.

Ainsi est né ce formidable mouvement, sans précédent dans l'histoire récente, contre la « pwofitasyon », un mouvement qui, dans ses premiers jours, s'est montré pacifique, non-violent, et qui, globalement, a gardé sa dignité tout au long des quarante-quatre jours de mobilisation.

Pourtant, il y a eu des dérapages : je les ai condamnés. Il y a eu des dérives racistes ou racialistes : je les ai également condamnées avec force, de même que j'ai condamné une tendance qui s'est parfois exprimée, et qui entretient une conscience victimaire et doloriste chez les Guadeloupéens les plus fragiles, en cherchant à les convaincre que leur condition de « nègres » les condamne à être exploités à vie, qu'ils n'ont rien à espérer, donc rien à perdre, et que leur seul salut est dans la contestation et la protestation radicale et nihiliste.

Tout au long de ces semaines, l'État est apparu désemparé, indécis, incertain, hésitant, craintif : pas dans la gestion de l'ordre public, qui a été responsable, car, dans un contexte très tendu, où les provocations n'ont pas manqué, d'un côté comme de l'autre, l'État a su trouver l'équilibre entre son devoir de permettre aux Guadeloupéens et aux Martiniquais d'aller et venir librement et la nécessité de permettre à ceux qui voulaient manifester de le faire.

Mais il n'en a pas été de même de la gestion politique de la crise. Après avoir accepté des négociations dans un format impossible qui a vite montré son inefficacité, l'État a fait des promesses. Le secrétaire d'État, avec le souci de bien faire, s'est résolument emparé des dossiers. Et pour les traiter, il a fait preuve d'audace en promettant trop vite, en oubliant peut-être Matignon et ses nécessaires arbitrages. Résultat : des semaines supplémentaires de blocages et d'incompréhension.

L'État a donc montré de graves lacunes dans la gestion interministérielle de la crise, ce qui s'est révélé plus grave dans un contexte ultramarin où les sujets sont le plus souvent transversaux et où la coordination s'impose davantage. Il en sort affaibli, son image écornée. Cette crise a révélé des aspirations profondes et il faut avoir le courage de se dire que nous n'avons pas, collectivement, pris la responsabilité de repenser le lien qui unit nos territoires ultramarins avec la France hexagonale. Ce débat non ouvert jusqu'à cette grande crise laisse prospérer des idées fausses sur ce qu'est, aujourd'hui, ce lien.

Il y a plus de soixante ans, nos aînés ont choisi la départementalisation. J'ose dire, quitte à en choquer certains, que ce fut finalement une forme originale, peut-être unique au monde, de décolonisation politique, mais pas forcément économique.

Aujourd'hui, à l'évidence, après plus de soixante ans de départementalisation, si des stigmates de colonialisme perdurent assurément dans nos régions, la France n'est plus, en Guadeloupe, dans une logique coloniale. Les sondages le montrent, les métropolitains, dans leur majorité, ne seraient pas défavorables à l'indépendance de la Guadeloupe. Il paraît clair que, si la majorité des Guadeloupéens exprimait le voeu de sortir de la République, ni l'État ni aucun parti politique national ne s'y opposerait.

Dans ces conditions, peut-être est-il temps que nous, Antillais, prenions conscience qu'il nous suffit d'appuyer sur le bouton pour être en situation de décentralisation maximale, pour être, demain ou après-demain, plus autonomes, voire indépendants. J'ai même l'impression que les hautes autorités de l'État ne seraient pas opposées, ne serait-ce que pour nous mettre au pied du mur, à ce que, le moment venu, nous utilisions l'article 53 de la Constitution.

Nous devons avoir conscience, aussi, que, si nous nous sentons à l'aise dans la République, personne ne prendra l'initiative de nous en chasser. Peut-être est-il donc temps pour nous de cesser de penser et d'affirmer que la France impose sa présence, ses lois, son ordre – et peut-être, en passant, sa démocratie – dans les DOM, puisque nous pouvons mettre fin à tout cela dans l'instant ou dans la durée.

Peut-être est-il temps d'en finir avec l'idée que la France aurait absolument besoin des Antilles pour sa grandeur, pour sa défense, pour d'obscures raisons économiques ou pour sa biodiversité : tout cela est faux. Didier Quentin a dit que nous avions des atouts, comme s'il fallait tenir la balance entre les coûts et les avantages de notre appartenance à la République. Je n'aime pas cette logique. La France n'est là que parce que nous sommes Français, et qu'il n'y a pas de raison qu'elle parte tant que nous ne serons pas une majorité à en exprimer le souhait.

