Au moment de présenter les travaux de la mission d'information, il me paraît tout d'abord indispensable d'insister sur le fait que, si le pays a traversé une crise politique de 588 jours sans disposer d'un gouvernement de plein exercice, les Belges n'ont cependant pas vu leur vie quotidienne réellement perturbée. Cela paraît étonnant pour un Français, mais c'est un élément qu'il faut garder présent à l'esprit lorsque l'on cherche à analyser les ressorts de la vie politique belge.
Cette mission, essentiellement organisée autour de deux déplacements à Bruxelles, a été conduite avec une grande prudence : en effet, la situation politique était extrêmement délicate, notamment lors de notre premier déplacement, en juillet 2011.
Ce qui marque d'emblée les esprits lorsqu'on découvre la Belgique, c'est la profondeur des clivages qui traversent ce pays et, en tout premier lieu, la conviction ancrée chez tous les acteurs que la Belgique est composée de deux sociétés différentes. Les liens se distendent entre les deux parties du pays : les médias « médiatisent » surtout à l'intérieur de chaque communauté et la classe politique est de plus en plus séparée. Même le sport ne réunit plus vraiment, puisque les fédérations sportives nationales ont été progressivement scindées entre des fédérations flamandes et des fédérations francophones.
En fait, de multiples points de friction communautaires conduisent depuis longtemps à cultiver un ressentiment réciproque, soit par des processus longs et réguliers qui exacerbent la sensibilité communautaire, soit en raison d'événements ponctuels qui ne s'effacent pas de la mémoire collective.
Le problème principal de la Belgique est peut-être la méconnaissance de l'autre, qui amène la tentation du repli : c'est la porte ouverte aux clichés réducteurs. Dans une large mesure, le débat politique est confisqué par la problématique communautaire, et ce n'est certainement pas sans lien avec la mondialisation. M. Herman De Croo, député libéral flamand, ancien ministre, a par exemple employé cette heureuse formule : « plus la fenêtre du monde s'ouvre, plus les gens se mettent dans le coin de la pièce ; et dans le coin prêchent les nationalistes… ». Cette appréciation, portée dans un cadre belge, peut être étendue à tout pays plongé dans la mondialisation : celle-ci peut effectivement amener à rechercher des « lieux » où l'on peut être en sécurité, où l'on peut retrouver un certain bien-être.
D'où viennent ces tensions communautaires ? Certes, la Belgique est un pays récent, créé en 1830, mais il faut entrer dans l'histoire pour bien le comprendre.
A l'origine des tensions, on trouve évidemment le clivage linguistique, qui est un conflit fondateur dans l'histoire de la Belgique contemporaine. Je veux préciser immédiatement que le mouvement flamand n'est pas d'abord un mouvement anti-belge ou anti-wallon mais un mouvement d'émancipation culturelle et sociale essentiellement dirigé contre les élites flamandes francophones. Aux premiers temps de la Belgique, l'élite et la bourgeoisie parlent français, comme dans beaucoup de pays européens ; le peuple, en Flandre, parle des dialectes flamands. Les revendications linguistiques du mouvement flamand traduisent donc, au moins à ses débuts, ce que l'on pourrait appeler une « remontée sociale » du peuple contre ses dirigeants. On trouve encore trace de ce phénomène dans les polémiques relatives au sort des soldats lors de la Première guerre mondiale : il est souvent affirmé que les soldats flamands ont été envoyés se faire massacrer au front parce qu'ils ne comprenaient pas les ordres qui leur étaient donnés par leurs officiers francophones (qui pouvaient eux-mêmes être flamands ou wallons).
Le conflit linguistique est aujourd'hui concentré sur quelques enjeux symboliques. Pour les Flamands, j'évoquerai la préservation souhaitée du caractère bilingue de Bruxelles – qui est, en fait, une ville dont 85% des habitants sont francophones – ou bien la scission de l'arrondissement électoral et judiciaire de BHV (Bruxelles-Hal-Vilvorde), qui est un dossier explosif depuis plusieurs années.
Pour leur part, les forces politiques francophones cherchent à préserver les droits des populations francophones vivant dans les 6 communes dites « à facilités » situées dans la périphérie de Bruxelles, qui bénéficient d'un régime linguistique particulier. Les francophones contestent également des décisions de certaines autorités flamandes susceptibles de faire apparaître des discriminations linguistiques à leur détriment, et luttent contre les atteintes à la liberté d'usage des langues dans la sphère privée. Certains bourgmestres flamands ont, par exemple, suscité des polémiques en mettant en place des dispositifs qui appelaient à la « délation linguistique », notamment pour empêcher l'usage systématique du français comme langue de communication entre un commerçant et ses clients.
Le clivage linguistique est apparu très tôt après la naissance de la Belgique, mais il a donc aujourd'hui évolué. Pour sa part, la revendication flamande est aujourd'hui surtout une aspiration d'ordre économique et social.
Plusieurs de nos interlocuteurs ont ainsi affirmé que la Flandre en a « ras-le-bol » des transferts dont bénéficie la Wallonie. Cette expression, triviale mais forte, traduit tout à fait le sentiment d'exaspération que nous avons pu découvrir chez certains responsables politiques flamands. Une exaspération largement partagée qui a pu conduire Bart De Wever, président du parti nationaliste flamand N-VA, à entreprendre une action choc : en 2005, il a fait déposer dix milliards d'euros en faux billets au pied de l'ascenseur à bateaux de Strépy-Thieu (Hainaut) pour dénoncer la gabegie wallonne permise par les subsides flamands. Des phrases pas particulièrement élogieuses sont ressassées à l'envi aux oreilles des Flamands, comme celle-ci : « tous les 4 ans, chaque ménage flamand a payé une voiture neuve à chaque ménage wallon ».
Par ailleurs, la Flandre réclame des leviers plus importants pour préserver sa prospérité : elle veut pouvoir conduire des politiques (notamment économiques et sociales) plus autonomes, dans les domaines de l'emploi, de la santé, etc.
Il est remarquable que, confrontées à ces tensions communautaires récurrentes, les forces politiques belges aient toujours considéré que le meilleur moyen de les apaiser était d'adapter les institutions. C'est pourquoi le système institutionnel belge a évolué au fil des années, pour devenir de plus en plus complexe. L'État belge est aujourd'hui un État fédéral unique au monde car il est organisé autour de deux catégories d'entités fédérées, afin de répondre aux aspirations divergentes des Flamands et des Wallons. De plus, les Régions et les Communautés ont des compétences différentes mais sont placées au même niveau institutionnel ; la région Bruxelles-Capitale a, quant à elle, une organisation particulièrement compliquée. La fédéralisation du pays est très avancée et les régions et communautés ont un poids financier supérieur à celui des compétences discrétionnaires de l'État central. Le fédéralisme belge est un fédéralisme de gestion de crise.
La crise de 2010-2011 s'explique aussi par le fait que le système des partis a été bousculé par l'émergence d'un parti nationaliste, la N-VA (« Nouvelle Alliance flamande »). Ce parti est arrivé en tête aux élections fédérales de juin 2010, en particulier grâce au charisme de son leader, Bart De Wever, que nous avons pu rencontrer en janvier dernier. Dans un paysage politique très fragmenté, notamment en Flandre, – il faut rappeler que les familles démocrate-chrétienne, libérale, socialiste et écologiste sont chacune scindées en un parti flamand et un parti francophone – la large victoire de la N-VA a été un élément capital dans le déroulement et la durée de la crise, qui a commencé avec la démission du Premier ministre, Yves Leterme, en avril 2010. Il me paraît à cet égard essentiel de dresser devant la commission le « déroulé » de cette crise et des tensions qu'elle a provoquées.
Les premières difficultés apparaissent rapidement après les élections, alors que sept partis sont pressentis pour éventuellement participer à un gouvernement : les socialistes, les écologistes, les démocrates-chrétiens et la N-VA (les libéraux étant rejetés hors du champ des négociations à engager).
Le 17 juin 2010, