Certains, d'ailleurs, souhaitent déjà aller plus loin.
Lorsque Xavier Bertrand avait, en janvier 2007, dans le cadre du deuxième programme de nutrition, missionné MM. Rufo et Poulain pour créer un groupe de travail afin d'élaborer ce code de bonne conduite, il avait déclaré : « Il est important, au moment où les jeunes filles regardent les mannequins, de s'interroger sur le véritable impact de ces images sur les comportements. La loi n'est pas l'alpha et l'oméga pour régler ce type de sujet. Je ne suis pas persuadé, sur ce dossier-là, qu'il faille légiférer ».
C'était il y a un an. Depuis, il y a eu rupture, et nous légiférons dans l'urgence.
La deuxième raison pour laquelle votre texte ne va pas dans le bon sens, c'est qu'il ne traite pas ce sujet sous l'angle de la santé publique, comme l'ont dit les orateurs qui m'ont précédée.
Quel objet et quelle utilité présente votre proposition ? Vous souhaitez combattre l'incitation à l'anorexie en complétant un article du code pénal – et le code pénal n'est pas un code de santé – qui poursuit l'acte de provoquer au suicide, en ajoutant : « et à la maigreur excessive ». Vous visez ainsi les incitations provenant de moyens de communication.
L'anorexie n'existait-elle pas avant Internet ? Avant la mode des mannequins outrancièrement maigres ? Et est-ce le levier efficace pour la combattre ?
Nous connaissons tous des jeunes filles, des jeunes femmes – moins de jeunes garçons – victimes d'anorexie mentale ou de troubles du comportement alimentaire. Le phénomène serait même en augmentation. Il toucherait 1 % des 12-19 ans dans sa forme anorexique, et 2 à 3 % dans sa forme boulimique, celle qui augmente le plus, et qui n'est pas traitée dans cette proposition de loi. En France, on estime à 40 000 le nombre de personnes concernées.
D'origine psychique, le trouble du comportement alimentaire provoque des conduites de restriction alimentaire ou de boulimie entraînées par une préoccupation tyrannique de l'apparence, la peur de vieillir, de voir le corps se transformer. Les causes sont multiples. Au départ, il y a une indicible souffrance qui conduit à un programme de survie afin de s'anesthésier contre des douleurs, expression d'un désir mis à mal, d'un désarroi immense, mal compris, dont on peine à deviner la souffrance.
Les causes sont complexes. Et selon la psychiatre Virginie Megglé, il n'y a pas une anorexie, ni une seule cause dont la découverte assurerait la guérison, mais divers degrés d'anorexie. Multiples sont les événements d'une famille à l'autre, mais leur éclosion est souvent déterminée par un événement ou une série d'événements qui les induisent. Selon elle, « il faudrait discerner les causes des éléments déclencheurs ».
À ces facteurs complexes s'ajoutent les nombreuses difficultés auxquelles se heurtent les traitements. L'une de ces difficultés peut être une détection tardive par les proches, qui ne perçoivent pas toujours les symptômes. À cet égard, nous disons et redisons que des médecins scolaires plus nombreux et plus attentifs, ou des infirmières en plus grand nombre, pourraient aider à détecter les symptômes.
La difficulté peut provenir de la personne elle-même, qui veut et pense contrôler son corps. Les échanges et conseils lus sur des blogs en donnent un aperçu.
Les traitements qui réussissent le mieux sont les modes de prise en charge par des équipes pluridisciplinaires, avec le soutien de la famille. Ces traitements sont toujours longs et connaissent parfois des rechutes.
C'est un véritable sujet de santé publique, comme vous le disiez, madame la ministre. Aussi, nous sommes en droit de nous poser la question de l'efficacité de cette proposition, qui ne comporte aucune mesure visant à lutter contre les troubles du comportement alimentaire : campagnes de prévention, développement de structures, prise en charge pluridisciplinaire des malades et accompagnement des familles. Rien de tout cela ne figure dans la proposition de loi que vous nous suggérez d'adopter.
