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Mission d’information sur les questions mémorielles

Séance du 5 novembre 2008 à 16h00

Résumé de la séance

Les mots clés de cette séance

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  • commémoration
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  • histoire
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La séance

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La séance est ouverte à seize heures

La mission d'information sur les questions mémorielles a procédé à l'audition de M. Yves Jego, Secrétaire d'Etat chargé de l'Outre-mer auprès de la ministre de l'Intérieur, de l'Outre-mer et des Collectivités territoriales.

PermalienPhoto de Catherine Coutelle

Nous sommes heureux de vous entendre, monsieur le ministre, car nous avons maintes fois évoqué la mémoire de l'esclavage, en particulier lors de notre table ronde du 16 septembre sur la pluralité des mémoires et leur rapport à l'histoire. Nos échanges ont rappelé l'enjeu que représentent les mémoires blessées et la reconnaissance des événements du passé. Même si le souvenir de ceux-ci peut être source de divergences, il revient aux pouvoirs publics de permettre à chacun de trouver sa juste place dans la mémoire nationale. Et la récente victoire de BarackObama réveille le thème de la diversité des origines.

Fruit d'une histoire particulière et de l'éloignement géographique, les mémoires ultramarines sont soumises au risque de fragmentation et d'enfermement, et le nombre important des dates de commémoration de l'esclavage révèle la pluralité des lectures des événements. Notre mission souhaite connaître votre sentiment sur cette question. Faut-il, selon vous, maintenir le principe de commémorations différenciées ? La France a-t-elle assumé pleinement son travail de mémoire à l'égard de l'esclavage, de la traite négrière et de leur abolition ? Comment rassembler tous les Français autour de ce fait historique, aux implications mondiales ? Enfin, quel peut être le rôle des collectivités dans ce domaine ?

PermalienYves Jégo, secrétaire d'état chargé de l'outre-mer

Je vous remercie de me permettre de m'exprimer sur ces questions avant la fin de vos travaux.

La loi de 2001 étant l'une des lois mémorielles de notre pays, vous avez sans doute évoqué longuement l'esclavage au cours de vos auditions. Je peux témoigner devant vous des effets de cette loi : sans aucun doute elle a fait évoluer la situation en offrant à nos compatriotes d'outre-mer la reconnaissance qu'ils attendaient d'événements extrêmement douloureux de notre histoire. Je ne suis pas certain que nous la rédigerions aujourd'hui dans les mêmes termes, mais il faut lui reconnaître des vertus, car en dépit de certaines divergences autour des dates de commémoration, elle a contribué à apaiser les esprits et à combler les non-dits, dénouant certaines tensions entre une partie de l'outre-mer et la métropole. Ce texte a donc un aspect positif, qui est à prendre en compte dans vos réflexions sur l'utilité de légiférer en ces matières.

Faut-il reprendre aujourd'hui le débat sur les dates de commémoration ? Mon sentiment est que le récent décret du Premier ministre, qui retient plusieurs dates, est un bon compromis permettant à chacun de choisir la date de commémoration qui lui semble la plus importante. A la date nationale du 10 mai s'ajoutent une date pour les associations et des dates différentes selon les territoires. J'ai participé cette année aux cérémonies de commémoration à Fort-de-France : j'ai compris que l'important était de laisser le travail de mémoire s'accomplir au cours d'une journée de reconnaissance publique, pour que tous puissent commémorer la réalité douloureuse de notre histoire. Laissons aux générations futures le soin de regrouper ces commémorations, si elles en éprouvent le besoin. Référons-nous au travail de mémoire tel que l'entendait Paul Ricoeur – qui d'ailleurs préférait ce terme à celui de « devoir de mémoire ». Cette dualité entre les termes « devoir » et « travail » est intéressante : pour ma part, je pense que la mémoire « travaille », comme le bois et tout ce qui est vivant.

Je suis convaincu qu'il ne faut pas imposer une histoire officielle. Il n'est pas illégitime que les parlementaires se soient emparés de ces questions – comme peuvent le faire tous les citoyens – mais ils doivent laisser les historiens faire leur travail. Il faut trouver un équilibre, ce qui, sur de tels sujets, n'est pas facile.

Je serai plus circonspect pour ce qui est de légiférer sur des événements qui se sont déroulés en dehors de nos territoires. L'intervention du Parlement a des limites. Le Parlement ne doit rien imposer et laisser les historiens faire leur travail. En matière mémorielle je serai, pour ma part, plus incitatif.

