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Intervention de Martine Billard

Réunion du 6 mai 2008 à 21h30
Réforme de la prescription en matière civile — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMartine Billard :

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je consacrerai mon propos à la question des discriminations au travail.

Les dispositions du nouvel article 2224 du code civil, remplaçant celles de l'article 2262 du même code, prévoient une réduction considérable du délai de prescription de trente ans à cinq ans en matière civile, pour des actions personnelles et mobilières. L'évaluation des dommages et intérêts, si le dommage porte sur plus de cinq ans, serait quant à elle réduite de trente ans à vingt ans par le nouvel article 2232 du code civil. À qui profite une telle réduction du délai d'action en justice dans le cas des discriminations au travail ? Certainement pas aux victimes ! Il s'agit en fait de répondre à une demande du patronat, puisque cette proposition de loi est le reprise d'une injonction du MEDEF dont on trouve une trace dans le fameux document de 2004 intitulé « Les 44 propositions du MEDEF » et toujours en ligne sur le site de celui-ci. Il convient, selon ce document, de « généraliser la prescription quinquennale des demandes découlant du contrat de travail afin d'assurer le respect du principe de l'exécution de bonne foi du contrat de travail et de tenir compte de ce que les entreprises ne peuvent conserver sur de très longues périodes les pièces justificatives de l'évolution de carrière de tous les salariés, et sont même obligées d'en supprimer certaines, en application de lois d'amnistie. »

Un tel rappel des injonctions du MEDEF donne sa juste valeur à la notion de « juste milieu » dont le rapporteur prétend qu'elle aurait présidé à la fixation du délai de cinq ans, du moins en matière de discriminations au travail. Où est le juste équilibre, lorsque l'adoption d'un délai trop court être une source d'injustice pour les titulaires de droits ? Depuis 1990 et de façon régulière depuis, la Cour de cassation envisageait une réduction à dix ans et ce n'est que parce que quelques juristes auraient avancé un abaissement à trois ans que la prescription quinquennale peut aujourd'hui être présentée comme « un juste milieu ».

Quant à l'harmonisation européenne, invoquée pour justifier cet abaissement, le rapport donne lui-même des exemples de pays – Finlande, Italie, Suède ou Suisse – où le délai de prescription de droit commun est de dix ans.

L'adoption en l'état des dispositions de cette proposition de loi modifierait sur le fond le régime juridique de lutte contre les discriminations et affaiblirait les transpositions des textes européens qui régissent la matière, dans la mesure où leur mise en application se trouverait bouleversée sur le fond par la réduction du délai de prescription.

Du reste, le rapport l'admet puisqu'il précise, page 18, qu'« en ramenant cette durée de droit commun à cinq ans, la proposition de loi risque de conduire à ce que la perte de salaire des salariés victimes de discriminations – qu'ils soient ou non représentants syndicaux – ne soit plus prise en compte que pendant cinq ans et non trente ans aujourd'hui. »

Pendant très longtemps les représentants syndicaux dans de trop nombreuses entreprises étaient victimes de discriminations – retard dans l'avancement, primes supprimées, mise au placard – sans pouvoir obtenir de réparation. Au cours des années 1990, la jurisprudence de la Cour de cassation a permis une évolution de la situation et aujourd'hui les discriminations sont plus justement réparées par les juridictions, à la suite de l'arrêt Clerc, dit aussi « méthode Clerc », du nom de cet ancien mécano de chez Peugeot, qui a voué une grande partie de sa vie syndicale à la lutte contre la discrimination.

Toutefois, pour obtenir réparation, encore faut-il pouvoir démontrer l'existence d'une discrimination, ce qui implique d'examiner le déroulement de la carrière des personnes, de le comparer avec celui d'autres salariés se trouvant dans une situation comparable et de démontrer qu'il existe une répétition ou une accumulation de faits discriminatoires. La discrimination est un délit continu qui provoque des inégalités de traitement. Elle s'apprécie donc dans le temps.

Tant bien que mal, depuis la fin des années 1990, des syndicalistes discriminés de grandes entreprises ont réussi à négocier des rattrapages financiers pour cause de réparation de discriminations et des réintégrations à leur juste niveau dans la grille de classification. Dans les petites et moyennes entreprises, faute de représentation syndicale, les salariés sont souvent conduits à attendre d'avoir quitté l'entreprise pour engager une action en réparation : c'est donc particulièrement pour eux que la réduction du délai de prescription risque d'être dommageable.

