Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, beaucoup d'entre vous, comme moi d'ailleurs, n'avaient pas forcément entendu parler avant cette séance du traité dont la ratification est soumise à notre approbation.
Ce traité paraît issu de ce magma un peu vague de textes de seconde zone qui émanent régulièrement d'instances juridiques supranationales, qui ne reçoivent en général qu'une attention réduite, qu'on identifie d'ailleurs assez mal, abrités derrière un nom à rallonge relativement obscur – cinq lignes sur la feuille présentant l'ordre du jour : il faut prendre sa respiration avant de se lancer. Bref, le traité de Prüm – je vais à mon tour l'appeler par son petit nom – a l'air comme ça d'être un texte parfaitement technique et relativement secondaire.
Pourtant, les choses sont plus compliquées. L'ordre du jour de cette assemblée nous réserve parfois de curieuses surprises : le texte dont la ratification nous est proposée n'est pas un texte purement technique. C'est aussi un texte politique, un texte dont j'aimerais à mon tour discuter les enjeux – j'en distingue trois – parce que nous les retrouverons sur notre chemin dans les mois à venir.
Je ne reviens pas sur les principales dispositions contenues dans le traité, le secrétaire d'État les a présentées, je ne les résume pas. En la matière, les États ont joué ici une partition connue : l'approfondissement de la coopération transfrontalière en matière de sécurité.
Les enjeux, à mon sens, ne sont pas tant à l'intérieur du traité qu'autour, ils sont moins dans la lettre que dans l'esprit, moins dans le texte que dans le contexte.
Tout d'abord, il s'agit d'un traité international et non d'un texte communautaire. Pourtant, la liste des États recoupe celle des premiers pays signataires de Schengen – Allemagne, France, Pays-Bas, Belgique et Luxembourg –, rejoints par l'Espagne et l'Autriche, et c'est dans cette filiation que se situe le traité de Prüm. C'est un accord qui s'appliquera aux pays européens. Dès lors, pourquoi les États ont-ils choisi d'avoir recours à un traité international et non pas à un texte communautaire ?
C'est d'autant plus étrange que la législation européenne a évolué à grands pas ces dernières années dans le domaine couvert par ce traité. Il y a eu, tout d'abord, le traité d'Amsterdam, qui a permis d'insérer les mesures de l'acquis Schengen dans les traités européens. Il y a eu aussi un assouplissement des procédures de coopération renforcée, ces accords, ouverts, entre un petit groupe d'États membres désireux d'aller plus loin ensemble sur un sujet : leur champ d'application a été étendu.
Je repose donc ma question : pourquoi avoir abandonné les possibilités ouvertes soit dans le cadre de l'Union européenne, soit dans le cadre d'une coopération renforcée, pour recourir à des mécanismes classiques du droit international ?
Je risque une explication. Nous sommes en mai 2005, la ratification du traité constitutionnel européen s'enlise. Subitement les procédures communautaires paraissent trop lourdes, les mécanismes de décision trop complexes pour arracher un accord. Le traité de Prüm constitue à cet égard une mise en garde et rappelle à lui seul l'urgence des réformes institutionnelles.
Cela doit aussi nous alerter sur une tentation, celle, toujours présente pour les gouvernements, d'opter pour la facilité. Ce texte aurait pu contribuer à l'européanisation des politiques nationales de sécurité intérieure, on a choisi de faire repartir la négociation de nouveaux instruments vers un cadre strictement intergouvernemental. Cette évolution est préoccupante, nous devons la surveiller, signaler aussi qu'elle ne nous a pas échappé, et c'est le premier enjeu de ce traité.
Deuxième enjeu, le champ d'intervention de l'Europe, ou, pour être plus exact, de sa non-intervention.
Le traité de Prüm n'est pas destiné à rester un traité international, il est voué à être réintégré dans le droit de l'Union. Son article 1er précise en effet qu'il est temporaire et, de fait, le conseil JAI – conseil justice et affaires intérieures – a décidé le 12 juin 2007 l'intégration des principales dispositions du texte dans la législation communautaire. Prüm est désormais destiné pour une large part à faire partie intégrante du cadre législatif de l'Union européenne et sera appliqué dans tous les États membres, sauf dérogations.
Que penser de ce dernier développement ? Il est révélateur, je pense, d'un mouvement plus profond, d'une forme de réorientation des priorités communautaires, depuis la mi-2005, vers la facilité, vers le consensuel, loin des grands projets et des grands défis.