D'ailleurs, dans son rapport, notre collègue Valérie Boyer a la prudence de déclarer que le texte « n'a pas pour objectif de répondre à l'ensemble des questions soulevées par cette maladie complexe, notamment celle relative à sa prise en charge psychologique et médicale, qui relève en premier lieu de professionnels compétents. Toutefois, poursuit notre rapporteure, en insérant de nouvelles dispositions dans le code pénal, la proposition de loi permettra de prévenir certaines dérives et ne pas se résoudre à l'idée que l'on puisse faire des icônes de ces corps décharnés ».
C'est la troisième critique que je formulerai : votre seule approche du problème est celle de la répression pour lutter contre l'image véhiculée par les médias.
L'INSERM souligne que la pression sociale exercée par les médias sur l'image du corps pourrait contribuer à entraîner des pratiques alimentaires abusives.
Eliette Abécassis, que vous citez également dans votre rapport, parle de « corset invisible », sous la forme de pression exercée par des modèles de minceur et de maigreur et une injonction de ne pas vieillir.
Le professeur Philippe Jeammet, de l'Institut Montsouris, souligne que « la mode n'a pas créé l'anorexie, mais peut favoriser le trouble en favorisant l'extrême minceur. La mode, la danse, la gymnastique sont des milieux à risque. »
Comme le dit encore la psychiatre Virginie Megglé, ancienne anorexique elle-même, « face à l'anorexie, il y a le visible et l'invisible ». Votre approche consiste à ne traiter que le « visible ». C'est la démarche de la charte, règle de conduite signée par les milieux de la mode. Pourquoi ne pas avoir complété ce dispositif par une politique de santé publique d'envergure pour lutter contre ces maladies, plutôt que d'ajouter ce volet répressif en s'attaquant à la médiatisation de l'incitation, ce qui n'est ni pertinent ni suffisant ?
Il semble que vous visiez plus particulièrement Internet et des sites nommément désignés, les sites « pro-Ana ». Ce mouvement, lancé aux USA vers 2000, est arrivé en France il y a deux ans environ. À travers ce texte, je crains que nous lui fassions, involontairement, de la publicité. Ces sites sont actuellement cités dans tous les articles de presse qui évoquent cette proposition de loi.
Lorsque l'on tape « pro-Ana » sur un moteur de recherche comme Google, il y a 92 000 réponses. Et 5 620 blogs de filles peuvent être consultés. Les sites que vous visez particulièrement sont très divers. Certains ont d'ailleurs été fermés par leur hébergeur, sans doute en raison de leur dangerosité. Ce n'est pas suffisant.
Que faut-il en penser ? Pour le professeur Rufo, il faut éradiquer ces sites en tant qu'outils de propagande en faveur de l'anorexie. Mais Véronique Megglé nous met en garde : « Ces filles sont déjà rejetées par la société. Elles se sentent exclues. Faut-il encore plus les stigmatiser ? Si l'on interdit ces modes d'expression, on sait très bien que cela va réapparaître sous d'autres formes plus néfastes. Les interdire ne servirait qu'à donner bonne conscience aux politiques. En revanche, il est important de mettre en garde les adolescentes sur les dangers de ces sites ». Ces jeunes filles, faut-il les sanctionner ou les soigner ?
Qu'en sera-t-il des séries télévisées dans lesquelles joueront des mannequins trop maigres ? Qu'en sera-t-il des magazines ? Et en quoi votre texte peut-il être utile ou efficace ?
Les troubles du comportement alimentaire sont des sujets de santé publique importants, angoissants pour les familles qui y sont confrontées et graves pour les jeunes filles et les jeunes hommes qui y sont plongés. Ils mériteraient d'être traités avec une autre ambition et d'autres moyens. Surtout, ils devraient s'inscrire dans le cadre d'un plan national de santé des adolescents, et non pas abordés sous ce seul aspect répressif.
Votre texte, ma chère collègue, ne serait-il, au final, qu'un coup de pub contre la pub ? Ce texte est décevant, il n'est pas à la hauteur des attentes. Car ce n'est pas seulement aux sites Internet qu'il faut s'attaquer, c'est à l'anorexie elle-même. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche.)