S'agissant de la reconnaissance de l'esclavage, je le répète, depuis le vote de la loi du 21 mai 2001, nous avons accompli de réels progrès, que l'on doit tant au travail du CPME – Comité pour la mémoire de l'esclavage – qu'aux diverses actions qui ont été menées et aux nombreux débats sur les dates et les formats de commémoration. La loi a permis de mener des actions concrètes en matière éducative et culturelle. De nombreuses polémiques ont ponctué ce débat, mais elles nous ont permis d'avancer sur un sujet qui concerne désormais autant la métropole que l'outre-mer. Ceux qui s'interrogeaient hier sur la commémoration de l'esclavage ont pu approfondir leur connaissance de l'autre. Faire la France, c'est aussi accepter que d'autres aient une approche différente de notre histoire commune et des douleurs partagées. A ce titre, vous faisiez justement allusion, madame la présidente, à l'élection de Barack Obama…

En bref, la loi de 2001 est un texte important : d'une part, elle permet au secrétaire d'État à l'outre-mer que je suis d'apporter des réponses à ces questions et, d'autre part, elle montre que notre République a pris en compte officiellement la question de l'esclavage. C'est important, car un traumatisme nié par une partie de la nation peut faire l'objet d'une fixation pour certains. Depuis que j'exerce mes responsabilités, je constate que les esprits sont apaisés et les débats sereins, ce qui nous permet d'apporter à ces questions des réponses républicaines.

PermalienPhoto de Catherine Coutelle

La loi «Taubira» avait deux volets : la reconnaissance de la traite négrière comme crime contre l'humanité et la nécessité de prendre en compte cette question dans les études, les recherches historiques et l'enseignement. Avez-vous constaté, monsieur le secrétaire d'État, en métropole comme outre-mer, une recrudescence des études réalisées par les historiens et une plus grande place accordée dans les manuels scolaires à l'esclavage et à la traite négrière ?

PermalienYves Jégo, secrétaire d'état chargé de l'outre-mer

Je ne suis pas en mesure de vous dire si le nombre des études a augmenté depuis que la loi existe, mais je sais que le CPME a recensé un nombre important de travaux. Il fait par ailleurs état d'une demande d'éclaircissements culturels et pédagogiques de la part notamment de l'Éducation nationale. C'est ainsi qu'il envisage de créer un centre virtuel consacré à la mémoire, accessible sur Internet, qui mettrait en valeur ce qui existe déjà tout en s'ouvrant sur des secteurs où les travaux sont insuffisants.

Rien de tout cela n'aurait été possible sans la loi, qui a permis de mettre ces questions sur la table au niveau des institutions républicaines. C'est incontestablement l'un de ses effets positifs.

Un autre effet, en revanche, tarde à venir : c'est la qualification de l'esclavage qui, si elle peut paraître surprenante au regard de notre propre histoire, serait très utile aujourd'hui car l'esclavage, contrairement à ce que l'on croit, existe encore, et dans certains pays il se développe. Le fait que la France le qualifie comme acte criminel devrait permettre d'ouvrir le débat sur l'esclavage qui se pratique aujourd'hui – un certain nombre d'articles de presse, dont certains sont effrayants, en font état – et de renforcer ce combat qui n'est pas seulement mémoriel, mais actuel.

PermalienPhoto de George Pau-Langevin

De nombreux travaux ont été réalisés aux Antilles sur la question de l'esclavage : ce n'est sans doute pas là que nous devons faire porter l'effort. Mais comment faire en sorte que cette connaissance approfondie de l'esclavage et de ses conséquences terribles dans la mémoire et la conscience des populations ultramarines soit mieux partagée par l'ensemble de la nation ? Et comment éviter en même temps la concurrence des mémoires, qui préoccupe nos compatriotes et les élus que nous sommes ?

Enfin, une initiative est lancée au Parlement européen en vue de reconnaître l'esclavage avec des dispositions proches de la loi «Taubira». Le secrétariat d'État chargé de l'outre-mer s'associe-t-il à cette initiative ? Que pouvons-nous attendre d'une telle prise de position au niveau européen ?

PermalienPhoto de Catherine Coutelle

La loi «Taubira» a-t-elle fait l'objet d'une évaluation ? Dispose-t-on aujourd'hui d'un bilan des recherches accomplies, outre-mer comme en métropole ? Savez-vous si des programmes de recherche ont été initiés par les universités ?

PermalienYves Jégo, secrétaire d'état chargé de l'outre-mer

S'agissant des évaluations, le CPME publie chaque année un rapport sur l'ensemble des recherches et des commémorations. J'indique que le Comité, en dépit de faibles moyens, fait un travail d'une grande qualité, notamment en collaboration avec le CNRS, pour faire connaître l'existant.

