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Intervention de Henri Plagnol

Réunion du 6 mars 2012 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaHenri Plagnol, co-rapporteur :

Le travail dont nous vous rendons compte ce matin porte sur l'un des sujets les plus graves auxquels notre pays est aujourd'hui confronté, puisqu'il touche non seulement nos intérêts dans cette région du monde, mais aussi, malheureusement, nos concitoyens dont plusieurs ont été tués ou sont encore retenus en otage. C'est donc un sujet en premier lieu douloureux, et nous ne pouvons entamer cette présentation sans avoir une pensée pour les victimes et leurs familles. C'est aussi un véritable problème d'Etat, une menace très concrète qui touche à la paix et aux intérêts géostratégiques de la France. Il faut essayer d'y apporter une réponse diplomatique à laquelle la France n'est pas seule partie prenante : à problématique régionale complexe, réponses régionales et coordonnées.

C'est aussi un sujet d'une brûlante actualité, en témoignent la puissante rébellion touareg depuis quelques semaines et l'attentat de Tamanrasset ces derniers jours, fortement symbolique, puisqu'il s'agit de la ville même dans laquelle l'état-major régional anti-terroriste est basé.

Pour ce travail, nous avons auditionné un grand nombre de personnalités et d'experts de la région et nous nous sommes rendus dans les différents pays concernés : le Mali, la Mauritanie, le Sénégal et l'Algérie. Nous n'avons pu nous rendre au Niger mais nous avons rencontré le Premier ministre à Paris et François Loncle s'est également rendu au Burkina Faso, qui est un acteur régional important sur ces questions.

Le Sahel est une région immense, couvrant une zone de Brest à Brest-Litovsk et d'Oslo à Madrid, qui rend très complexe l'éradication du terrorisme car le contrôle de l'espace territorial est lui-même très difficile. C'est une région d'une extraordinaire fragilité, notamment marquée par un climat hostile, très dur. Trois pays sont tout particulièrement concernés par AQMI : le Niger, le Mali et la Mauritanie. Ils ont tous les trois les indices de développement parmi les plus faibles : le Niger est au 186e rang sur 193 pays membres de l'ONU, le Mali au 175e et la Mauritanie au 159e rang. Sans entrer dans le détail statistique, je dirai simplement que la mortalité infantile touche 20 % des enfants de moins de 5 ans au Mali où l'espérance de vie est de 51 ans.

Les pays sahéliens ne disposent pas des meilleurs atouts et leurs perspectives de développement sont considérablement contrariées par une démographie trop forte, qui portera la population de l'ensemble de la bande sahélienne à quelque 150 millions d'habitants d'ici à 2040. Le Niger et le Mali sont les deux pays dont le taux de fécondité est le plus élevé au monde : 7,2 enfants par femme au Niger, à comparer au fait qu'il faudrait être sur une tendance de 2 enfants par femme pour que l'Afrique soit peuplée de 1,8 milliard d'habitants en 2050.

Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que la région sahélienne dans son ensemble ne soit pas autosuffisante et souffre de sous-alimentation chronique, que la sécheresse et la désertification croissantes depuis plusieurs décennies entretiennent. Elles ont d'ores et déjà eu des conséquences tragiques sur les populations nomades. Il résulte de ces aspects des défis socio-économiques considérables, que ce soit en terme de bouches à nourrir, de services à fournir par l'Etat, en termes d'urbanisation, de santé, de scolarité ou de créations d'emplois : en 2030, 670 000 jeunes entreront sur le marché du travail chaque année au Niger. En d'autres termes, il s'agit d'une région dans laquelle les handicaps sont majeurs et pour lesquels les perspectives de développement sont des plus sombres. Même si l'on a mis l'accent surtout ici sur le Niger qui cumule tous les records, les autres pays ne présentent pas des perspectives bien meilleures.

Mais la fragilité de la région sahélienne ne se limite pas à son retard et ses difficultés économiques. Au cours de nos travaux, nous avons également fait le point sur les multiples facteurs d'instabilité qui affectent le Sahel et concourent à sa fragilité.