C'est pourquoi je le dis ici solennellement, avec force et gravité : oui, une réflexion approfondie est nécessaire sur ce qui fonde le lien entre la Guadeloupe et la France, entre la Guadeloupe et la République. Une réflexion approfondie est nécessaire sur ce qui fonde le « vivre ensemble » et, plus encore, le « vouloir vivre ensemble ». Afin qu'elle soit de nature à clarifier ce lien qui fait aujourd'hui débat, cette réflexion doit s'engager sans faire l'impasse sur aucune – je dis bien aucune ! – des possibilités qui s'offrent à nous.

La Guadeloupe est un peuple. J'ai combattu ici même, en 2003, et je combats encore l'idée selon laquelle nous ne serions qu'une population, un atome agrégé dans une grande molécule, une simple composante d'un grand ensemble au sein duquel notre identité et notre histoire seraient enfermées, rabotées et rabougries. Nous sommes un peuple. J'ose même dire ici, à la tribune de l'Assemblée nationale, en toute solennité, que nous sommes une nation – une nation sans État, mais une nation tout de même.

L'outre-mer est donc formé de peuples qui ont librement consenti à être dans la République et qui peuvent librement s'en séparer, s'ils le veulent et s'ils l'expriment clairement par les urnes. Le présent, en effet, est différent de ce passé qui voulait que les séparations se fissent sur le mode du conflit, de la détestation, de la guerre de libération nationale. Si séparation il devait y avoir, elle se ferait à l'amiable, par une voie démocratique permettant au peuple de s'exprimer et de dire sa volonté. Il est juste temps d'en prendre conscience, de sortir des vieux schémas et d'une rhétorique ancienne, tiers-mondiste, anticolonialiste et révolutionnaire qui, loin de faire progresser la cause de l'émancipation, conduit à exacerber les peurs et à diviser les peuples.

La réflexion que nous devons engager suppose donc que nous soyons prêts à examiner toutes les possibilités, toutes les options, toutes les solutions, toutes les voies, pour les soumettre au peuple.

Et ces voies son nombreuses : statu quo institutionnel ; séparation, voire sécession pure et simple par le biais de l'article 53 de notre Constitution ; assemblée délibérante commune aux deux collectivités mentionnées à l'article 73, qui seraient maintenues ; collectivité unique résultant de la fusion de la région et du département, toujours dans le cadre de l'article 73 ; autonomie dans le cadre de l'article 74 ; et n'oublions pas, pour celles et ceux qui y verraient quelque avantage, un préambule à la calédonienne prévoyant, à l'instar des accords de Nouméa, un référendum d'autodétermination à un horizon de vingt ans, voire vingt-cinq ou trente ans. Finalement, nous n'avons que l'embarras du choix, si telle est la volonté du peuple.

Ainsi pourrons-nous exercer notre liberté par le vote – cette liberté qui est sans doute le legs le plus précieux de notre histoire commune avec la République et au sein de la France. Cette liberté pourrait, comme à Porto-Rico, nous conduire – c'est ma proposition – à nous fixer des rendez-vous réguliers, tous les vingt, vingt-cinq ou trente ans par exemple, pour vérifier notre attachement à la République et notre adhésion à notre statut, et nous permettre entre-temps de travailler enfin, sans plus subordonner tout effort à une évolution institutionnelle supposément refusée par Paris !

Dimanche, le vote de Mayotte a été l'occasion de voir des ultramarins qui ne boudaient pas leur plaisir d'entrer pleinement dans la République. Certes, notre histoire n'a rien à voir avec celle de Mayotte, mais nous pourrions tout de même méditer leur nouvelle expérience. Ainsi pourrions-nous repartir ensemble sur la base d'un pacte plus solide et librement conclu.

Telle est bien là la vraie novation de la démarche que j'esquisse ici : il s'agit d'une démarche « contractualiste », qui permettrait de fonder notre lien avec la France sur une contractualisation, sur un contrat, sur un pacte entre citoyens d'une même République. Ce serait une façon de dépasser le jus sanguinis, étranger à la tradition républicaine, mais de dépasser aussi le jus solis pour créer, entre la République et ses outre-mer, un jus voluntatis qui ne donnerait que plus de force à ce lien qu'il nous revient de refonder aujourd'hui.

Nous ne pourrions nous défaire de ce pacte qu'à la condition que les citoyens de Guadeloupe le décident, après avoir été consultés. La France ne pourrait s'en défaire à l'issue d'un référendum national que si, dans le même temps, les Guadeloupéens l'acceptaient. Ce double verrou, dont certains souligneront l'asymétrie, serait tout simplement le symbole de notre droit à l'autodétermination, qui peut aussi bien être celui de rester Français que celui d'évoluer vers une forme d'autonomie voire, à terme et si c'est le choix d'une majorité, d'indépendance – sous la forme d'un État associé ou d'une nation pleinement indépendante. Vous le voyez : il n'y a aucun tabou à la tribune de l'Assemblée nationale, puisque j'évoque publiquement ces sujets.

Je sais que la question qui sera sur toutes les lèvres, en particulier lors des états généraux que le chef de l'État a promis de venir ouvrir à la fin de ce mois en Guadeloupe, sera celle du calendrier de ce débat institutionnel aujourd'hui relancé.

Pour ma part, le calendrier que je propose n'a pas changé, s'il s'agit d'examiner l'ensemble des possibilités que j'ai évoquées et qui s'offrent à nous. Aux partis politiques de s'emparer d'abord de cette question d'ici aux élections régionales de 2010, qui peuvent fournir l'occasion d'un grand débat entre les différentes approches. Puis, entre 2010 et 2011, les assemblées élues travailleront à un projet guadeloupéen en y associant la société civile et, plus largement, l'ensemble de la population. On peut envisager l'indispensable référendum – la consultation populaire – en 2012 ou en 2013, avant un nouveau scrutin sur d'éventuelles nouvelles institutions à l'horizon 2014 ou 2015. Voilà, à mes yeux, le délai minimum que l'on peut se fixer, tant il est essentiel de parvenir à convaincre la population de l'utilité et de la nécessité de changer. Précipiter les choses à l'approche d'échéances électorales majeures, comme entend le faire le Président de la République, ne contribuerait pas à faire éclore un débat serein, sachant que la confiance et les consciences sont sans doute ce qu'il y a de plus difficile à conquérir.

Certains, après la crise, estiment que l'opinion publique hexagonale est désormais acquise au largage. « La Corrèze avant le Zambèze » : ce slogan du cartiérisme est toujours d'actualité. Il est vrai que 51 % des métropolitains se disent favorables à l'indépendance de la Guadeloupe, alors que seuls 14 % des Guadeloupéens partagent ce point de vue. Le décryptage plus détaillé de ce sondage d'opinion est intéressant : on constate en effet que ce sont les Français dits « de droite » qui sont le plus majoritairement favorables à l'indépendance, tandis que les Français dits « de gauche » le sont beaucoup moins. Voilà qui tend à démontrer que les gens de gauche n'ont aucune réticence à partager la nation et la République au-delà des couleurs, des cultures et de la distance. Je me garderai bien de souscrire totalement à toute analyse caricaturale, mais certaines prémisses sont indéniablement validées par l'expérience de celui qui vous parle : certaines alliances ou connivences, objectives ou déclarées, sont en effet assez surprenantes. Quelles que soient les éventuelles alliances que cette question pourrait susciter et même si, je le répète, le lien est à refonder entre la France et les outre-mer, il n'en reste pas moins à mes yeux que le peuple guadeloupéen ne me paraît pas prêt ni ne souhaite couper ce lien. Sans aucun doute est-il prêt à le refonder, mais pas à le couper.

Il reviendra aux citoyens de s'exprimer et de décider très précisément de leur avenir. Il nous reviendra à nous, responsables politiques, d'exposer les enjeux et de tracer les perspectives. À nous de permettre, si le statu quo est jugé effectivement impossible, que le changement, lui, devienne probable avant d'être une réalité quand le peuple aura décidé. Raymond Aron disait « statu quo impossible et paix improbable ». En l'occurrence, le statu quo est impossible et le changement pourra être improbable si nous ne nous donnons pas les moyens de l'obtenir.

Le débat est ouvert, monsieur le secrétaire d'État. Notre position dépendra des signes que vous ne manquerez pas de nous adresser à l'occasion de cette discussion ! (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

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