Cela dit, ces questions ne me semblent pas relever uniquement, au sein du Gouvernement, du secrétariat d'État à l'outre-mer, mais d'un co-pilotage avec le ministère de la culture. Sans vouloir en déposséder mon secrétariat d'État, je pense que les questions relatives à l'esclavage doivent également concerner l'Éducation nationale et la Culture. Le fait de les limiter à l'outre-mer me gêne un peu, car le travail de mémoire est un dessein national et nous devons éduquer les populations dans cette voie : tel est le sens de la date du 10 mai. A nous d'en faire un événement. Si j'ai organisé cette année des expositions au sein du secrétariat d'État, c'est pour amener le grand public de métropole à réfléchir à une question qui fait sens, grief et débat aux Antilles. Le secrétariat d'État à l'outre-mer ne saurait piloter seul cette opération, sous peine de l'enfermer dans une logique territoriale, ce qui aurait des effets négatifs.

Quant à la concurrence des mémoires, elle ne me semble pas créer de problème ou de blocage, pour autant du moins que je peux en juger au bout de quelques mois. Je crois qu'il y a, au contraire, une volonté claire et partagée d'étendre la réflexion au-delà des territoires concernés par l'esclavage. Et je serais heureux que les perspectives européennes se développent, car cette question ne concerne pas uniquement notre pays mais l'ensemble du monde. On veut travailler avec le CPME afin de créer un centre virtuel, c'est-à-dire de mettre en place un site Internet pour conserver les connaissances et mettre en réseau les chercheurs. Le secrétariat d'État approuve cette démarche et entend l'accompagner, car les lieux géographiques de mémoire de l'esclavage sont nombreux et très différents les uns des autres : il ne faudrait pas privilégier l'un d'entre eux. Un outil dématérialisé, outre qu'il a un plus grand retentissement, permet d'éviter le piège d'une implantation géographique qui serait forcément limitative.

Le Comité, qui approche de la fin de son premier mandat de cinq ans, publiera dès le début 2009 un bilan complet de son action, donc des effets de la loi de 2001.

Certains des Martiniquais qui assistaient à Fort-de-France aux récentes cérémonies de commémoration nous ont confié qu'ils les jugeaient auparavant trop politisées. Aujourd'hui, tous les Martiniquais s'y associent, quelle que soit leur origine et leur couleur de peau. Encore un progrès intéressant, même si certains disent aussi que « ce n'est plus notre commémoration ».

Pour conclure, je ne suis pas partisan de l'inflation législative sur les questions mémorielles, mais je ne nie pas que la loi a permis d'apaiser les tensions et de faire évoluer les positions des uns et des autres.

PermalienPhoto de George Pau-Langevin

Je me réjouis de vos propos sur la concurrence des mémoires, mais dois-je comprendre que le projet de Cité de l'outre-mer a du plomb dans l'aile ?

PermalienYves Jégo, secrétaire d'état chargé de l'outre-mer

Je n'ai pas connaissance d'un tel projet, et rien n'est prévu en ce sens dans le projet de budget pour 2009. Mais votre proposition ne manque pas d'intérêt.

PermalienPhoto de George Pau-Langevin

C'était un engagement de Jacques Chirac en 2002. Il s'agissait d'un lieu d'exposition, d'archives et de débats, que Mme Girardin souhaitait installer dans le Musée des colonies, puis au sein de la Cité de l'immigration.

PermalienYves Jégo, secrétaire d'état chargé de l'outre-mer

Des débats ont eu lieu au sein du CPME sur l'opportunité de créer un lieu spécifique pour la mémoire de l'esclavage, mais un tel projet serait coûteux et trop exclusif. C'est pourquoi le choix a été porté sur un lieu dématérialisé qui regrouperait les thèses, les travaux des chercheurs et tous les éléments d'iconographie disponibles concernant l'esclavage. Ce fonds de ressources aurait en outre l'avantage d'être accessible à tous. Par ailleurs, le Gouvernement soutient les projets locaux : il aide notamment la région Guadeloupe, qui envisage la création d'un musée. Enfin, le projet de création d'un musée dédié à l'histoire de France aux Invalides devrait permettre d'évoquer cet aspect important de notre passé. Je trouve pour ma part ce projet cohérent, l'esclavage étant un aspect de l'histoire de notre pays.

