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Intervention de Didier Mathus

Réunion du 26 janvier 2011 à 21h30
Intégrité des oeuvres artistiques et lutte contre le tabagisme — Discussion d'une proposition de loi

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDidier Mathus :

Monsieur le président, madame la secrétaire d'État chargée de la santé, mes chers collègues, cette modeste proposition de loi a été adoptée à l'unanimité par la commission des affaires culturelles. Elle n'a trait ni au tabagisme ni aux questions de santé publique, mais simplement aux enjeux culturels de la représentation de l'histoire et de l'intégrité des oeuvres de l'esprit.

Disons-le tout de suite pour éviter tout faux débat, la loi Évin a été une excellente loi votée par la gauche et, à titre personnel, je l'ai bien sûr votée. Contrairement aux accusations qui ont fleuri ici ou là, le propos de cette proposition de loi n'est donc sûrement pas de lui porter atteinte, bien au contraire.

En débarrassant cette loi des ambiguïtés qui ont donné lieu à des interprétations parfaitement caricaturales, nous consolidons, au contraire, le dispositif législatif, et nous rendons service à ceux qui sont engagés dans la lutte, tout à fait légitime, contre le tabagisme.

En mettant fin aux excès qui ont soulevé, à juste titre, l'émotion des milieux de la création et l'étonnement de nos concitoyens, nous rétablissons simplement le primat du bon sens.

Cette question, qui peut paraître à beaucoup d'égards anecdotique, touche cependant à des principes essentiels et à des valeurs centrales : le respect de l'histoire et la préservation des oeuvres de l'esprit.

La propagande ou la publicité, directe ou indirecte, en faveur du tabac, sont interdites depuis maintenant vingt ans, et personne ne conteste plus cette mesure. Cependant, on a pu constater que la loi Évin a été interprétée de manière extensive, voire caricaturale, lorsque, au-delà de la publicité ou du parrainage, ce sont des oeuvres culturelles qui ont été remises en cause à l'occasion de leur présentation au public. Au point que nombre d'entre elles, dans le domaine des arts graphiques et visuels, ont fait l'objet de retouches, c'est-à-dire d'atteintes flagrantes à leur intégrité et ce, en violation des principes les plus élémentaires du respect dû aux oeuvres d'art et à leurs auteurs mais, surtout, en falsifiant ainsi notre patrimoine culturel historique.

N'oublions pas que ce type de censure des oeuvres de l'esprit, qui peut désormais se répéter à l'infini grâce à la simplicité de la retouche numérique, renvoie à des pratiques qui furent la marque infamante des régimes totalitaires, au même titre que les falsifications de l'histoire ou que la négation du réel. Chacun a en mémoire des précédents fameux ; je n'évoquerai pas les clichés de l'époque stalinienne.

Lorsque les oeuvres en cause représentent la stricte réalité des personnages et des situations, comment qualifier la disparition de la cigarette d'André Malraux, de celle de Jean-Paul Sartre ou de Serge Gainsbourg autrement que de manipulations de l'image ? Aucune cause ne peut justifier de telles pratiques.

Enfin, les craintes les plus vives peuvent être exprimées quant à la transmission de la réalité historique. Si tant est que l'on puisse un jour éradiquer le tabac, il n'en reste pas moins qu'il a été présent durant quelques siècles dans l'histoire des sociétés occidentales. De celui de Freud à celui de Che Guévara, devra-t-on un jour retoucher tous les portraits ?

Dans l'immédiat, c'est la puissance de l'image qui est en cause. Or, ainsi que le fait observer Bérengère Viennot, une commentatrice, « il est dérangeant de se rendre compte que nous vivons dans un monde qui préfère une image aseptisée à la vérité humaine, un genre de révisionnisme visuel ».

De multiples exemples témoignent d'une interprétation caricaturale de la loi. J'en citerai trois.

Le premier exemple est fameux : en 1996, La Poste a édité un timbre représentant André Malraux en utilisant une photo originale de Gisèle Freund retouchée. La cigarette que fumait André Malraux avait disparu. La Poste expliquait sa décision par sa volonté de ne pas promouvoir la cigarette, estimant ainsi respecter les objectifs de la loi de janvier 1991.

Le deuxième cas est celui de Jean-Paul Sartre. En 2005, sur la photo du catalogue de l'exposition de la Bibliothèque nationale de France qui lui était consacrée, sa célèbre Boyard avait disparu. Résultat étrange : on pouvait constater sur cette reproduction un vide entre ses deux doigts et la disparition mystérieuse de son pouce. Il s'agissait là, comme le soulignait Laurent Greilsamer dans un article du Monde, d'« un Sartre improbable. […] À cette main manque l'essentiel : une cigarette, en l'occurrence un mégot. Le sanitairement correct a frappé ». Sa célèbre cigarette avait en effet été gommée par les graphistes ayant oeuvré pour la Bibliothèque nationale de France, encore une fois au motif du respect des dispositions de la loi Évin.

Dernier exemple, enfin, sur une affiche annonçant une exposition consacrée à Jacques Tati, à la demande de Métrobus, la régie publicitaire de la RATP, la Cinémathèque avait dû remplacer la pipe originelle de M. Hulot par un ridicule moulin-à-vent.

Ces trois cas posent deux questions.

L'une a trait au respect des oeuvres culturelles et artistiques. Lorsqu'on censure une photographie prise par Gisèle Freund, comme dans le cas du portrait de Malraux, on mutile une oeuvre, et on porte atteinte au droit moral de l'auteur.

Mais l'autre question est encore plus troublante puisqu'il s'agit, au fond, de falsifier l'histoire au nom d'un principe sanitaire contemporain.

Observons que les opérateurs qui ont procédé à ces censures sont, pour l'essentiel, des opérateurs publics : La Poste, la Bibliothèque nationale de France, la régie publicitaire de la RATP.

Alors, fallait-il recourir à la loi pour empêcher de telles dérives ? Force est de constater qu'il n'y a guère d'autres choix. L'Autorité de régulation professionnelle de la publicité, au terme de diverses concertations, a bien appelé à une application raisonnable de la loi Évin en notant que rien dans son libellé ne justifiait les excès constatés, mais ces recommandations n'ont été suivies d'aucun effet, les annonceurs considérant qu'il était prudent, au regard de l'ambiguïté de la loi, de se prémunir contre d'éventuelles poursuites.

L'ampleur de la restriction de la liberté d'expression apparaît aujourd'hui excessive au regard des objectifs initiaux de la loi. D'ailleurs, lors de la polémique qui a fait suite à la suppression de la pipe de Jacques Tati, l'inspirateur de la loi lui-même, M. Claude Évin, avait jugé cette précaution, « ridicule ». Il précisait ainsi : « Il s'agit, d'un patrimoine culturel. La reproduction de M. Hulot avec sa pipe est une traduction de son personnage dans ses films et s'inscrit dans notre histoire, dans notre culture cinématographique. »

Accepter le principe d'une censure, ou d'une autocensure, fût-ce au nom de la meilleure des causes, c'est mettre le doigt dans un engrenage dangereux pour la liberté d'expression. Car le consensus majoritaire qui légitime, à un moment donné, ces atteintes au principe central de liberté est tributaire d'un système de valeurs, d'une grille de référence et d'une imprégnation culturelle qui sont extrêmement relatifs et liés à « l'air du temps ». Ce qui fait consensus aujourd'hui ne le fera plus demain.

On ne doit donc pas transiger avec le respect de l'histoire et l'intégrité de ses représentations. L'héritage des Lumières nous fait le devoir de protéger la liberté d'expression comme un feu sacré, et l'histoire récente aurait dû nous apprendre à veiller au respect sourcilleux des témoignages qui fondent notre mémoire collective.

Je voudrais répondre par avance à deux critiques, formulées hier par les associations de lutte contre le tabagisme et auxquelles j'ai été très attentif.

Elles craignent d'abord que le petit garde-fou législatif proposé par la commission des affaires culturelles ne constitue une brèche dans la loi Évin. Je ne le pense évidemment pas, et ce n'est pas non plus le cas des députés membres de la commission qui ont adopté ce texte à l'unanimité. Les conditions strictes que nous avons incluses dans la proposition de loi en écartant les campagnes visant à la promotion du tabac et les financements directs ou indirects par l'industrie du tabac, nous prémunissent contre ce risque.

Elles objectent ensuite que rien dans la loi Évin ne conduit à de telles dérives et qu'il n'y a donc pas lieu de légiférer. C'est faire bon marché du principe de réalité. C'est bien au nom des risques encourus au titre de la loi Évin que les opérateurs que j'ai cités plus haut ont préféré recourir à la censure ou à la retouche photographique. Alors, de deux choses l'une : soit leurs craintes étaient infondées et il ne coûte rien de l'écrire noir sur blanc comme le fait notre texte, soit leurs craintes étaient fondées, parce qu'il y a un vide juridique ou une ambiguïté sur ce sujet, et il est alors nécessaire de préciser les choses.

Constatant que, à ce jour, les pouvoirs publics ont laissé ce vide juridique en l'état malgré l'émotion soulevée par les faits, nous avons été conduits à rédiger une proposition de loi qui a été adoptée à l'unanimité par la commission des affaires culturelles. Il s'agit d'un simple garde-fou législatif qui renforce l'application de la loi du 10 janvier 1991. Ainsi, notre texte prévoit expressément que les oeuvres qui comportent une cigarette ou toute autre image ou référence liée au tabac, lorsqu'elles sont un élément inséparable de l'image et de la personnalité de la personne en cause – ce qui est le cas pour Sartre, Malraux ou Jacques Tati –, ne pourront faire l'objet d'une atteinte à leur intégrité.

Il s'agit d'une approche souple, qui permet de concilier les exigences de la loi Évin avec la protection de l'intégrité des oeuvres culturelles, tout en limitant très strictement cette exception aux oeuvres de l'esprit et en l'encadrant précisément. L'absence de financement de l'oeuvre par les industries du tabac est un préalable à l'application de cette nouvelle disposition qui laisse intact le fondement des prohibitions de la publicité pour le tabac instituées par la loi Évin.

Pour toutes ces raisons, je vous appelle à adopter cette proposition de loi de la commission des affaires culturelles. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

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