Le premier de ces facteurs d'instabilité réside dans les nombreuses convoitises que suscite le riche sous-sol de la région. Pétrole, gaz, fer, phosphate, étain, uranium, or, bauxite… La pauvreté des pays du Sahel est bien paradoxale. Ces ressources, abondantes, sont encore loin d'être toutes exploitées voire recensées. Lorsqu'elles le sont, elles ne profitent pas à la population. Prenons le cas du Niger, par exemple. Sa richesse ne se limite pas au seul uranium, dont il est le 2ème producteur mondial. Du pétrole y est également présent et des projets sont en cours avec des sociétés chinoises pour son exploitation. Le contrôle des lieux de production et de circulation des ressources est un enjeu majeur. Une « géopolitique des tubes » se dessine jour après jour, dans le but de sécuriser les couloirs d'approvisionnement en matières sensibles, énergétiques et minérales. Cela créée des tensions, par exemple, entre les Etats-Unis et la Chine. Quant à l'Europe, elle s'intéresse vivement aux projets de pipelines trans-sahara.

Le deuxième facteur d'instabilité du Sahel est au coeur de l'actualité : il s'agit de la question touareg. Notre rapport retrace l'histoire tragique de ce peuple aujourd'hui à cheval sur cinq pays : le Mali, le Niger, l'Algérie, la Libye et le Burkina Faso. Un sentiment de trahison prédomine depuis longtemps dans l'esprit des Touareg. Les Etats africains mais aussi occidentaux n'ont pas tenu leurs engagements à leur égard. Les indépendances du début des années 60 n'ont pas empêché la remise en cause des modes de vie traditionnels tout comme la sédentarisation forcée de nombreux Touareg dans les années 70. Depuis le 17 janvier dernier, une nouvelle rébellion a éclaté au Mali, quelques semaines après la création d'un mouvement touareg indépendantiste : le MNLA, acronyme de « mouvement national de libération de l'Azawad » (l'Azawad étant la partie septentrionale du territoire malien). Ce soulèvement, que l'armée malienne a beaucoup de mal à combattre, doit beaucoup au retour de mercenaires ayant combattu dans les troupes du colonel Kadhafi, allié traditionnel des Touareg depuis le milieu des années 70. Ces combattants ont fui la révolution libyenne mais ne sont pas revenus les mains vides, emportant avec eux leurs armes et une grande expérience militaire. Les conséquences de cette nouvelle rébellion sont potentiellement catastrophiques. Outre les tensions qu'il provoque au sein de la société malienne, ce soulèvement a d'ores et déjà déplacé près de 130.000 réfugiés vers les pays voisins – notamment le Niger, la Mauritanie et le Burkina Faso – menaçant sérieusement la stabilité de ces derniers. La France peut avoir un rôle à jouer dans cette crise, comme médiateur entre les différentes parties. Nous disposons encore d'une certaine aura auprès des Touareg. Certes, nous sommes l'ancienne puissance coloniale mais la France a fait beaucoup pour mieux faire connaître leur culture. Je ne vais pas rappeler les grands souvenirs historiques mais évoquer une anecdote : lors de notre déplacement à Alger, François Loncle et moi-même avons rencontré des députés touareg qui, avec une grande émotion, nous ont témoigné l'espoir qu'ils plaçaient dans notre pays.

Le troisième facteur d'instabilité du Sahel est sa perméabilité à de multiples trafics illicites. Trafic de cigarettes, d'armes, d'être humains mais aussi de drogue. Depuis quelques années, le Sahel est devenu une plaque tournante pour le trafic de stupéfiants puisqu'il a pour atout d'être situé aux portes de l'Europe – le premier marché mondial – mais aussi d'être moins dangereux que les routes plus directes entre les zones de production d'Amérique latine et notre continent. Une anecdote illustre pleinement l'importance de ce trafic et l'incapacité des Etats sahéliens à y faire face : l'affaire dite du « Boeing d'Air Cocaïne ». En novembre 2009, un vieux Boeing, venu du Venezuela, a atterri en plein désert, dans le nord du Mali. Déchargé de la cocaïne qu'il transportait, l'avion, qui s'était embourbé, n'a pu redécoller et les trafiquants y mirent le feu. Cet épisode montre la complicité qui s'est établie entre les milieux de la drogue et politique et le risque d'une dérive vers des narco-Etats.