PermalienPhoto de Christiane Taubira

La loi de 2001, outre la création du Comité pour la mémoire de l'esclavage, instaure une date de commémoration, mais c'est sans préjudice de celles qui existent déjà dans les départements d'outre-mer. Votre témoignage est intéressant, monsieur le secrétaire d'État, car en Martinique, les descendants de maîtres ont encore aujourd'hui une force économique réelle. Leurs relations avec les descendants d'esclaves sont difficiles, bien que, depuis le vote de la loi, ceux-ci participent aux célébrations et s'expriment publiquement. La loi a donc instauré le dialogue.

S'agissant de l'évaluation des effets de la loi, elle a également permis des avancées intéressantes puisque le CPME réalise chaque année un état des lieux exhaustif, cependant que des professeurs d'IUFM examinent les manuels scolaires, dont certains, semble-t-il, ont sensiblement évolué. En réalité, les enseignants évoquent depuis longtemps cet aspect de l'histoire, mais avant la loi, ils manquaient de supports pédagogiques. La publication de supports agréés par l'Éducation nationale facilite le travail des enseignants et apporte plus d'égalité dans l'enseignement de ces questions. C'est un progrès incontestable.

Aujourd'hui, les territoires prennent en charge les lieux de mémoire : certains érigent des statues, d'autres approvisionnent leurs bibliothèques. En métropole, des régions ont été très réactives. C'est le cas de la Franche-Comté qui, peu de temps après la promulgation de la loi, a mis en place un programme très dynamique sur tous les aspects de l'esclavage, sans oublier l'abolition et tout ce qui relève de l'anthropologie et de l'ethnologie.

Mme Pau-Langevin a évoqué le projet de Cité de l'outre-mer. Je vous rappelle qu'il avait fait à l'époque l'objet d'une querelle, certains souhaitant joindre au projet historique et culturel un centre des affaires. Je ne suis pas surprise d'apprendre que votre projet de budget pour 2009 ne comporte pas de crédits pour réaliser ce projet, mais je rappelle que le président Chirac avait confié à Édouard Glissant une mission de préfiguration sur la création d'un centre national sur ces questions.

Enfin, l'esclavage a été pratiqué par l'ensemble des puissances européennes : à ce titre, sa mémoire ne concerne pas uniquement notre pays, même si le gouvernement français de l'époque n'avait pas souhaité élargir à cette échelle le texte de la loi – lequel ne mentionne d'ailleurs pas la France comme telle. Aujourd'hui, de nombreux pays européens entreprennent de commémorer ces événements. C'est le cas de l'Angleterre, avec le Musée international de l'esclavage de Liverpool, mais aussi de la Suède et du Danemark, qui pourtant n'ont participé que marginalement à la traite.

Quant à la concurrence des mémoires, on en parle plus qu'elle ne se manifeste…

PermalienYves Jégo, secrétaire d'état chargé de l'outre-mer

La France reconnaît de nombreuses dates de commémoration : à celle du 2 décembre, Journée internationale pour l'abolition de l'esclavage, s'ajoutent le 23 août, Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition, initiée par l'UNESCO, les 10 et 23 mai, les 22 mai en Martinique et 27 mai en Guadeloupe, le 10 juin en Guyane, le 20 décembre à la Réunion et le 27 avril à Mayotte. Cela dit, je me demande si la multiplicité des commémorations n'enlève pas de sa force à l'événement.

PermalienPhoto de Catherine Coutelle

Il est important, en effet, de ne pas limiter la question de l'esclavage aux territoires d'outre-mer. Rappelons-nous combien les villes de métropole qui ont pratiqué le commerce triangulaire ont eu du mal à reconnaître ce passé ! Nantes l'a fait en 1980 – en présentant à cette occasion une exposition très intéressante – mais La Rochelle et plus encore Bordeaux – comme en témoigne une étude récente, commandée par Alain Juppé – sont encore réticentes.

PermalienYves Jégo, secrétaire d'état chargé de l'outre-mer

Ce n'est pas tout à fait juste car Bordeaux va consacrer, en mai prochain, une salle à l'esclavage !

PermalienPhoto de Catherine Coutelle

Les lieux de mémoire ont fait l'objet en France d'une étude approfondie, sous la direction de Pierre Nora, mais celle-ci n'a pas abordé ce sujet. Ne pourrait-on, dans ces domaines, permettre aux organismes de lancer des appels à projet auprès des chercheurs ?

PermalienYves Jégo, secrétaire d'état chargé de l'outre-mer

C'est la vocation du CPME que de recenser tous les travaux en cours.

Je vous remercie, mesdames et messieurs, de m'avoir accueilli pour évoquer une question passionnante, et parfois polémique.

La séance est levée à dix sept heure quarante cinq.