Au lendemain du rejet du traité constitutionnel, la Commission a suivi le sillage tracé par les États, sans faire preuve du volontarisme et de l'initiative qu'on serait en droit d'attendre d'elle. Elle a concentré son action sur les quelques secteurs pour lesquels elle estimait pouvoir continuer à faire avancer l'Union, dont le secteur JAI. De fait, depuis 2005, elle multiplie les initiatives dans le domaine : système d'information Schengen de deuxième génération ; proposition de décision du Conseil concernant l'amélioration de la coopération policière entre les États membres de l'Union européenne, en particulier aux frontières intérieures ; proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil fixant des règles relatives aux petits trafics frontaliers aux frontières terrestres extérieures des États membres.
Cette évolution a sa légitimité, et même sa nécessité, mais elle comporte deux risques.
D'une part, elle conduit à transformer l'Europe en un grand espace policier, avec ce que cela implique comme pression sur les libertés individuelles, j'y reviendrai dans un instant lorsque j'évoquerai le dernier enjeu. On prête par exemple au gouvernement britannique l'intention d'établir une garde à vue de cinquante-six jours, ce qui me paraît en toute hypothèse attentatoire aux libertés.
D'autre part, on en vient à monopoliser l'agenda européen avec ces questions JAI, au détriment d'autres aspects de l'intégration politique, plus difficiles mais tout aussi essentiels. Il y a des choses à faire dans le domaine de l'énergie ou des services publics, par exemple. Un agenda dominé par des questions JAI ne permet pas de traiter ces sujets, qui sont pourtant capitaux. Il sera très important, monsieur le secrétaire d'État, que la présidence française de l'Union européenne ait bien dans l'esprit qu'une réorientation est nécessaire.
Enfin, dernier enjeu, de fond celui-là, qui a trait au texte lui-même : la protection des libertés individuelles, notamment des données personnelles. Je fais miennes sur ce point les questions qui ont été posées par M. Braouezec et par M. Rochebloine. Le traité impose aux États signataires de garantir un niveau minimal de protection avant de mettre en oeuvre les échanges de données. Sur le plan des principes, la solution paraît bonne. En pratique, on aperçoit mal comment et par qui ces principes seront mis en application.
Afin de répondre à ces inquiétudes, la Commission a présenté en 2005 une proposition de décision-cadre sur la protection des données dans le domaine de la coopération policière et judiciaire. Ce texte, lorsqu'il aura fait l'objet d'un accord au Conseil, se verra appliqué de manière automatique dans le système de Prüm, mais celui-ci est né boiteux, puisqu'il dépend d'un nouveau texte pour assurer les libertés individuelles.
Le conseil JAI du 12 juin 2007 a indiqué que les États membres parviendraient à un accord politique sur la proposition de la Commission au plus tard avant la fin 2007. C'est bien, et on attend donc, notamment le résultat de la prochaine CIG, qui a prévu un certain nombre d'avancées en la matière, comme une base juridique pour la protection des données, mais on ne peut s'empêcher de penser que, pour le dire un peu sommairement, les États ont joué le tiercé dans le désordre. Je ne peux pas non plus m'empêcher de remarquer la faiblesse de la Commission sur ce dossier, cantonnée à une attitude de stricte réaction face aux propositions des États, soumise à leur calendrier, en clair, suiveuse là où elle devrait mener.
Le traité de Prüm n'est pas un traité central, il n'est pas essentiel. Si les dispositions qu'il propose sont imparfaites, aucune n'est violemment dangereuse, et les réserves de fond que j'ai évoquées devraient trouver une réponse rapidement, avant le second semestre de 2007, soit dans le cadre de la CIG, soit lors d'un conseil JAI, peut-être les deux.
Non, sa signification est ailleurs, sa portée est différente. Il incarne, en filigrane, la tentation d'un autre mode de coopération entre les États, un mode dans lequel les accords se font sur une base a minima, sous l'impulsion des États membres, marginalisant peu à peu la Commission, réduite au simple rôle d'organe palliatif, se soustrayant à l'observation du Parlement européen, dans un glissement progressif vers l'intergouvernementalisme.
Il est des textes qui incarnent une forme de stagnation de l'Europe, non pas dans les dispositions qu'ils proposent, qui sont utiles, mais dans la manière dont ils sont élaborés et, à mes yeux, le Traité de Prüm pourrait bien appartenir à cette catégorie.
Au-delà de ce texte, qui a besoin de compléments mais qui peut être accepté et que nous voterons, il faut, monsieur le secrétaire d'État, rester vigilant sur cette tentation des États membres d'enfoncer discrètement des coins dans le projet d'intégration politique de l'Union. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche.)