Quatrième et dernier facteur d'instabilité du Sahel abordé par notre rapport : la crise libyenne. Comme je l'ai précisé lorsque j'ai évoqué la question touareg, cette crise a eu un effet très déstabilisateur en facilitant la reprise de la rébellion au Mali, en janvier dernier. Mais elle a également eu pour conséquence de transformer la Libye en arsenal géant à ciel ouvert, ce qui a conduit à la dissémination d'armements les plus divers sur tout le continent. Un type d'arme est particulièrement inquiétant. Ce sont les « manpads », c'est-à-dire les missiles sol air portable. Nous avons pu constater, au cours de nos travaux, que les services de renseignement occidentaux y attachent une grande importance et essayent de retracer leur parcours. Il n'en demeure pas moins qu'ils constituent une menace sérieuse pour l'aviation civile et que des mesures sont prises pour minimiser les risques dans les phases les plus délicates des vols que sont les décollages et les atterrissages. Lors de notre déplacement en Algérie, les autorités locales ont, elles aussi, exprimé leur inquiétude face aux « manpads » et n'ont pas manqué de critiquer l'intervention en Libye.

Vulnérable parce que pauvre et instable, le Sahel est confronté à une menace supplémentaire dont il n'avait certainement pas besoin : Al Qaida au Maghreb islamique, AQMI. Cette organisation terroriste est l'héritière du GIA et du GSPC algériens. Comme vous aurez l'occasion de le lire dans notre rapport, AQMI est officiellement né le 24 janvier 2007 lorsque le GSPC choisit de s'appeler ainsi. Quelques mois auparavant, le 11 septembre 2006, le GSPC avait officiellement prêté allégeance à Oussama Ben Laden et à Al Qaida. Le changement de nom de janvier 2007 est venu couronner l'évolution de la mouvance terroriste algérienne vers le djihad mondial.

AQMI, cependant, n'a pas su répondre aux espoirs que la maison mère, Al Qaida, avait placés en lui. Il a subi de lourdes pertes dans le nord de l'Algérie, sa base historique. Il s'est également révélé incapable de mener des opérations sur le continent européen. Le Sahel est donc naturellement apparu comme la seule alternative pour concrétiser les aspirations internationales d'AQMI. Cette organisation terroriste y est représentée par deux katibas, c'est-à-dire deux « bataillons » d'une centaine d'hommes environ :

- la première de ces katibas est celle de Belmokhtar, surnommé « Mister Marlboro » en raison de son implication dans la contrebande de cigarette. On lui doit notamment un attentat suicide contre l'ambassade de France à Nouakchott (en août 2009) et l'enlèvement de deux jeunes Français, à Niamey, en janvier 2011, sur lequel François Loncle aura l'occasion de revenir ;

- la seconde des katibas d'AQMI dans le Sahel est celle d'Abou Zeid, un ancien contrebandier connu pour sa grande cruauté et parfois appelé le « Zarkaoui du désert ». Il est lui aussi l'auteur de plusieurs enlèvements dont ceux de Michel Germaneau et de cinq Français et deux étrangers, à Arlit, au Niger, en septembre 2010.

La rivalité entre Belmokhtar et Abou Zeid n'est pas étrangère à la spirale de la violence qui meurtrit aujourd'hui le Sahel. Par leurs actions terroristes, chacun souhaite se démarquer dans le djihad mondial contre les ennemis de l'islam. Mais il s'agit aussi de se financer. On touche là à l'ambivalence d'AQMI qui, d'un côté, se réfère à la tradition la plus rigoriste de l'islam et, de l'autre, n'hésite pas à recourir au « gangstéro-djihadisme » pour accumuler d'importantes ressources financières. Par le biais des prises d'otages et des rançons obtenues en échange de leur libération, AQMI aurait aujourd'hui accumulé entre 50 et 150 millions d'euros ! Même dans leur estimation la plus basse, ces chiffres sont énormes. Surtout, ils connaissent une inflation permanente. Abou Zeid exigerait 90 millions d'euros pour libérer quatre otages français enlevés à Arlit et détenus depuis septembre 2010, à comparer aux 37 millions que représente le total de l'aide au développement de la France au Niger !

Cette importante manne financière a un grand avantage stratégique pour AQMI : elle a permis à l'organisation de tisser des liens étroits avec les populations locales. Car AQMI en a besoin, notamment pour s'approvisionner en eau, en carburant ou pour se guider dans le désert. A la base, c'est un mouvement essentiellement algérien et ses cadres le sont encore aujourd'hui. Dans le nord du Mali, ils ne sont pas chez eux. Leur puissance financière leur a permis de « séduire » aisément des populations abandonnées en leur achetant vivres et matériel, en nouant des alliances matrimoniales et en leur rendant des services que l'Etat est incapable d'offrir. AQMI suscite également des vocations pour des jeunes sans avenir.

Si, à court terme, certaines populations trouvent un intérêt à la présence d'AQMI dans le Sahel, à plus long terme, les conséquences sont désastreuses. La menace terroriste a logiquement conduit les Etats occidentaux à classer en « zone à risques » la plupart des pays de la région et des villes jusqu'alors très touristiques, comme Tombouctou, la « perle du désert », sont aujourd'hui privées de ressources vitales du fait du tarissement du flux de voyageurs.

Au-delà de cet impact néfaste sur l'économie, AQMI pourrait également susciter un chaos encore plus grand dans la région s'il se liait durablement et efficacement avec d'autres mouvements rebelles ou terroristes. Je songe notamment aux Touareg. Il n'y a pas, aujourd'hui, de lien connu entre AQMI et le MNLA. Au contraire, l'idéologie salafiste n'a jamais trouvé d'écho auprès des populations touareg. Mais des intérêts convergents peuvent susciter des rapprochements. Des indices laissent penser que des éléments d'AQMI auraient récemment pu participer au massacre de soldats maliens à Aguelhok. Il conviendra d'être très attentif à l'évolution de cette situation car, s'il devait prospérer, un rapprochement entre AQMI et les communautés touaregs serait très dangereux, le Mali n'ayant pas les moyens de lutter contre deux ennemis simultanément. Il en va de même pour la secte nigériane Boko Haram. Celle-ci a officiellement prêté allégeance à AQMI même si cela semble n'avoir été que symbolique jusqu'à présent. Pour le moment, Boko Haram s'est cantonnée au territoire nigérian mais il n'est pas exclu que la violence puisse directement toucher le Niger voisin.

Enfin, dans la partie de notre rapport consacrée à l'état des lieux de l'insécurité au Sahel, François Loncle et moi-même avons essayé de mesurer le danger qu'AQMI fait courir à la France.

Il est évident que cette organisation terroriste voue une haine tenace à l'égard de notre pays, lequel lui offre des raisons pour cela : ancienneté de la présence de la France dans le monde, le Français étant, en plus, la langue des élites ; défense du modèle républicain (laïcité, loi contre le niqab…), passé colonial, appartenance à l'OTAN, intervention en Afghanistan... On imagine bien le genre d'arguments qui motive la haine de la France. Al Zawahiri lui-même, le lieutenant de Ben Laden, nous accorde une place particulière puisqu'il a souvent clamé que la France était l'ennemie jurée de l'islam depuis Napoléon Ier et la conquête de l'Egypte ! Ce fanatisme est évidemment très dangereux. Les terroristes sont prêts à tout, a fortiori lorsque la vie d'un Français vaut tant d'argent. On a très bien vu ce dont ils sont capables, dans le désert, pour frapper les intérêts français. A ce propos, une phrase du directeur général de la sécurité extérieure nous a particulièrement marqué : il nous a dit, à propos des membres d'AQMI, je cite : « ils n'ont pas peur de mourir car ils sont déjà morts dans leur tête ».

Toutefois, si le danger est avéré, il faut aussi le relativiser. A ce jour, AQMI n'a jamais pu frapper l'Europe. La maison mère, Al Qaida, a connu de lourds revers, le plus spectaculaire ayant été la mort de Ben Laden au mois de mai dernier. Cela n'est pas sans conséquence sur AQMI qui ne recrute plus aussi facilement que dans les années 2000 et qui semble s'être engagée dans une fuite en avant dont la haine de l'Occident est le seul moteur. Le piège pour la France et ses alliés serait alors de répondre aux provocations d'AQMI et de favoriser une escalade. La réponse aux exactions d'AQMI ne peut passer par une présence massive et visible sur le terrain. Ce serait, là, magnifier le combat des fanatiques salafistes contre les « croisés ». Nous avons un rôle à jouer mais en complément de celui des États de la région qu'il convient d'aider et d'encourager sans se mettre en avant.

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