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Intervention de Hervé Gaymard

Réunion du 15 février 2012 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaHervé Gaymard, rapporteur :

Nous avons effectué, il y a deux semaines, une mission de 48 heures en Egypte. Je tiens à remercier l'ambassadeur de France, M. Jean Félix-Paganon, ainsi que ses collaborateurs, pour leur accueil et le programme qu'ils ont organisé pour nous, qui nous a permis de rencontrer l'ensemble des forces politiques représentées à la chambre basse du Parlement, y compris les salafistes, ainsi que le grand imam de la mosquée al Azhar et des acteurs économiques et sociaux. Nous avons ainsi eu un panorama assez complet de la situation.

Ceci dit, nous devons absolument faire preuve d'humilité devant les faits : les signes « avant-coureurs » sont souvent reconnus comme tels a posteriori ! Absolument personne n'avait prévu que le régime du président Moubarak s'effondrerait aussi rapidement, tout comme l'ampleur du raz-de-marée islamiste aux élections législatives a surpris l'ensemble des observateurs. Depuis un an, nous assistons à un processus révolutionnaire, même s'il a été relativement peu sanglant, mais ce processus ne fait probablement que commencer et il est impossible de prédire comment il va se poursuivre.

Mon exposé s'organisera autour de trois pôles : l'histoire parallèle de l'Egypte et de ses mouvements islamistes, depuis deux siècles ; les caractéristiques des acteurs d'aujourd'hui ; les questions pour l'avenir.

L'Egypte moderne naît avec la campagne de Bonaparte. Mohamed Ali s'affranchit alors de la tutelle de la Porte ottomane et fonde un régime moderne. Il se lancera dans une politique de conquête qui le conduira jusqu'à l'actuelle Arabie saoudite, avant de devoir réfréner ses ambitions. Le pouvoir est ensuite dans la main de khédives, plus ou moins ouverts vis-à-vis de l'extérieur, certains étant même franchement xénophobes. Une nouvelle période s'ouvre en 1882 avec le bombardement d'Alexandrie par les Britanniques, qui imposent leur main mise sur le pays, laquelle va durer jusqu'à la crise de Suez en 1956, en dépit de la proclamation de l'indépendance égyptienne. Après la première guerre mondiale, le pays connaît une période de démocratie libérale : l'agitation conduit à la création du Wafd, le parti issu de la délégation qui plaide pour l'indépendance à l'occasion de la conférence de Versailles. Une première constitution est établie en 1923, directement inspirée de la constitution belge. En 1952, le général Néguib conduit un coup d'Etat ; il est rapidement supplanté par Nasser qui, à partir de 1956, met en place un Etat policier, renforce les liens avec l'Union soviétique et exproprie largement les propriétaires privés. Après sa mort, en 1970, Sadate lui succède jusqu'à son assassinat en 1981. Moubarak arrive alors au pouvoir, qu'il conserve pendant trente ans. Mais les soixante années de pouvoir militaire ne sont pas uniformes : les acteurs sont très différents les uns des autres et la situation géopolitique évolue beaucoup. Après la défaite humiliante contre Israël en 1967 et la restauration de la dignité égyptienne en 1973, Sadate fait le choix de la paix, conclue en 1979. Mais, pendant toute cette période, le pays a connu la stabilité : avec la chute du président Moubarak, il a donc fait un saut dans le vide.

Pour ce qui est de l'histoire des mouvements islamistes en Egypte, il faut rappeler que les Egyptiens ont toujours eu des relations délicates avec les habitants de la péninsule arabique car leurs conceptions de la religion islamique diffèrent profondément et car le peuple égyptien a toujours eu un certain mépris pour les bédouins de la péninsule. Dans les années 1810, Mohamed Ali a guerroyé contre les wahhabites. Aujourd'hui, ce sont les interprétations de la doxa émanant de la mosquée al Azhar qui influencent les sunnites du monde entier, même si l'Egypte n'est que le quatrième pays musulman pour la population. On observe actuellement que le Qatar apporte son soutien, notamment financier, aux Frères musulmans, tandis que l'Arabie saoudite aide les salafistes.

C'est en 1928, dans une Egypte qui compte une important minorité copte et où l'islam est très modéré, qu'Hassan al-Banna crée la confrérie des Frères musulmans, en réaction au système monarchique, à l'emprise britannique, à l'occidentalisation, voire au cosmopolitisme que connaît alors le pays, où vivent un grand nombre d'occidentaux, de Levantins, de juifs. Ses relations avec le pouvoir politique vont varier dans le temps. Comme le Palais veut affaiblir le Wafd, il favorise les Frères musulmans dans les années 1930 puis au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Mais, en 1949, Hassan al-Banna est assassiné par la police secrète ; il devient un martyr et la confrérie rompt avec le roi Farouk. Elle se rapproche alors des militaires. En effet, pendant la guerre, comme il le raconte dans ses mémoires, Sadate a tenté de s'appuyer sur elle pour soutenir les forces de l'Axe aux dépens des Britanniques. Si un ancien membre des Frères musulmans l'assassine en 1981, c'est parce que son ouverture en direction d'Israël est très mal vécue. En 1952, donc, l'arrivée au pouvoir des militaires satisfait les Frères musulmans, mais, dès 1954, un grand nombre d'entre eux est arrêté et enfermé dans ce qui ressemble à des camps de concentration. Sayed Qotb, l'auteur du Signe de la piste, la référence des extrémistes islamistes contemporains, est l'un d'eux : il est pendu en 1966 et devient le deuxième grand martyr de la confrérie.

