Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, le projet de loi qui nous est présenté parle de gouvernance, de stratégie, de pilotage, de chaînes de compétence, de comité de suivi. Sans doute, une réforme de l'Université doit-elle nécessairement en passer par des considérations institutionnelles, mais je m'étonne que le langage choisi ressemble tant à celui des entreprises. L'université n'est pas une entreprise ; au lieu d'en copier le langage, elle doit inventer le sien, et le tirer de son propre fonds, qui est riche.
Pour utiles, voire inévitables, qu'elles soient, de telles considérations relatives à l'organisation et au fonctionnement de l'Université ne sauraient constituer le socle d'une réforme. Ce serait méconnaître tout à fait les aspirations et le trouble de notre société, notamment ceux des jeunes. L'Université ne peut ni ne doit échapper aux questions qui sont les siennes, qui sont inhérentes à son nom même et que notre époque soulève avec plus d'acuité et plus d'exigence que jamais. Quel horizon ouvre-t-elle aux jeunes d'aujourd'hui et, indirectement, à la nation tout entière ? Comment, dans la multiplicité des disciplines enseignées, dans la diversité féconde de ses enseignants, dans la variété infinie de ses étudiants, peut-elle porter un message respectueux de chacun, et pourtant universel ? Question difficile, j'en conviens, mais incontournable, que ne doit pas faire oublier quelque illusoire succès arithmétique, fût-ce dans les classements internationaux. Question qui, si elle n'est pas explicitement posée, par et pour les enseignants et les étudiants, pourrait nous valoir la « meilleure » des universités, au sens où Huxley parlait du « meilleur des mondes ».
L'article 29 est particulièrement révélateur. Il a fallu attendre l'examen au Sénat pour se rendre compte que, telle qu'elle a été définie dans ce projet de loi, la gouvernance, qui est le coeur de la réforme, est inadaptée aux universités d'outre-mer, pour lesquelles un délai supplémentaire de six mois a été prévu. Il serait de bon aloi que ce délai ne soit pas consacré à la seule adaptation de la gouvernance, mais qu'il soit mis à profit pour aborder d'autres questions concernant ces universités.
Créée en 1984, l'université de La Réunion a vu le nombre de ses étudiants augmenter rapidement. On estime que ses effectifs auront doublé d'ici à 2020. Encore en phase de construction, elle est la seule université européenne de l'océan Indien, et même la seule université francophone dans cette zone. Sa situation lui donne vocation à participer à la construction de l'espace européen de l'enseignement supérieur et à engager des actions de coopération avec les pays voisins. Outre l'accueil des étudiants de la zone, elle a pour mission de mener des recherches dans des domaines aussi variés que les plantes médicinales d'origine tropicale, le domaine maritime, avec les campagnes océanographiques du Marion-Dufresne, notamment dans les terres australes antarctiques françaises, l'atmosphère ou les maladies infectieuses émergentes. Des accords de coopération ont déjà été signés avec les universités de grands pays voisins, comme l'Inde, mais toutes ces actions demandent à être encouragées et développées.
Dans ce contexte, où il faut à la fois améliorer les conditions d'accueil et d'études d'un nombre croissant d'étudiants et répondre aux exigences de la recherche fondamentale et appliquée, il va de soi que le moindre désengagement de l'État serait très préjudiciable. Ni les collectivités locales, qui interviennent déjà au-delà de leurs compétences, ni le secteur privé, par le biais des fondations que prévoit ce texte, ne pourront se substituer à l'État sans aggraver le taux d'échec et obliger les enseignants-chercheurs et l'ensemble des personnels à gérer la pénurie.
La question de la gouvernance n'est donc assurément pas la priorité. D'autant que les pistes proposées sont fort contestables, en particulier le renforcement excessif des pouvoirs des présidents d'université : en quoi un président disposant de pouvoirs accrus, y compris en matière de recrutement, sans le moindre contre-pouvoir, apporterait-il une solution aux difficultés de l'université ?
Sur ce sujet du recrutement, j'attire votre attention sur les difficultés d'application outre-mer de l'article 21, qui institue des comités de sélection. Il est prévu que ces comités soient, pour moitié au moins, constitués d'enseignants-chercheurs extérieurs à l'université. Quand on connaît la difficulté de faire face aux frais de déplacement nécessaires à la constitution des jurys des thèses de doctorat soutenues outre-mer, on peut craindre que cette nouvelle disposition ne vienne alourdir un peu plus les budgets des universités.
L'Université mériterait mieux qu'un texte minimaliste et, à bien des égards, inapplicable aux universités françaises implantées hors de l'Hexagone. Permettez-moi de vous rappeler la magnifique devise que Louis Aragon avait proposée à l'université de Strasbourg : « Enseigner, c'est dire espérance ; étudier, fidélité ». Deux de nos plus grandes traditions y affirment ensemble le primat de la pensée qui, aujourd'hui, est mis en question de façon encore plus dérisoire que dangereuse. Quelle espérance propose votre université ? Quelle fidélité désire-t-elle inspirer ? (Applaudissements sur les bancs du groupe de la Gauche démocrate et républicaine et du groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche.)