Monsieur le président, madame et messieurs les ministres, mes chers collègues, nous connaissons tous le contenu de cet accord conclu à Londres en 2000, qui modifie la convention sur la délivrance des brevets européens. Mais ce processus, qui, sur le papier, laisse croire à un manifeste pro-francophonie, en faisant du français une des alternatives obligées dans le dépôt des brevets, favorise-t-il la langue française ? Essayons d'en voir les vices cachés.
Vous connaissez l'état des lieux : moins de 6 % des brevets européens sont déposés en français, 25 % en allemand et 70 % en anglais. Exemple : l'INSERM, qui dépose déjà 85 % de ses brevets directement en anglais. Si la France est économiquement défavorisée – ce fut un des arguments des orateurs précédents –, est-ce réellement dû au petit nombre de brevets déposés en langue française ? Peut-on de bonne foi lier la faiblesse de l'économie française au faible nombre de brevets francophones ? Alors que le taux de consultation des brevets n'est que de 2 % – cela est dû, je le reconnais, en partie au caractère vieillot et d'arrière-garde de l'OEB, qui ne numérise pas les textes.
Dans la logique actuelle de marchandisation de la propriété intellectuelle, l'adoption de ce protocole serait un encouragement à la disparition du français comme langue d'expertise technique.
Faute de réciprocité, ce texte est en effet une incitation pour les entreprises et les centres de recherche français à déposer directement leurs demandes de brevets en anglais. Avec le régime de traduction actuellement en vigueur, 100 % des brevets sont disponibles en français. En revanche, si le texte est adopté, seulement 6,5 % des brevets seraient disponibles en français. En effet, les pays qui ont une langue officielle en commun avec une langue officielle de l'Office européen des brevets – c'est-à-dire l'anglais, le français et l'allemand – n'exigeraient plus de traduction des brevets européens dans leur langue nationale. La France ne serait même plus en situation de réclamer une traduction.
Parallèlement, d'autres pays importants seraient autorisés à bénéficier d'une traduction dans leur langue nationale même pour les brevets d'origine française : Italie, Autriche, Espagne et autres… Ces mêmes pays, dont aucune langue officielle n'est une langue de l'OEB, devraient choisir une des trois langues officielles de l'Office comme « langue prescrite ». Qui oserait prétendre que le français sera communément choisi devant l'écrasante supériorité de la langue anglaise parlée et enseignée de manière généralisée, et devenant désormais un outil véhiculaire standardisé ? Quand je dis « langue anglaise », je parle évidemment d'une sorte de sous-anglais. La langue anglaise est très riche, alors que dans ce que l'on voit dans les documents techniques, voire scientifiques, le vocabulaire et la syntaxe sont très simplifiés – ça n'est pas Shakespeare.
Avaliser ce texte reviendrait en fait à alléger les coûts d'accès du marché européen pour les entreprises américaines ou asiatiques, qui seront encouragées à déposer des brevets en Europe pour faire entrave à leurs concurrents.
En ce qui concerne l'argument de la rentabilité économique liée à la réduction des frais de traduction, on peut y opposer des chiffres. Une enquête a été réalisée par un cabinet d'audit pour le compte de l'OEB : elle indique que le coût total d'obtention d'un brevet pour une demande standard s'élève à 26 630 euros, dont 3 930 euros pour les coûts de traduction. Le prix d'une traduction ne représente donc que 14,7 % du coût total d'obtention d'un brevet européen. Rien à voir avec les 40 % des coûts de traduction annoncés par le MEDEF. L'argument du coût des brevets est donc une fausse excuse.
De plus, le Protocole de Londres, au lieu d'engendrer des économies, pourrait engendrer de nouveaux frais pour la veille technologique : sa ratification affaiblirait la filière française de la propriété industrielle, affecterait également l'attractivité du droit français et de la place de la France, qui conditionnent aussi son attractivité économique.
J'ai fait avec d'autres collègues le choix de m'opposer à ce texte, tout comme le collectif présidé par le professeur Claude Hagège, le Conseil national des barreaux ou l'Académie française, car je refuse le réductionnisme mental, je refuse de considérer uniquement l'efficacité économique.