Que deviendra en effet ce quatrième pouvoir qu'on attribue aux médias si le secteur audiovisuel privé, déjà aux mains des maîtres de forges des temps modernes, qui vivent des commandes de l'État et dans l'intimité du pouvoir, est servi de la sorte, et si dans le même mouvement, l'audiovisuel public est durablement affaibli ? Les médias ne forment un quatrième pouvoir aux côtés des trois autres que s'ils peuvent porter librement, hors de toute contrainte, un jugement sur ces derniers et ainsi influer sur leurs actions.
Il est bon de rappeler la sagesse d'un ancien Président de la République. Tirant le bilan de la loi qu'il avait fait voter six ans auparavant avec l'aide de Georges Fillioud, son ministre de la communication, François Mitterrand, dans une célèbre lettre aux Français lors de la campagne présidentielle de 1988, écrivait que Montesquieu, à distance, pourrait se réjouir de ce qu'un quatrième pouvoir ait rejoint les trois autres et donné à sa théorie de la séparation des pouvoirs l'ultime hommage de notre siècle.
Or, dans ce projet, on ignore à l'évidence l'attachement que les Français ont exprimé à différentes reprises pour le service public de l'audiovisuel et pour le pluralisme qu'il garantit. Non seulement ce texte place l'audiovisuel public sous dépendance politique, mais également sous dépendance budgétaire : il s'agit dans les deux cas de le placer sous contrainte. Comment ne pas voir que le premier objectif visé par le projet n'est pas la belle télévision publique que l'on nous promet pour demain, mais la mise à l'abri d'urgence du secteur audiovisuel privé. Personne ne s'y est trompé, à commencer par les marchés financiers. Ainsi, le 8 avril dernier, après que le Président de la République a annoncé, durant ses voeux à la presse, la suppression de la publicité sur les chaînes publiques, les cours de Bourse de TF1 et M6 se sont envolés : à la corbeille, on a su apprécier à sa juste valeur le plan de sauvetage ainsi mis en oeuvre. On a maintenant l'habitude de ces plans de sauvetage lancés par le Président de la République et par son gouvernement pour pallier les défaillances du privé en puisant dans les ressources du public.
A cet égard, la suppression partielle de la publicité, à partir du 1er janvier prochain, sur les chaînes de France Télévisions, constitue incontestablement un transfert de revenus vers le privé. Le manque à gagner annuel est estimé à 450 millions d'euros. Pour compenser cette baisse des revenus publicitaires – qui s'est d'ailleurs déjà fait sentir en 2008 – est prévue la création de deux taxes, l'une de 3 % sur le chiffre d'affaires publicitaire des chaînes privées et l'autre de 0,9 % sur le montant des abonnements et autres sommes acquittés par les usagers aux opérateurs de télécommunications et aux fournisseurs d'accès à internet.
Ce mécanisme de compensation est critiquable à plus d'un titre, et notamment parce qu'il repose sur trop de variables aléatoires.
En effet, la compensation pour les années 2009, 2010 et 2011, c'est-à-dire jusqu'à la suppression totale de la publicité sur les chaînes publiques lors de l'arrêt complet de la diffusion hertzienne analogique, ne prend pas en compte les baisses de revenus publicitaires des chaînes publiques durant cette période transitoire. La forte valorisation des espaces publicitaires après 20 heures va permettre aux chaînes privées de pratiquer des politiques commerciales agressives pour les vendre. De ce fait, le marché publicitaire avant 20 heures sera moins profitable et, mécaniquement, les revenus publicitaires des chaînes publiques diminueront bien plus que ce que l'on nous annonce.
D'autre part, la taxe de 3 % ne s'appliquera qu'aux chaînes réalisant un chiffre d'affaires publicitaire supérieur à onze millions d'euros. Déjà, des voix se sont élevées du côté des chaînes privées – notamment les chaînes d'information – pour demander un traitement différencié en fonction de la nature des programmes diffusés.
La troisième variable aléatoire concerne la taxe de 0,9 % versée par les opérateurs de télécommunication et les fournisseurs d'accès à internet. Selon le discours officiel, il s'agirait, au moment où le marché de la publicité subit le contrecoup de la récession économique, de sécuriser les ressources du secteur public en mettant en place un financement pérenne attaché à un secteur d'activité dynamique. C'est au mieux de la légèreté, plus certainement une fuite en avant, car un secteur économique peut être dynamique aujourd'hui et ne plus l'être demain. L'Internet ne fait pas exception comme on l'a vu lors de l'éclatement de la bulle des valeurs technologiques entre 2000 et 2001. De plus, le texte reste flou sur les revenus qui ne seront pas pris en compte dans le chiffre d'affaires des opérateurs de télécommunications, d'où très certainement un moindre rendement de cette taxe.