La répression connaît de nouveaux pics en 1971 puis en 1974. Sadate effectue son voyage à Jérusalem en 1977 et est assassiné à l'automne 1981. Toute cette période est celle d'une répression très forte du régime contre les Frères musulmans. Sous Moubarak, la situation empire encore, les militaires en profitant pour réenraciner leur pouvoir, mais de façon ni univoque ni uniforme. En effet, si la branche armée des Frères est sévèrement réprimée, les autres, vis-à-vis desquels le pouvoir est moins répressif, sont les sous-traitants du pouvoir dans le domaine social ; c'est par cette voie que se fera l'islamisation de la société. Ce sont les Frères musulmans qui assurent la gestion de tout ce qui est caritatif depuis trois décennies.

J'ai oublié de dire que la guerre du Golfe n'avait pas eu d'incidence sur la diplomatie égyptienne : il y avait beaucoup d'expatriés égyptiens en Irak, en butte à un racisme fort et l'on n'a assisté à aucune réaction ou manifestation contre l'Occident car les Egyptiens ont du ressentiment contre les Irakiens.

Dans les années 1992-1993, beaucoup de djihadistes d'Afghanistan, dont de nombreux Egyptiens et Algériens, lancent une campagne de terrorisme contre les touristes et le pouvoir mène alors une véritable guerre interne contre les Frères musulmans, parallèle à celle qui se joue en Algérie, très violente et soutenue par la population. Cela va durer 10 ans. Moubarak est alors populaire ; les Frères musulmans continuent leurs actions caritatives, mais sans écho ni sur le plan militaire ni sur le plan politique. C'est l'époque où le régime est légitime car il s'oppose à Al-Qaida.

Par la suite, la situation a profondément changé : la menace terroriste s'est réduite, le népotisme, la corruption, sont devenus insupportables, et les classes moyennes islamistes se sont détachées du régime. En d'autres termes, tous les éléments se sont peu à peu mis en place, avec des facteurs divers qui ont joué dans le même sens : l'islamisme armé a cessé d'être une option ; les réseaux sociaux ont joué également un rôle certain. Par ailleurs, le pouvoir a perdu toute mesure : en dépit de l'opposition de l'armée, Moubarak a tenté de promouvoir son fils, Gamal, à sa succession ; à l'automne 2010, une véritable mascarade électorale a donné la presque totalité des voix au PND, ce qu'on n'avait pas connu en Egypte depuis très longtemps. La déconnexion entre le pouvoir et la réalité a été manifeste. A la fin de l'année 2010, le Noël copte a été marqué par des violences à Alexandrie, à Assiout et au Caire, qui ont conduit à des manifestations en faveur de la liberté religieuse et au soutien des chrétiens par les musulmans. Ces manifestations annonçaient ce qui allait se passer sur la place Tahrir en janvier 2011 et allait provoquer la chute de Moubarak. Des forces profondes et des éléments plus conjoncturels se sont donc conjugués.

Aujourd'hui, quels sont les acteurs en jeu ?

L'armée est la colonne vertébrale du régime depuis 1952 et fabrique les élites. Elle a poussé Moubarak à quitter le pouvoir et elle ne s'est pas compromise dans le maintien de l'ordre, à la différence de la police qui est honnie et s'est désintégrée en quelques jours. L'armée au contraire avait gardé une très bonne image. Il faut souligner que la désorganisation du système policier a des effets importants sur la sécurité des citoyens, dans un pays où, jusqu'à présent, il n'y avait pas de vols. C'est donc aujourd'hui un problème nouveau, grave surtout pour ceux qui n'ont pas les moyens de se protéger.

Toute la stratégie des militaires, c'est de gérer la transition. Certains disent qu'ils veulent garder la mainmise sur le pouvoir ; ils ont sacrifié le Premier ministre en novembre 2011 pour nommer quelqu'un de plus respectable. Il est certain que le Conseil suprême des forces armées (CSFA) joue un rôle ambigu : il ne communique pas, reste opaque, mais est évidemment central.

Je ne reviens pas sur les Frères musulmans dont j'ai déjà parlé. Les salafistes sont apparus au début des années 1970 à Alexandrie. Ils sont très extrémistes, avec un discours officiel très ambigu. Leur succès a été très important aux élections, mais ils marquent une certaine retenue avec les étrangers, tiennent un discours très prudent.

