Je vous remercie de nous accueillir aujourd'hui. Je suis accompagné de Raoul Briet, conseiller-maître, et des deux rapporteurs qui ont mené cette enquête, Isabelle Peroz et Fabrice Malcor.
Votre commission avait demandé à la Cour le 7 décembre un rapport relatif à la gestion et au contrôle de la TVA. Nous nous étions engagés à vous le rendre fin février. De fait, il a été remis le 29 février.
Ce sujet sur lequel nous avions, vous l'avez rappelé, engagé des travaux, présente un intérêt manifeste. Avec près de 180 milliards d'euros recouvrés en brut – 132 milliards en net – en 2011, la TVA est la première recette fiscale de l'État, même si les remboursements et dégrèvements s'élèvent à plus de 45 milliards.
Les enjeux qui s'attachent à sa gestion sont également importants : plus de 4 millions d'entreprises et l'ensemble des consommateurs sont assujettis à la TVA. La TVA présente en outre la particularité d'être gérée par deux administrations, la direction générale des Finances publiques (DGFIP) et la direction générale des Douanes et droits indirects (DGDDI).
Enfin, elle constitue un enjeu fort pour le contrôle fiscal. La Cour s'est beaucoup intéressée ces dernières années à l'organisation et aux résultats du contrôle fiscal. Elle y a consacré plusieurs de ses travaux. Le rapport annuel publié en février 2012 évoque ainsi le pilotage national du contrôle fiscal et la fraude à la TVA sur les quotas de CO2, dont le montant atteint 1,6 milliard d'euros. Le rapport que nous vous présentons aujourd'hui s'appuie sur ces travaux. Dans ce cadre, l'examen de l'organisation du contrôle de la TVA prend tout son intérêt.
Je précise d'emblée que seuls le contrôle et la gestion de la TVA ont fait l'objet des investigations de la Cour. Les autres questions importantes touchant à cet impôt – impact économique, neutralité, effets en termes de redistribution – n'entraient pas dans votre demande et ne sont donc pas abordés dans notre rapport.
Quatre points me semblent devoir retenir votre attention : tout d'abord, les résultats du contrôle fiscal, qui sont relativement décevants ; puis les fragilités du contrôle fiscal, qui sont à l'origine de ces résultats décevants ; j'aborderai ensuite la gestion de la TVA et les réformes qu'elle appelle pour améliorer son efficacité ; enfin, je terminerai en esquissant des pistes de réforme.
Le rapport montre d'abord que la fraude à la TVA est très importante et que les résultats du contrôle fiscal sont relativement décevants. La TVA représente entre le quart et le tiers de la fraude fiscale totale. L'ensemble des éléments à notre disposition nous permet d'estimer à environ 10 milliards d'euros la fraude à la TVA. Il ne s'agit évidemment que d'un ordre de grandeur – le volume de la fraude n'est par définition pas mesurable – obtenu grâce au rapprochement avec les données sur l'activité des différents secteurs de l'économie ou à d'autres recoupements. Quoi qu'il en soit, la fraude est de grande ampleur. Ce chiffre est à comparer aux 30 à 40 milliards de fraude aux prélèvements fiscaux et sociaux tels qu'évalués par le Conseil des prélèvements obligatoires en 2006. Cela conduit à souligner que la part de la TVA dans la fraude est élevée et que la fraude à la TVA représente proportionnellement le double de son poids dans les prélèvements obligatoires. Le taux de fraude sur la TVA pourrait ainsi être environ deux fois supérieur à la moyenne de notre fiscalité.
Un autre enseignement peut être tiré de la comparaison avec les autres États européens. Selon une étude comparative des pertes de TVA publiée en 2009 par la Commission européenne, la France se situait au dixième rang, avec 7 % de TVA éludée. Elle était en meilleure position que l'Allemagne, avec 10 %, le Royaume-Uni, avec 17 %, ou l'Italie, avec 22 %, mais néanmoins assez loin derrière d'autres États comme les Pays-Bas, avec 3 %, la Suède, avec moins de 3 %, ou le Danemark, avec moins de 5 %. Or tout point de TVA éludé, c'est 1,3 milliard d'euros qui échappent à l'impôt !
Cette étude révélait en outre que la position française s'était dégradée entre 2000 et 2006 : la perte de TVA serait passée de 5,2 à 10 milliards d'euros.