Selon les auteurs de cette proposition de loi, une telle réduction serait rendue possible « dans la mesure où les acteurs juridiques ont un accès plus aisé qu'auparavant aux informations indispensables pour exercer leurs droits ».

Il convient tout d'abord de rappeler que la société n'est pas uniquement composée « d'acteurs juridiques », pour reprendre l'expression, ni même de personnes continuellement assistées de leurs avocats… Et quand bien même une personne victime d'une ou de plusieurs discriminations franchirait le pas de s'inscrire dans une démarche de droit, souvent au prix de la rupture de la loi du silence, encore faut-il que les acteurs, associations ou syndicats, qui maîtrisent les outils juridiques et peuvent aider les salariés, aient le temps d'établir la preuve ou l'intention discriminatoire.

Avec un délai de prescription quinquennal, toutes les actions devant les conseils de prud'hommes de salariés victimes de discriminations, qui pouvaient aboutir grâce au délai de prescription trentenaire, deviendront plus difficiles. Le nombre des actions de salariés en dommages et intérêts contre l'ensemble des discriminations retenues par le code du travail, qu'elles soient liées au sexe ou au pays d'origine, à la couleur de la peau, au handicap, à l'orientation sexuelle ou à l'appartenance syndicale, ne pourra que diminuer.

La réduction du délai de prescription dans tous ces cas de figures, jointe à la minimisation conséquente du risque financier, est un mauvais signal que vous adressez aux employeurs qui usent de telles pratiques. Vous leur donnez pratiquement un blanc-seing qui les incitera à ne pas prévenir les diverses formes de harcèlement qui existent sur les lieux du travail.

Mais la réduction du délai de prescription n'est pas le seul élément préoccupant de la proposition de loi, il faut aussi considérer le moment à partir duquel court le délai. Les justifications de la rédaction d'origine invoquée à la page 15 du rapport indiquent que la rédaction s'inspire de la réforme du droit allemand des obligations et d'autres dispositifs relatifs aux contrats de commerce internationaux, en calquant la formule de délai imputable à un créancier. Nous ne pouvons tout de même pas reprendre tel quel, pour toutes les relations sociales de droit commun du code civil, ce qui est conçu initialement pour le droit du commerce !

Pourquoi cette insistance à réduire les délais de recours en droit du travail ? Aujourd'hui, pratiquement tous les dossiers présentés en justice et utilisant la méthode Clerc aboutissent aux mêmes décisions de reconnaissance du préjudice subi et donc des réparations nécessaires. Derrière les premiers syndicalistes qui ont obtenu gain de cause, ils sont maintenant des dizaines à engager le même type d'actions. Une telle situation commence à coûter cher aux entreprises. Mais après tout, si la représentation nationale a décidé de voter des lois pour lutter contre les discriminations, elle ne peut que se féliciter qu'elles soient efficaces.

Seulement voilà : après le dossier des réparations des discriminations syndicales, arrive celui de la discrimination salariale généralisée subie par les femmes entrées en nombre sur le marché du travail dans les années soixante-dix et, à travail égal, sous-rémunérées. Le nombre de salariés concernés étant cette fois bien supérieur, il y avait urgence pour le MEDEF à arrêter cette spirale de réparations.

Mais il ne sert à rien de se lamenter sur les inégalités subies par les femmes, si les maigres outils fournis par la législation pour lutter contre ces abus sont démantelés. Face à cette situation, notre collègue, le sénateur Jean-Jacques Hyest, à l'origine de la proposition de loi, a reconnu le risque d'ambiguïté. Interpellé par un collectif regroupant des syndicats comme la CGT et la CFDT, qui représentent la grande majorité des salariés du pays, le Syndicat des avocats de France, le Syndicat de la magistrature ainsi que des associations de lutte contre les discriminations, il a cherché une autre formulation plus acceptable en ce qui concerne le délai de prescription dans les relations du travail, c'est-à-dire régies par le code du travail et le régime des fonctionnaires.

Cette formulation est reprise dans l'amendement déposé à l'article 8, qui a été voté en commission. Elle précise que l'action en réparation du préjudice se prescrit à compter de cinq ans « à compter de la révélation de la discrimination », et que la réparation couvre « l'entier préjudice résultant de la discrimination, pendant toute sa durée ». Cette formulation de compromis, qui clarifie la question de la réparation dans sa durée, réduit tout de même le délai de prescription de trente à vingt ans, du fait du nouvel article du code civil.

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