Comme second argument, les partisans de cette réforme évoquent la nécessaire adaptation de notre droit aux exigences de la mondialisation. Ainsi, en conclusion d'un article publié dans les Petites affiches, en avril 2008, deux avocats d'affaires écrivent : « Gageons que les députés valideront les principaux apports de cette opportune proposition de loi du Sénat qui permettra à la France de s'adapter à la rapidité de la vie des affaires afin d'attirer de nouveaux investisseurs ; là réside la clé d'un moteur de l'économie trop longtemps négligé… »
M. Philippe Malaurie, professeur à l'Université Paris II et rédacteur de la partie relative à la prescription dans le travail remis par les universitaires, écrit très clairement : « Notre système actuel de la prescription trentenaire contribue à l'asthénie qui souvent frappe notre économie handicapée dans la concurrence internationale ; partout dans les grands pays industriels, le droit civil devient une incitation à l'action, sauf en France. » Rien que ça !
Le plus frappant dans tous les travaux préparatoires, qu'ils soient universitaires ou parlementaires, c'est l'absence de référence au droit des gens, ou tout simplement d'intérêt pour cette question. En effet, le Code civil vise les relations juridiques entre les particuliers, y compris dans la partie relative au droit des obligations. Le droit civil ne se résume pas au droit des affaires, et c'est probablement cette différence d'approche qui explique nos divergences d'aujourd'hui sur des questions majeures comme l'établissement d'un délai butoir ou l'extension des possibilités d'aménagement conventionnelles. Chacun peut comprendre que les appréciations sur les conséquences de tels choix, comme sur celui du délai de droit commun, sont différentes si la réflexion est restreinte au droit des affaires ou si, comme nous le proposons, elle englobe tout le champ du droit civil, et notamment le droit des gens au quotidien.
Sans doute une vision très partielle de la problématique de la prescription et de ses conséquences aura-t-elle conduit le Sénat à adopter un texte qui, de fait, remettait en cause tous les acquis de la législation et la jurisprudence dans la lutte contre les discriminations dans l'emploi.
La Cour de cassation a rappelé à plusieurs reprises que l'action en réparation du préjudice résultant d'une discrimination se prescrit par trente ans, conformément aux dispositions de l'actuel article 2262 du Code civil. Or le texte adopté par le Sénat aboutit non seulement à enfermer l'action en réparation dans un délai de cinq ans, mais aussi à limiter le champ de la réparation à ce même délai ! Il rejoint ainsi, assez curieusement, les objectifs explicites d'une proposition de loi, déposée le 15 octobre 2003, par M. Jacques Godfrain, député UMP, qui proposait une prescription de cinq ans pour toute action fondée sur l'article L. 412-2 du Code du travail, aux fins « d'éviter de mettre en péril la situation des entreprises » ! Le Sénat a-t-il oublié les conséquences de son texte sur la lutte contre les discriminations, a-t-il voulu faire plaisir à M. Godfrain ou répondre aux objectifs de sa proposition de loi ? Le débat reste ouvert.
Des juristes spécialisés dans le droit du travail, des organisations syndicales, et même la HALDE ont vivement réagi dès qu'ils ont pris connaissance du texte adopté par le Sénat. Pour répondre à ces démarches, le président de la commission des lois du Sénat et le rapporteur de la proposition de loi ont publié un communiqué, le 19 mars 2008, affirmant que leurs objectifs n'étaient pas de limiter l'action ou la réparation du dommage et précisant : « Le texte adopté par le Sénat en première lecture est certainement perfectible – c'est vrai par définition mais, fait exceptionnel, des sénateurs le reconnaissent ! – et la navette parlementaire pourra utilement lever les interrogations suscitées par sa rédaction si elles s'avèrent fondées.»
Ce communiqué appelait naturellement l'adoption d'un amendement par notre assemblée pour mettre fin aux dégâts avérés de la rédaction adoptée par le Sénat. J'observe d'ailleurs que le Sénat a tenté de réparer son erreur en adoptant, sur proposition du président de sa commission des lois, un amendement au projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations. Cet amendement, voté le 9 avril 2008, précise que l'action en réparation du préjudice résultant d'une discrimination, se prescrit par cinq ans à compter de la révélation de la discrimination et, d'autre part, que les dommages et intérêts réparent l'entier préjudice résultant de la discrimination pendant toute sa durée.
Vous nous proposez, monsieur le rapporteur, de reprendre tout simplement cet amendement dans l'actuelle proposition de loi. Sur la question de l'étendue de la réparation, votre proposition répond presque entièrement à nos objections, mais il n'en va pas de même en ce qui concerne le point de départ et la durée de la prescription.
Sur l'étendue de la réparation, compte tenu des propos tenus par les orateurs depuis le début de la discussion générale, je souhaiterais, madame la ministre, ou monsieur le rapporteur, que vous leviez une ambiguïté. Elle résulte de la mise en cohérence du texte sur la réparation et du délai butoir. En matière de discrimination, et nonobstant la nouvelle rédaction, le délai de vingt ans pourrait empêcher la réparation sur une période de préjudice supérieure à cette durée... Il me semble au contraire que le délai butoir ne concerne que l'ouverture de l'action, et non la réparation du préjudice. Avec le texte que nous examinons aujourd'hui, il y aura bien une réparation sur l'ensemble de la période du préjudice même si elle est supérieure à vingt ans. Manifestement, le délai butoir n'a rien à voir avec la question de la durée du préjudice mais puisque la question a été soulevée par quelques orateurs et qu'il n'y a pas eu d'expression publique officielle sur ce sujet, il vous appartient, monsieur le rapporteur, madame la garde des sceaux, de lever cette ambiguïté.
L'action en réparation du préjudice résultant d'une discrimination se prescrira désormais par cinq ans, à compter de la révélation de celle-ci. Cette notion de révélation, empruntée à la jurisprudence ou plus exactement à une décision de la Cour de cassation, n'évitera en rien d'interminables débats devant les tribunaux sur le moment où cette révélation, concept nouveau dans notre droit civil, sera établie. À l'évidence, une brèche est ouverte pour ceux qui tenteront systématiquement d'établir que les salariés n'ont pas tenu compte, en temps utile, de la « révélation » qui s'offrait à eux... La lisibilité et la clarté du droit ne sont pas au rendez-vous de cette rédaction singulière.
Si, comme vous prétendez, les objectifs sont partagés, il serait alors plus simple et plus clair d'écrire que l'action se prescrit « à compter du moment où la personne a pu en connaître l'ensemble des éléments », soit, mot pour mot, la définition qui figure dans les décisions de la Cour de cassation. Cette rédaction aurait le mérite de maintenir explicitement le droit positif sans polluer le débat par la référence à un concept de « révélation » aux contours aléatoires pour les victimes.
Le délai de cinq ans maintenu dans votre amendement, monsieur le rapporteur, constitue manifestement un dégât collatéral majeur pour le droit des victimes de discriminations et ne peut plus, aujourd'hui, être le résultat d'une erreur ou d'un malentendu. Vous ne pouvez, à la fois, prétendre que vous ne souhaitez pas porter atteinte aux droits des victimes de discriminations, et, maintenir cet amendement qui enferme leur action dans un délai de droit commun de cinq ans.