Madame la ministre, mes chers collègues, on peut être surpris par l'organisation assez soudaine de ce débat. Je ne sais quelles en sont les motivations profondes, mais je m'en réjouis. Néanmoins, je tiens à le dire en préambule, pour les Verts, ce débat n'aura servi à rien s'il ne débouche pas concrètement sur une réforme constitutionnelle et législative. Il n'aura été qu'un débat de plus où nous aurons échangé, prononcé même quelques mots dans la langue de notre région, ce qui, finalement, n'aura fait qu'entretenir l'idée que les langues régionales ne relèvent que du folklore, et ne constituent pas une question sérieuse qui doit être traitée dans la loi et dans la Constitution.
Je me souviens que, lors de l'examen de la réforme constitutionnelle préalable à la ratification du traité modifé de Lisbonne, plusieurs collègues avaient déposé des amendements relatifs aux langues régionales. On leur avait dit alors qu'ils étaient hors sujet. Mais ils ne l'étaient pas, selon moi, puisque la France n'a toujours pas ratifié la Charte européenne des langues régionales. La question des langues régionales est donc étroitement imbriquée avec celle de la construction européenne – j'y reviendrai tout à l'heure. Le débat sur la réforme constitutionnelle, qui doit avoir lieu dans quelques semaines, pourrait être l'occasion de faire avancer concrètement les choses, mais nous sommes un peu inquiets car le projet du Gouvernement ne contient toujours aucune proposition pour la reconnaissance des langues régionales. J'espère que le Parlement saura remédier à cette frilosité – à cette absence même – du Gouvernement sur le sujet.
Je suis sûr que notre débat d'aujourd'hui permettra d'envisager un consensus qui dépasse les groupes parlementaires et les notions de gauche ou de droite, même s'il existe dans tous les groupes des opposants à la reconnaissance des langues régionales. J'espère d'ailleurs qu'ils s'exprimeront parce qu'il est plus sain que toutes les sensibilités soient représentées dans un tel débat.
J'ai rappelé les discussions que nous avions eues au moment de la ratification du traité de Lisbonne. Aujourd'hui, nous pouvons mettre en perspective notre débat sans vote avec la modification de nos institutions voulue par le Président de la République et le Gouvernement.
Tous les défenseurs des langues régionales, dont je fais partie, pointent du doigt l'article 2 de notre Constitution, et plus précisément son premier alinéa qui stipule : « la langue de la République est le français ». Je voudrais simplement vous livrer la réflexion de Guy Carcassonne, un constitutionaliste suffisamment éminent pour avoir participé récemment à la commission Balladur. Il qualifie cet alinéa d'un peu incongru et explique : « cette mention n'apporte rien que l'évidence n'ait déjà assuré, si ce n'est d'alimenter une demande reconventionnelle pour donner une existence de même type aux langues régionales ». Sans cet alinéa, après tout, on aurait pu considérer que « qui ne dit mot consent ». Guy Carcassonne poursuit : « aussi le constituant aurait-il pu aller jusqu'au bout de cette logique singulière, en inscrivant dans la Constitution que le territoire, l'histoire, la culture et la tradition de la République sont, respectivement, le territoire français, l'histoire de la France, la culture française et la tradition française ». Sans parler d'une référence – pourquoi pas ? – à la gastronomie française à laquelle nous sommes tous attachés. « C'eût été aussi justifié », conclut-il.
Quoi qu'il en soit, cette disposition est vécue concrètement non seulement comme un handicap, mais comme un obstacle à la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires. Guy Carcassonne, commentant la Constitution, indiquait que cet alinéa de l'article 2 « n'était pas vraiment nocif jusqu'à ce que le Conseil constitutionnel l'invoque de manière excessivement rigide pour faire échec à la ratification de la Charte européenne pourtant pas bien méchante ».
Cette phrase lapidaire – « la langue de la République est le français » – n'est pas si anodine, et met la France dans une situation intenable. À cause de cet article, non seulement la France n'a toujours pas ratifié cette fameuse Charte des langues régionales, mais elle a aussi été obligée de refuser de signer certains éléments de conventions internationales qui prévoient la valorisation de la diversité linguistique. Il s'agit, par exemple, du pacte international relatif aux droits civils et politiques dont l'article 27 précise que les minorités linguistiques ne peuvent être privées du droit d'employer leur propre langue. La France n'a pas ratifié cet article, non plus que l'article 30 de la Convention relative aux droits de l'enfant qui énonce : « un enfant appartenant à une de ces minorités ne peut être privé du droit d'employer sa propre langue en commun avec les autres membres de son groupe ». À l'époque, ces éléments ont été déclarés contraires à l'article 2 de la Constitution.
Une certaine conception de la République – étatiste et, pour tout dire, assez nationaliste – détourne le modèle républicain. D'ailleurs, contrairement à une idée répandue, ce n'est pas la Révolution française qui se serait lancée dans une politique d'éradication des langues régionales dès 1789. À l'inverse, entre 1789 et 1792, une politique de développement, de soutien et de promotion des langues régionales a été conduite. Ce n'est qu'ensuite que des décisions très néfastes pour les langues régionales ont été prises.
Dans une certaine tradition républicaine, on veut un citoyen Français détaché de toute considération d'origine, de langue, de religion. Une fois défait de toutes ces caractéristiques contingentes, il peut être un bon élève, un bon électeur, un bon citoyen. Bien sûr, tout le monde approuve cette volonté d'autonomie et d'indépendance par rapport à toute pression, de quelque nature qu'elle soit. Mais c'est fermer les yeux sur la réalité pourtant bien vivante des langues régionales. Je vous épargnerai la liste complète de toutes les langues régionales – nous sommes assez nombreux ici pour représenter cette diversité –, mais comme des collègues l'ont souligné avec force avant moi, dans toutes les régions de la France métropolitaine et d'outre-mer, il existe des langues régionales, des traditions, des dialectes qui méritent d'être préservés. Or aujourd'hui, beaucoup de ces langues régionales sont menacées d'extinction, comme le breton évoqué tout à l'heure par Marc Le Fur.
De quoi avons-nous peur ? De quoi ont peur celles et ceux qui défendent cette vision rigide, fermée, de la Constitution française. Pourquoi ne défendons-nous pas ces langues régionales ? La France s'enorgueillit souvent d'être la patrie des droits de l'homme, même de façon parfois un peu arrogante à l'égard du reste de l'Europe ou du monde. Or, dans la Déclaration universelle des droits de l'homme, il est écrit : « chacun peut se prévaloir de tous les droits et toutes les libertés proclamés dans la présente déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion ». L'article 2 inclut bien la langue ! Pourquoi les personnes ne parlant pas uniquement le français ne bénéficieraient-elles pas d'un égal accès à leur langue, d'un égal droit à l'apprendre, à la pratiquer et à la voir utilisée dans l'espace public ?
La France est attachée à son patrimoine culturel, gastronomique, géographique, à ses paysages, à cette grande diversité qui la caractérise. Pourquoi négligerait-elle, de façon absolument incompréhensible, son patrimoine linguistique, que l'UNESCO a classé au rang de patrimoine culturel immatériel ? Dans sa convention sur le patrimoine culturel universel, l'UNESCO définit la langue comme « le vecteur du patrimoine culturel immatériel ». C'est dire son importance !
La diversité linguistique fait partie du patrimoine de l'humanité, elle constitue une diversité culturelle et l'on doit lutter contre toute tentative d'uniformisation dans ce domaine. Toutes tendances politiques confondues, la France lutte contre l'hégémonie de la langue anglaise et défend la pluralité linguistique au niveau mondial et le Gouvernement vient de nommer un nouveau secrétaire d'État à la francophonie. Pourquoi ne défend-elle pas cette pluralité au niveau français ? Il est absurde que la France – ses institutions, sa Constitution, comme beaucoup de ses gouvernements d'ailleurs – refuse de faire vivre en son sein une diversité linguistique qu'elle appelle pourtant de ses voeux pour le monde.
Je tiens à préciser que, selon moi, cette sorte de micro-nationalisme développée par certains dans leur région est tout aussi absurde qu'un nationalisme français agressif, excluant, et débouchant sur le racisme ou la guerre. Nous n'avons aucun problème avec l'identité française. On peut se sentir autant français que breton, par exemple, qu'européen ou même citoyen du monde. Pour ma part, je suis né d'un père breton et d'une mère lorraine. On ne peut pas faire plus français en quelque sorte ! Ces deux régions possèdent une forte identité, une langue, ce qui ne les empêche pas de se sentir pleinement françaises. Les Lorrains – et notamment ceux de Moselle – se sont même battus et ont souffert dans leur chair particulièrement douloureusement pour être pleinement intégrés à la France, alors qu'ils parlent un dialecte plus proche de l'allemand que du français, au moins en Moselle. C'est dire si le sentiment d'appartenance à la France, si l'identité française ne sont absolument pas menacés par les langues régionales, bien au contraire !
Le sentiment d'appartenance multiple peut commencer à son quartier et s'étendre à son village, à sa ville, à sa région, à la France, à l'Europe et au monde. Ce sentiment de multi-appartenance est le meilleur antidote au racisme et à la peur de l'ouverture sur le monde. La mondialisation effraie – bien souvent à juste titre – parce qu'elle fait craindre une uniformisation, une disparition de la diversité culturelle et notamment linguistique. Cette uniformisation conduirait à un terrible appauvrissement culturel et, en retour, ne pourrait que susciter une crispation nationaliste, un néfaste repli sur soi en forme d'impasse. On est d'autant plus prêt à s'ouvrir à l'autre et sur le monde que l'on est clair sur qui l'on est et d'où l'on vient. Les langues régionales contribuent aussi à cette clarté.
Aujourd'hui, il faut faire preuve de volontarisme. Madame la ministre, nous souhaiterions vous entendre sur ce thème, car nous revenons de loin : c'est une politique d'éradication des langues régionales qui a été conduite en France, n'ayons pas peur de le dire. Ainsi, à une époque, dans la cour de certaines écoles de Bretagne, des panneaux indiquaient : « il est interdit de cracher par terre et de parler breton ». L'exemple breton n'est sans doute pas isolé et il faut être conscient que cette politique nationale d'éradication menée pendant tant de décennies a conduit à la quasi-disparition d'un certain nombre de parlers régionaux.
En même temps, il faut rester optimiste et positif : des exceptions ont déjà été concédées. Tout à l'heure, Victorin Lurel a évoqué la Nouvelle-Calédonie, mais on pourrait aussi citer la Corse. Alors que la Corse fait bien partie de la France, du territoire français, de la République française – aucun doute sur ce point –, la langue corse bénéficie d'un traitement spécifique. La loi du 22 janvier 2002 relative à la Corse a inscrit : « la langue corse est une matière enseignée dans le cadre de l'horaire normal des écoles maternelles et primaires ».