Ces chiffres doivent évidemment être interprétés avec précaution, car nous ne disposons pas de comparaisons au sein de l'Union européenne postérieures à 2006. Nous savons néanmoins qu'en France, la fraude est demeurée du même ordre de grandeur – à savoir 10 milliards d'euros – depuis cette date. Le ratio par rapport au PIB est demeuré constant, le PIB de 2011 n'étant guère éloigné de celui de 2006.
Face à cette fraude importante, les droits redressés stagnent. Sur les dix dernières années connues, entre 2000 et 2010, ils oscillent entre 2,7 et 3,3 milliards d'euros. Cette stagnation contraste avec l'augmentation de 20 % des recettes nettes de TVA sur la période.
Par ailleurs, seulement la moitié environ de ces droits redressés est effectivement recouvrée. En effet, nombre d'entreprises ayant fait l'objet de redressements disparaissent et ne s'acquittent donc jamais de leur dette fiscale. Ainsi, seuls 1,1 des 2,8 milliards d'euros de droits redressés en 2008 au titre du contrôle sur place avaient ainsi été recouvrés fin 2010.
En outre, nombre de redressements effectués et qui ont donné lieu à recouvrement portent en fait sur de simples décalages dans le temps, sans enjeu budgétaire autre que de trésorerie pour l'État. Il peut par exemple s'agir d'une entreprise qui a déduit de la TVA trop rapidement. Ces redressements ne sont pas négligeables, puisqu'ils ont représenté près de 400 millions d'euros en 2011, soit 15 % des droits redressés dans le cadre d'un contrôle fiscal sur place, et une part encore plus forte des montant recouvrés – de l'ordre de 20 à 25 %.
Quatre fragilités sont à l'origine de ces résultats décevants : une évolution très rapide de la fraude, en lien avec les mutations du tissu économique – la fraude est de plus en plus difficile à cerner ; des déficiences dans l'activité de recherche et la programmation des contrôles ; des outils juridiques certes renforcés, mais parfois insuffisamment exploités ; enfin, une coopération internationale encore trop peu développée.
La fraude est d'autant plus difficile à combattre que l'évolution rapide du tissu économique est porteuse de risques supplémentaires. Nous assistons depuis quelques années à deux modifications de grande ampleur.
D'une part, les échanges dématérialisés se développent et se développeront de plus en plus avec l'expansion du commerce électronique. Ces flux sont par définition difficiles à contrôler, surtout lorsqu'ils ne s'accompagnent pas d'un transport de biens physiques. C'est un défi majeur pour l'administration fiscale, qui ne fera que s'accentuer dans les années à venir.
D'autre part, un second facteur de risque est lié au développement des très petites entreprises (TPE). Si ce foisonnement témoigne de la vitalité économique de notre pays, il implique une adaptation du contrôle fiscal. Les TPE bénéficient en effet de facilités déclaratives importantes, qui peuvent poser des difficultés du point de vue du contrôle fiscal.
Face à cette situation, la veille stratégique qui serait nécessaire n'est pas suffisamment organisée, ce qui n'est pas sans rétroagir sur la programmation des contrôles fiscaux – ce qui constitue une deuxième fragilité. Le rapport fait à cet égard trois constats majeurs.
Tout d'abord, il subsiste des « angles morts » dans la programmation des vérifications fiscales. Les activités occultes – le travail au noir – sont par définition difficilement appréhendées. Or les méthodes de ciblage et d'investigation de l'administration reposent le plus souvent sur les données déclaratives des entreprises et ne sont donc pas suffisamment orientées vers ce qui n'est pas déclaré : on tend à contrôler ce qui est éclairé et connu, ce qui est particulièrement problématique en matière de TVA.
Le deuxième constat est celui de la grande diversité des réponses au sein de la DGFIP. Si ses trois directions nationales de contrôle ont déployé d'incontestables efforts pour s'adapter à la fraude, il subsiste des faiblesses. Par exemple, les outils méthodologiques ne sont pas assez renouvelés pour l'exploitation et le croisement des données permettant de programmer les contrôles. L'administration ne s'est pratiquement pas ouverte aux compétences extérieures de statisticiens, d'analystes de marché ou d'ingénieurs, qui seraient nécessaires. Nous l'avons notamment constaté dans la fraude sur le marché des quotas de CO2, où l'analyse de marché aurait permis de détecter la fraude plus tôt.
