Découvrez vos députés de la 14ème législature !

Intervention de Frédéric Cuvillier

Réunion du 17 janvier 2008 à 15h00
Grenelle de l'insertion — Déclaration du gouvernement et débat sur cette déclaration

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrédéric Cuvillier :

En effet, ces ambitions ne souffrent pas de modestie, et c'est tant mieux. Le Président de la République les a d'ailleurs fixées lui-même : réduire d'un tiers la pauvreté dans notre pays en cinq ans. De fait, on compte 7 millions de pauvres en France, soit 10 % de la population qui vit avec moins de 650 euros par mois.

Loin de moi la volonté de modérer votre enthousiasme, mais force est de constater qu'on peut légitimement douter de la réalité et de l'efficacité du dispositif appelé « Grenelle de l'insertion ». Si les effets de présentation et de communication en sont particulièrement bien soignés, il y a de grands risques qu'il se réduise à des pétitions de principe. Permettez-moi, avant d'aborder les questions de fond, d'expliciter nos réserves.

Ce grand débat public risque en effet d'être quelque peu étriqué : vous ne prévoyez d'aborder l'insertion que dans ses aspects économiques, et plus précisément professionnels, alors qu'un parcours d'insertion forme un tout.

Vous ne pouvez en traiter sérieusement sans embrasser d'autres domaines : ainsi, le logement – comme vous le savez, monsieur le haut-commissaire, sans adresse et sans domicile décent, pas d'emploi ; l'éducation, la formation tout au long de la vie et la sortie, parfois précipitée, du système éducatif – qui n'est pas une question secondaire, puisque 9 % de la population âgée de 18 à 65 ans souffre d'illettrisme ; la protection sociale, la santé et l'accès aux soins et aux droits liés à la sécurité sociale ; ou encore, la nouvelle politique de la ville annoncée par Mme Boutin – en contradiction avec le plan « Banlieue » que prépare, pour sa part, sa secrétaire d'État, Mme Amara. Mais je compte sur votre intervention dans ce débat pour renforcer la cohésion gouvernementale…

De toutes ces questions pourtant fondamentales pour l'insertion, pas un mot ! Vos collègues s'engagent en ordre dispersé sur des chantiers qui auraient dû s'inspirer de nos préoccupations et de nos débats, comme la réforme du service public de l'emploi, voire celles du marché du travail, des conditions d'accès aux soins ou des minima sociaux. Compte tenu des priorités affichées, on aurait pu s'attendre à ce que ces textes relèvent d'une même orientation ; or force est de constater qu'on ne favorise pas précisément l'insertion lorsqu'on s'apprête à vendre plus de logements sociaux qu'on n'en construit, qu'on instaure des franchises médicales ou qu'on annonce la suppression des maisons de l'emploi avant même d'en avoir fait l'évaluation.

Vous ne manquez cependant pas de persuasion ; aussi serais-je tenté de dire que nous sommes prêts à vous croire, et même à vous suivre. Et si c'est une priorité du Président de la République, tout devient possible, car vous avez certainement les moyens de vos ambitions. C'est en effet par les moyens mobilisés que l'on mesure une volonté politique.

Or, de cela non plus, pas un mot ! Manifestement, vous n'aurez – sauf heureuse surprise – pas un centime de plus ; vous êtes condamné à faire avec ce que vous avez… Au vu du sort qui vous a été réservé lors de l'examen du projet de loi de finances, nous sommes inquiets et craignons que ce Grenelle de l'insertion ne soit en réalité qu'une opération de camouflage. Souvenez-vous, ce n'est pas si vieux : les crédits destinés à la prévention de l'exclusion et à l'insertion des personnes vulnérables ont été diminués de plus de 5 %, et ceux en faveur des jeunes de près de 14 %, alors que les collectivités locales participent au financement des points d'accueil et d'écoute jeunes, qui apportent un soutien aux jeunes en difficultés ; les crédits pour les allocations et prestations d'aide sociale aux personnes âgées et aux personnes handicapées n'ont pas été augmentés, pas plus que ceux des services de veille sociale ou d'accueil et d'orientation. J'arrête là mon énumération : je risquerais d'être fastidieux, tant la liste est longue.

Même sur les sujets qui sont au coeur du Grenelle de l'insertion, on ne vous a pas facilité la tâche. Ainsi, on a mis fin, de manière unilatérale, aux contrats aidés au cours des derniers mois de 2007 ; pour 2008, la programmation n'est guère plus réjouissante, puisque 60 000 d'entre eux seront supprimés et leurs crédits diminués d'un tiers. Vous aviez d'ailleurs déclaré que vous auriez préféré que cette décision soit prise au terme des débats du Grenelle plutôt qu'en préalable – c'était une question de bon sens, et des centaines de collectivités ont d'ailleurs voté des motions de protestation. Dans ma ville de Boulogne-sur-Mer, quatre-vingts personnes sont concernées et plusieurs dizaines ont eu, en guise de cadeau de Noël, le non-renouvellement de leur contrat.

Parmi les thèmes que vous souhaitez voir aborder à l'occasion du Grenelle, vous évoquez la notion d'« employabilité ». À nos yeux, elle constitue un réel danger. Sa définition même porte à confusion : à partir de quand, et sur quels critères, peut-on considérer qu'une personne est ou non employable ? Qui l'appréciera ? Quelles en seront les conséquences ? Les finalités de cette classification sont dangereuses. En Grande-Bretagne, une partie de la population relève de ce que l'on appelle « incapacity », ce qui revient en définitive à l'assimiler à une classe subalterne. Est-ce un modèle à suivre ? Soutenir cette approche, n'est-ce pas donner un statut à l'exclusion, abandonner tout espoir d'insérer une partie de la population, et se résigner au constat que notre société échoue à assurer à tous un accès égal à la citoyenneté ?

Et comment parler d'« employabilité » pour les personnes touchées par le handicap ou placées sous protection judiciaire ? Ayant visité, il y a quelques semaines, les ateliers protégés de Boulogne-sur-Mer, je crois pouvoir dire que mon expérience le dément : des personnes, souffrant d'un handicap, qui auraient, au début de leur parcours d'insertion, été qualifiées d'« inemployables », sont aujourd'hui amenées, après un suivi individualisé, à fabriquer des objets médicaux de grande précision. C'est dire qu'une telle notion ne peut que nous laisser dubitatifs !

Par ailleurs, l'insertion suppose que l'on place au centre des dispositifs la personne, et non sa capacité à être productive ; le coeur de nos préoccupations est l'être humain, avec son histoire, son parcours et ses carences. La spécificité et l'adaptation des parcours d'insertion sont les garants d'un accompagnement efficace : ces parcours doivent être différenciés, en distinguant par exemple les activités qui relèvent du secteur marchand et celles qui n'en relèvent pas, mais n'en sont pas moins importantes et indispensables à la société. Il est étrange de vouloir tout unifier, jusqu'à l'insertion ! Allocation unique, guichet unique, contrat unique : la standardisation est à la mode… Certes, il faut simplifier les procédures – je ne le conteste pas –, mais considérer le contrat unique comme un postulat à poser préalablement à toute réflexion va à l'encontre du but poursuivi : l'insertion de la personne.

Comme vous le savez bien, monsieur le haut-commissaire – puisque vous êtes un fin connaisseur de ces questions –, la précarité face à l'emploi n'est pas toujours la même. Elle peut être exceptionnelle et récente, suite à un problème familial : divorce, séparation ou perte d'emploi. Elle peut être plus ancienne, due à des carences de formation ou à l'illettrisme – comme j'y faisais référence à l'instant. Elle peut enfin tenir à des difficultés profondes, qui rendent problématique la confrontation avec la réalité économique. Gommer ces différences revient à instaurer un système unique inadapté à la plupart des situations individuelles : une chose est de bénéficier d'un contrat permettant de rebondir après une période délicate, une deuxième d'avoir besoin d'un contrat renforcé, sur une durée modulable, par des formations et un suivi individualisés, et une troisième d'être orienté vers des structures adaptées, dotées de personnels formés et bénéficiant de relations privilégiées avec les partenaires sociaux susceptibles d'agir sur l'environnement familial.

En outre, le contrat unique posera d'innombrables questions, en premier lieu, en termes d'efficacité : comment peut-on confier aux mêmes structures, et suivant un même parcours, des personnes aux expériences et aux réalités si différentes ? Quid de la gouvernance et des compétences ? Unique ou pas, le contrat d'insertion doit impérativement être un contrat de travail de droit commun, afin d'éviter toute discrimination et de garder comme cadre les protections garanties par le droit du travail.

Comme tous les acteurs de l'insertion le soulignent – et nous en sommes nous-mêmes les témoins, voire les victimes, dans nos circonscriptions –, les conditions d'allocation des contrats aidés privent souvent le système de toute efficacité. Aujourd'hui, l'attribution de ces contrats constitue la négation même d'un parcours individualisé ; elle dépend d'éléments conjoncturels, de contraintes budgétaires, voire de l'évolution des statistiques – notamment celles du chômage ; il n'y a ni cohérence, ni vision à long terme, ni évaluation du système, alors que les collectivités et les associations en auraient besoin pour mener à bien leurs missions. Bref, elle est aujourd'hui le fait du prince, un exercice solitaire de l'État.

Il n'est pas sérieux d'attendre des associations et des collectivités des résultats probants en matière d'insertion, lorsque les missions et les services à la population dépendent du nombre de contrats attribués tous les six mois ! Nombreuses sont les personnes se trouvant stoppées net dans leur retour à l'emploi à cause de la non-reconduction de ces contrats. Un minimum de stabilité est en effet nécessaire pour rendre possible un suivi individualisé, les formations adaptées et la réadaptation de la personne au monde du travail. C'est ce qui avait d'ailleurs fait, en d'autres temps, la réussite de dispositifs tels que les emplois-jeunes, qui constituaient le coeur d'une politique d'insertion et avaient pour eux la durée, un rôle de tremplin et l'exigence d'un haut niveau de formation.

Il est en outre fondamental que les contrats ne soient pas répartis de manière uniforme sur l'ensemble du territoire national : priorité doit être donnée aux régions qui sont confrontées aux taux de chômage les plus élevés ou aux départements qui mènent des politiques d'insertion efficaces.

Les systèmes d'insertion n'ont de sens que s'ils sont d'une durée suffisante : il ne faut pas que les publics concernés se trouvent dans la stabilité de l'exclusion, mais dans l'instabilité de l'insertion. Les professionnels aussi ont besoin de stabilité : les associations et entreprises d'insertion me signalaient que le désengagement de l'État mettait en péril le devenir même de leurs structures. Si le Gouvernement entend allonger les périodes d'essai pour les CDD ou les CDI, cela signifie qu'il considère qu'il faut du temps pour intégrer des personnes aux entreprises ; pourquoi n'appliquerait-on pas ce raisonnement aux associations intermédiaires et à tous ceux qui agissent dans le domaine de l'insertion ? Or on limite le contingent à 240 heures – soit un mois et demi – par personne salariée ! Comment travailler correctement avec un tel contingentement ?

Monsieur le haut-commissaire, les questions que vous posez sont pertinentes. Il faut explorer toutes les pistes afin de sortir de la spirale de la précarisation. Or, outre l'exclusion, existe la crainte de l'exclusion.

Vous le savez : près de 60 % des Français craignent aujourd'hui de se trouver dans une situation d'exclusion. Il convient donc d'explorer toutes les voies visant notamment à améliorer l'efficacité et l'évaluation des stratégies d'insertion et de formation ainsi que l'insertion et l'apprentissage dans l'entreprise, à inciter les entreprises à jouer la carte des clauses d'insertion, permettre et faciliter l'accès des associations et des entreprises d'insertion dans les appels d'offres et généraliser les clauses sociales dans les marchés publics – je ne suis pas exhaustif.

Il nous faut également rationaliser les mécanismes de suivi des bénéficiaires, mieux coordonner les acteurs de terrain, ne pas multiplier les référents et renforcer les liens avec les entreprises qui, loin de se détourner des parcours d'insertion, doivent y voir une force plus qu'une faiblesse.

Monsieur le haut-commissaire, en dépit de votre solitude, vous avez de bonnes intentions. Méfiez-vous en toutefois : l'enfer en est souvent pavé ! « Grenelle », dans sa référence historique, évoque des acquis et des progrès, en un mot des « avancées sociales ». Votre démarche, j'en témoigne, suscite de grands espoirs chez les acteurs de l'insertion et au sein des populations concernées. Votre devoir et le nôtre n'en sont que plus grands, car derrière les mots il y a la souffrance, notamment de ceux que la vie a laissés de côté ou de ces milliers de familles qui ne peuvent accéder aux avantages offerts par notre société. C'est la raison pour laquelle, monsieur le haut-commissaire, je souhaite que ce Grenelle de l'insertion, après sept mois d'action gouvernementale, permette à ces personnes de retrouver enfin quelques raisons d'espérer. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche et du groupe de la Gauche démocrate et républicaine.)

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion