Madame la garde des sceaux, il y a un mois à peine, je regrettais ici même que nous discutions d'un texte relatif aux condamnés jugés dangereux avant même que nous examinions le projet de loi pénitentiaire, tant annoncé et tant attendu. Il est regrettable que votre majorité n'ait pas décidé de s'inspirer du rapport de M. Lecerf, notre collègue du Sénat, et qu'elle n'ait pas accepté les plus intéressants de ses amendements. Même si ces amendements n'étaient pas exceptionnels, au moins avaient-ils le mérite d'essayer de rendre ce projet de loi un peu plus conforme à nos principes fondamentaux.
Les cas de récidive mettent avant tout en évidence les défaillances de notre système et notre part de responsabilité dans les tragédies que nous déplorons tous ici. Partant de ce constat, il faudrait que les soins et traitements soient dispensés dès le début de l'incarcération et non quelques mois avant la date prévue de la libération.
Le texte aurait dû s'attacher à proposer, dans le cadre d'une réforme ambitieuse de notre système pénitentiaire, un parcours d'exécution de la peine correspondant à une véritable stratégie individualisée de lutte contre la récidive. Si un nouvel article du code de procédure pénale le prévoit, son manque d'ambition se traduit par le maintien de la rétention de sûreté. Si vous aviez eu la certitude que tous les moyens seront déployés pour permettre que cet article soit pleinement appliqué, vous auriez conclu à l'inutilité d'une rétention de sûreté après la peine. Mais ce que vous visez, quoi qu'en dise votre majorité, c'est bien la perpétuité réelle.
L'objectif de la réinsertion, clef de voûte de la lutte contre la récidive, n'est pas celui visé par la chancellerie. Vous nous proposez, au contraire, avec la complicité de votre majorité, de remettre au goût du jour la relégation.
Le dispositif proposé n'est rien d'autre qu'un aveu de faiblesse. Vous refusez de prendre les mesures qui s'imposent pour traiter de la situation des criminels les plus dangereux. Ces mesures existent ; elles supposent de dégager des moyens financiers et humains suffisants pour que la prison ne devienne pas le plus grand asile psychiatrique de France, pour reprendre l'expression de M. Lecerf. Or le Gouvernement n'est pas disposé à faire de tels efforts.
La prise en charge psychiatrique en France est telle que la prison reste malheureusement, et dans de trop nombreux cas, l'ultime recours. Ce choix n'est pas sans risques ; nous le mesurons aujourd'hui.
Le temps de la peine dans nos prisons est un temps mort. Même pour les longues peines, rien n'est entrepris, ou si peu, pour favoriser l'amendement du condamné. Les soins, les traitements, la prise en charge sociale, la formation, autant de mesures indispensables à la réinsertion, sont quasiment inexistants faute de moyens. C'est pourquoi, à leur sortie de prison, les condamnés n'auront bénéficié d'aucun suivi et n'auront aucun projet de réinsertion. Qui s'étonnera que les plus fragiles de ces détenus, les plus dangereux, récidivent ? Le Gouvernement et sa majorité en tirent prétexte pour médiatiser leur indignation et justifier les mesures les plus injustifiables. Cette posture ne sert que de paravent à votre immobilisme face à l'urgence pénitentiaire.
Faute d'agir, vous choisissez d'enfermer après la peine au prétexte de garantir à notre société un risque zéro qui n'existe pas. Et à quel prix ? Celui du sacrifice de nos principes fondamentaux et du renoncement aux valeurs qui fondent notre tradition humaniste. Il n'était pas utile d'en passer par là. Il aurait suffi que vous preniez vos responsabilités en vous engageant dans une réforme ambitieuse permettant une prise en charge médicale et sociale dès le début de la peine. Vous auriez pu alors, comme vous le prétendez, madame la garde des sceaux, mieux protéger les Français en prévoyant pour les condamnés un processus de soins et d'insertion, dans le respect de nos principes fondamentaux.
Vous avez beau répéter à l'envi que cette rétention de sûreté n'est pas une peine, mais une mesure de sûreté, les faits sont têtus. Les auteurs de crimes graves seront enfermés à leur sortie de prison, après avoir effectué leur peine, pour une durée inconnue, donc potentiellement illimitée. Une telle privation de liberté, bien que vous ayez décidé de lui donner une autre appellation juridique, s'apparentera donc bien à une peine pour le détenu.
Notre justice criminelle a toujours reposé sur un principe simple, selon lequel il ne peut y avoir de détention sans infraction. Aujourd'hui, vous piétinez ce principe , puisque la détention sera décidée, non plus sur la base d'un crime commis, mais d'un crime dont on craint qu'il le soit. Pour reprendre l'expression parfaitement adaptée d'un de vos éminents prédécesseurs, notre justice punira « un auteur virtuel d'infractions éventuelles ». Et selon quels critères ? Celui de la dangerosité appréciée par des experts psychiatriques. Vous avez pourtant reconnu, madame la garde des sceaux, qu'il était difficile de définir la notion de dangerosité. Du reste, lors de votre audition devant la commission des lois, vous aviez mis en garde les membres de votre majorité sur les risques d'inconstitutionnalité.
Cet appel à la prudence aura été de courte durée puisque, quelques jours plus tard, vous acceptiez les amendements tendant à élargir le champ de la mesure, initialement limitée aux crimes graves commis sur des mineurs de quinze ans.
Mais ce n'est pas le seul risque d'inconstitutionnalité que vous avez décidé de braver puisqu'un amendement gouvernemental a prévu la rétroactivité de la mesure. Nos collègues sénateurs et leur rapporteur ont tenté, lors de l'examen du texte en commission, d'être bien moins imprudents, mais c'était sans compter sur la détermination du Gouvernement qui a fortement insisté pour que la rétention de sûreté soit immédiatement appliquée, y compris pour les personnes déjà condamnées. Et il a été malheureusement suivi par la majorité des parlementaires. L'article 12 prévoit ainsi l'application de la rétention aux personnes déjà condamnées. Malgré l'usine à gaz mise en place et toutes vos contorsions juridiques, vous ne pouvez masquer l'évidence : la mesure sera rétroactive et ne pourra donc satisfaire aux exigences constitutionnelles.
Le président du Conseil constitutionnel a d'ailleurs rappelé ce week-end que le principe de rétroactivité des lois ne s'applique que pour les lois pénales les plus douces. Sans préjuger de la décision du Conseil constitutionnel, on peut d'ores et déjà y voir là un indice.