Au niveau des services déconcentrés de la DGFIP, qui représentent l'essentiel de la force de contrôle, les « nouvelles fraudes » – notamment les fraudes dématérialisées – sont encore peu explorées. Cette situation soulève des interrogations sur l'organisation même du contrôle à la DGFIP, qui doit se spécialiser et se professionnaliser davantage. Cette exigence implique que les services au contact de ce type de fraude atteignent une certaine masse critique, ce qui n'est pas toujours possible au niveau local. Un rééquilibrage entre les directions nationales spécialisées et les services locaux – plus généralistes – au profit des premières est sans doute nécessaire. Avec 1 100 agents, celles-ci représentent en effet moins du centième de l'effectif global de la DGFIP.
Enfin – et c'est le troisième constat –, la coopération entre la DGFIP et la Douane - qui gèrent toutes les deux la TVA – est insuffisante. Peu de contrôles sont programmés sur la base des informations transmises par l'autre administration. Deux chiffres sont éclairants : en 2010, la DGFIP a adressé 3 bulletins de transmission d'information à la direction nationale de la recherche et des enquêtes douanières (DNRED) ; cette dernière en a transmis 53 à la DGFIP, soit environ 4 par mois, ce qui est davantage mais reste limité. La DGFIP et la Douane ont conscience de ces insuffisances et donc conclu en mars 2011 un protocole. Nous verrons si, à la différence des précédents, celui-ci se traduit par des progrès réels. Ce protocole prévoit des accès mutuels aux bases de données des deux administrations. Il conviendrait à notre sens d'aller au-delà et d'engager sans délai la constitution d'une base de données commune à la DGFIP et à la DGDDI.
Une troisième fragilité concerne les outils juridiques à la disposition de l'administration. Le législateur les a pourtant développés ces dernières années, mais leur utilisation effective reste limitée. Par exemple, la flagrance fiscale – conçue comme un outil particulièrement efficace – n'a ainsi été utilisée que 27 fois depuis sa création, c'est-à-dire entre 2008 et juillet 2011. Une meilleure utilisation de ces outils suppose une plus grande sensibilisation et une meilleure formation des équipes de vérificateurs. Dans le cas de la flagrance fiscale, il existe en outre des limites juridiques qui justifieraient une modification législative pour donner plus d'efficacité à cette procédure.
La quatrième fragilité concerne la coopération internationale, qui n'est pas encore à la hauteur des enjeux. Ainsi, le bilan de l'assistance communautaire en matière de recouvrement est très faible. Il s'agit des droits récupérés par un État de l'Union pour le compte d'un autre. En 2010-2011, 2% des créances françaises de TVA à recouvrer à l'étranger l'avaient effectivement été, pour un montant total de 6 millions d'euros. Pour les créances étrangères à recouvrer en France, le pourcentage était certes de 11%, mais le montant global n'était que de 2 millions d'euros. Indubitablement, la création – à l'initiative de la France – d'EUROFISC en janvier 2011 devrait permettre d'intensifier les échanges entre les États de l'Union, et les marges de progrès sont encore manifestement significatives.
Je serai plus bref sur la gestion de la TVA.
Malgré les réformes entreprises, les coûts de gestion sont restés globalement stables. Je précise d'abord qu'il n'est pas possible d'établir un coût global de la gestion de la TVA qui additionnerait les coûts à la DGFIP et à la Douane. En effet, la DGDDI n'est pas en mesure de calculer un coût spécifique propre à la TVA car elle estime que les opérations relatives à cet impôt sont indissociables de celles relatives au contrôle des marchandises. Elle n'isole donc pas un « coût TVA ».
Pour ce qui concerne la DGFIP, nous constatons une stabilité des coûts de gestion entre 2007 et 2010, pour peu que l'on neutralise le poids des cotisations retraites pesant sur la masse salariale des agents de la direction. Si l'on intègre cet élément, on constate en revanche une augmentation limitée – de l'ordre de 5% sur trois ans. Le coût global, qui s'établissait à 965 millions d'euros en 2007, est passé à un peu plus d'un milliard en 2010.
Cette stabilité contraste cependant avec ce que nous étions en droit d'attendre, c'est-à-dire une diminution des coûts. En effet, depuis plusieurs années, la DGFIP a développé les télé-procédures : télé-déclarations, télé-règlements. Ces procédures qui facilitent la vie des redevables auraient dû aussi entraîner des économies de gestion. Il est vrai qu'elles concernent moins de 40% des entreprises et portent sur les plus importantes – ce qui peut contribuer à expliquer que leur impact ne soit pas encore sensible.
