M. Yvan Lachaud attire l'attention de Mme la ministre de la culture et de la communication sur l'adoption par le Parlement européen d'un amendement qui risque de rendre impossible le système de riposte graduée envisagé par la France pour lutter contre le piratage. Il souhaite savoir quelle va être désormais la position du Gouvernement sur cette question.
À l'occasion de l'examen en première lecture du « paquet télécom » le Parlement européen a adopté le 24 septembre dernier, sur la proposition orale de l'un de ses rapporteurs, un amendement n° 138 précisant qu'il ne peut être apporté de restrictions aux « droits et libertés fondamentaux » des « utilisateurs finaux » de l'Internet que sur le fondement d'une décision préalable des autorités judiciaires. Certains auteurs d'une première version de cet amendement ont soutenu que la disposition ainsi approuvée par les députés européens constituait un obstacle juridique à la mise en oeuvre, par la France, du dispositif préventif et gradué de lutte contre le piratage prévu par le projet de loi « création et Internet ». Celui-ci vise en effet à « décriminaliser » le piratage ordinaire, dont le traitement est actuellement confié au juge civil ou au tribunal correctionnel, en réservant l'intervention de l'autorité judiciaire au stade des voies de recours à l'encontre de décisions prises par une autorité administrative indépendante, à l'issue d'une série d'avertissements préalables. La portée de l'amendement n° 138 était en réalité toute différente. Il venait compléter l'article 8 de la directive 2002/21/CE, dite « directive cadre », qui précise les tâches des « autorités réglementaires nationales » compétentes en matière de communications électroniques. Le point 4 de cet article dispose que ces autorités « soutiennent les intérêts des citoyens de l'Union européenne » en faisant application d'un certain nombre de principes, au nombre desquels aurait figuré, avec l'amendement n° 138, l'absence de restriction imposée aux libertés et droits fondamentaux des utilisateurs sans décision préalable des autorités judiciaires. En premier lieu, force est de constater que la haute autorité indépendante instituée par le projet de loi « création et Internet », qui n'est dotée d'aucun pouvoir normatif, ne peut être qualifiée d'« autorité réglementaire nationale », celle-ci étant définie par la « directive cadre » comme un organisme chargé « des tâches de réglementation assignées dans la présente directive et dans les directives particulières ». En deuxième lieu, il convient de rappeler que l'article 1er de la « directive cadre » stipule que celle-ci ne porte pas atteinte « aux mesures prises au niveau communautaire ou national, dans le respect du droit communautaire, pour poursuivre des objectifs d'intérêt général, notamment en ce qui concerne la réglementation en matière de contenus et la politique audiovisuelle ». Enfin et surtout, la suspension de l'abonnement Internet pour quelques semaines, décidée par la haute autorité après plusieurs avertissements, sous le contrôle du juge, ne peut être qualifiée de « restriction aux libertés et droits fondamentaux » des usagers, dès lors notamment qu'elle vise à assurer le respect d'un autre droit fondamental, à savoir le droit de propriété des créateurs et des entreprises. Ce point a déjà été tranché par la Cour de cassation, qui a jugé - notamment dans un arrêt de la 1re chambre civile du ler mars 2005, Parly II c/SACEM - que la liberté du commerce et de l'industrie ou la liberté d'expression ne peuvent être valablement invoquée pour éluder l'application du droit d'auteur. L'amendement n° 138 avait donc pour seule portée de rappeler aux autorités nationales dotées d'un pouvoir réglementaire dans le domaine des communications électroniques un principe général, celui de la protection des droits et libertés fondamentaux par l'autorité judiciaire, qu'il convenait de respecter à l'occasion de l'édiction de nouvelles normes. À ce titre, il n'ajoutait rien au droit positif. Le rapporteur du « paquet télécom » auteur de la rédaction finale de l'amendement n° 138 en a d'ailleurs livré une interprétation qui va dans le même sens, à savoir celui d'un rappel général des droits des utilisateurs de l'Internet, sans rapport avec les contenus. C'est également la position délivrée par la Commission européenne. À titre subsidiaire il convient de souligner que l'interprétation de l'amendement n° 138 soutenue par certains de ses initiateurs, si elle était exacte, aurait pour effet d'affecter celui-ci de vices juridiques rédhibitoires. En effet les États membres n'ont pas attribué à la Communauté européenne la compétence pour édicter de nouveaux droits et libertés fondamentaux, en l'occurrence réservés aux « utilisateurs finaux » de l'Internet, dans un texte de droit dérivé. Par ailleurs, la base juridique de la directive en cause (art. 95 du traité instituant la Communauté européenne) est relative à l'établissement et au fonctionnement du marché intérieur : elle ne permet donc pas de régir les droits et libertés fondamentaux. De plus, en imposant le recours aux autorités judiciaires de préférence à un autre mode de règlement des litiges, l'amendement s'immiscerait dans l'organisation administrative interne aux États membres et se heurterait au principe de subsidiarité prévu par l'article 5 du traité. Il serait, au même titre, contradictoire avec plusieurs dispositions de la directive « commerce électronique » et notamment à ses articles 14 et 17 qui permettent le règlement non judiciaire de certains litiges ou réservent la compétence des autorités administratives. En outre, en érigeant les droits et libertés fondamentaux des « utilisateurs finaux » de l'Internet en absolu, au détriment de tous les autres droits - notamment du droit de propriété - et de tous les autres acteurs - opérateurs de communication, ou ayants droit de l'industrie culturelle -, l'amendement remettrait en cause, aussi bien la jurisprudence de la Cour de justices des Communautés européennes sur la nécessité de concilier entre eux les différents droits et libertés, que de nombreux textes qui posent le principe de cette nécessaire conciliation. Il en va notamment ainsi de l'article 54 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui interdit l'abus de droit, notamment celui qui consiste à exciper d'un droit prévu par la charte pour en limiter un autre prévu par elle. L'interdiction de l'abus de droit figure également à l'article 17 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Enfin, pour la plupart des États membres, l'obligation de recourir à un juge par principe aurait des conséquences graves en droit civil et pénal. Par exemple, elle empêcherait un fournisseur d'accès à Internet de faire respecter ses droits sans décision préalable d'un juge : il ne lui serait donc plus possible de suspendre la fourniture de l'accès à l'Internet pour défaut de paiement de l'abonnement. Elle limiterait également de façon très sensible la possibilité, pour les officiers de police judiciaire, d'agir d'office, par exemple pour faire retirer des contenus illicites, ou pour faire cesser des agissements tels que l'accès à des newsgroups utilisés par des pédophiles ou encore des incitations à la consommation de drogue. Pour l'ensemble de ces raisons, les États membres de l'Union européenne, à l'occasion de l'examen du « paquet télécom » en première lecture par le Conseil de l'Union dans sa formation « Télécommunications », le 28 novembre dernier, ont décidé à l'unanimité de ne pas reprendre l'amendement n° 138 dans le texte transmis au Parlement pour une seconde lecture. Une semaine plus tôt, le même Conseil, dans sa formation « Audiovisuel », a unanimement adopté des conclusions sur le thème des « contenus créatifs en ligne », qui encouragent la prévention et la lutte contre le piratage des oeuvres culturelles sur Internet et saluent l'expérimentation par certains États, dont le Royaume-Uni et la France, de mécanismes non judiciaires, pédagogiques et progressifs.
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