Les libéraux, pour leur part, socio-démocrates, du Néo-Wafd ou indépendants, n'ont toujours pas compris qu'ils avaient perdu les élections législatives. Ils sont dans une sorte de déni de réalité. Ils sont divisés, ont des positions parfois différentes de celles des manifestant de la place Tahrir. Bref, il s'agit d'une nébuleuse dont le discours nous est spontanément sympathique, mais qui ne pèse pas vraiment dans le jeu aujourd'hui.

Enfin, il ne faut pas oublier la mosquée al Azhar, dont le grand imam joue un rôle très important qu'il est souhaitable qu'il garde, car l'interprétation modérée de l'islam qu'il fait est différente de celles des Frères musulmans et des salafistes. Al Azhar a toujours une très grande autorité morale et spirituelle, qui va dans le sens de la rénovation de la démocratie et de la lutte contre l'obscurantisme.

Pour finir, trois grandes questions se posent, qui touchent aux aspects institutionnels, économiques et au rapport de l'islamisme au pouvoir.

La question des institutions n'est pas le coeur du sujet, mais elle a néanmoins son importance. Sans revenir sur l'année 2011, très complexe, disons qu'après les élections de la chambre basse du Parlement, les prochaines échéances seront les élections à la chambre haute, qui sont en cours, puis l'adoption de la constitution et l'élection présidentielle, fin mai-début juin. Certains disent qu'il faudrait modifier ce calendrier et organiser tout de suite l'élection présidentielle. Il y a donc un certain flou quant à ce calendrier, mais la présidentielle se tiendra avant l'été, sans qu'on sache encore très bien qui sera candidat. M. El Baradei a finalement renoncé à se présenter. Qu'en est-il d'Amr Moussa, l'ancien secrétaire général de la Ligue arabe ? C'est un bon diplomate, respectable aux yeux des Occidentaux, mais on ne sait pas s'il est populaire.

Quoi qu'il en soit, cette question est évidemment liée à la constitution. Après avoir envisagé que le parlement soit constituant, on a finalement opté pour la création d'un comité constitutionnel, de 100 membres, inspiré du comité consultatif constitutionnel de 1958. Nous avons d'ailleurs entendu dire beaucoup de bien de la constitution française de la Vème République, qui pourrait servir de modèle. Il y a évidement certaines ambiguïtés et l'on peut se douter que la position des Frères musulmans sur le soutien à tel ou tel candidat à la présidentielle pourra changer en fonction des pouvoirs qui seront conférés au Président de la République.

La question économique est majeure. L'économie égyptienne repose sur trois piliers : les revenus du canal de Suez, ceux du tourisme et les fonds transférés par les migrants. Ces deux dernières sources sont aujourd'hui presque taries. Seuls les revenus du canal continuent de rentrer. La situation du tourisme est catastrophique, celle des envois de fonds par les immigrés aussi, sachant qu'ils étaient en grand nombre en Irak, au Yémen et en Libye. Par ailleurs, le pétrole et le gaz rapportent peu de ressources, d'autant que la consommation interne augmente, comme le coût des importations.

Pour sa part, l'aide militaire américaine représente 1,4 milliard de dollars par an depuis des décennies. Il n'y a pas de changement pour le moment et les Etats-Unis entretiennent de bonnes relations avec les Frères musulmans. Ce sera un des paramètres importants pour le futur.

Nous avons rencontré des hommes d'affaires français, qui étaient optimistes avant la révolution, quant à la croissance, à l'amélioration des infrastructures. L'avenir dépend désormais des soubresauts politiques. Il risque même d'y avoir une crise des paiements extérieurs à très court terme : les réserves de change chutent et il pourrait y avoir un grave problème avant l'été. Cela étant, il n'y a pas de raison d'être trop pessimiste pour le moyen terme.

Reste enfin la question de l'islamisme à l'épreuve du pouvoir, pour reprendre la distinction de Léon Blum entre conquête et exercice du pouvoir. On ne sait pas ce qu'il en sera. Les islamistes sont aujourd'hui intéressés par les secteurs de la santé, de l'éducation et les collectivités locales ; le reste ne les intéressent pas. Ils n'ont pas réfléchi à la question de l'économie mais seraient d'ailleurs plutôt libéraux, voire même ultralibéraux, à l'instar des Soudanais proches d'Al-Tourabi autrefois, à la fois très rigoristes et véritables émules de l'école de Chicago.

Qu'en sera-t-il enfin au plan diplomatique ? Beaucoup de questions se posent aussi. Les Frères musulmans sont bien sûr solidaires des Palestiniens, plus proches du Hamas que du Fatah, mais ils donnent l'impression de ne pas être obsédés par cette question. Les relations israélo-égyptiennes seront inévitablement modifiées, mais il ne faut pas non plus se voiler la face : depuis 1979, elles n'étaient pas si bonnes au quotidien, et la rencontre entre Sadate et Begin à Jérusalem n'a pas tout changé. Est-ce que cela sera pire ?

Au final, nous avons le sentiment que l'ensemble des acteurs égyptiens veulent que la transition se passe bien. S'y ajoute le fait que le pays n'est fondamentalement ni violent ni expansionniste.

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