Toutefois, d'autres réformes internes à la DGFIP n'ont pas conduit aux résultats escomptés en termes de coût global. On aurait ainsi pu penser que la concentration à la direction des grandes entreprises du recouvrement de 40% de la TVA recouvrée ou la logique de l'interlocuteur fiscal unique induiraient des économies d'échelle. En l'état actuel, ce n'est pas le cas.
L'efficience de la gestion semble donc pouvoir encore progresser. À cet égard, trois pistes d'amélioration peuvent être évoquées.
Il s'agit en premier lieu de la généralisation des télé-procédures, qui sera achevée en 2014 à la DGFIP. Elle devrait se traduire par des gains réels de productivité sur les coûts. À la Douane, le système de la télé-déclaration est pratiquement achevé, mais le télé-règlement n'existe pas encore – la quatrième loi de finances rectificative de 2011 l'a cependant prévu pour les opérations de plus de 5 000 euros.
Deuxième piste d'amélioration : la réforme du régime simplifié d'imposition (RSI). Ce régime, qui concerne 40 % des entreprises imposables à la TVA, est souvent mal maîtrisé par les assujettis, en raison notamment de la possibilité de moduler les acomptes. Cette situation induit aussi des coûts de gestion supplémentaires pour l'administration. La DGFIP a préparé un projet de réforme qui simplifierait le régime et qui nous paraît pertinent : il reviendra au législateur de se prononcer.
La troisième piste de réforme concerne la fonction de recouvrement. Il existe aujourd'hui deux réseaux comptables pour le recouvrement de la TVA : celui de la DGFIP, mais aussi celui de la Douane – laquelle a une compétence d'assiette pour la TVA à l'importation et la TVA pétrole. Cette dualité, qui peut se concevoir pour le contrôle, ne se justifie guère pour ce qui concerne le recouvrement, d'autant que la DGFIP estime qu'elle pourrait assurer ce recouvrement avec ses propres effectifs – il faut savoir que l'effectif des postes comptables de la DGDDI est de 650 agents.
En conclusion, mesdames, messieurs les députés, je voudrais vous indiquer quelques pistes de réforme pour favoriser la lutte contre cette fraude fiscale.
Face à un phénomène aussi massif, qui tend à se développer dans un univers économique en mutation rapide, la réponse doit être à la hauteur de l'enjeu. La Cour constate que beaucoup d'initiatives ont été prises depuis quelques années par le législateur et par la DGFIP elle-même. Toutefois, celles de l'administration doivent être rassemblées et mises en cohérence. Un plan d'action d'ensemble devrait, selon nous, être défini. Il se fixerait un horizon de trois ans, énoncerait la stratégie à mettre en oeuvre, les objectifs précis à atteindre - ce qui permettrait un contrôle de votre assemblée –, ainsi que les moyens à mobiliser et les conditions de pilotage de l'action engagée sur la TVA.
Ce plan s'inscrirait plus globalement dans la réorganisation des services de contrôle fiscal à la DGFIP, qui devrait, comme nous l'avons indiqué dans notre dernier rapport annuel, s'échelonner sur cinq ans – mais le sujet de la TVA est cependant d'une telle ampleur qu'il justifie un horizon plus proche, qui pourrait être de trois ans.
Ce plan d'ensemble devrait se nourrir d'une meilleure connaissance de la fraude, connaissance qui doit devenir un objectif essentiel de la DGFIP. Il est en effet nécessaire que l'administration dispose d'une cartographie et d'une typologie sectorielle de la fraude. À partir de cette connaissance affinée, elle serait en mesure de ré-allouer plus efficacement ses moyens, en fonction de l'intensité et des spécificités de la fraude à la TVA.
Enfin, il faut fixer un cap, un véritable objectif stratégique. Celui-ci – qui existe dans un certain nombre de pays étrangers, mais pas en France – devrait reposer sur la réduction de l'écart entre TVA théorique et TVA réelle.
La tâche est certes de longue haleine, mais l'enjeu est majeur, tant en termes d'égalisation des conditions de concurrence que d'équilibre de nos finances publiques. C'est ce qui justifie les orientations fortes que la Cour estime indispensable d'énoncer dans ce rapport.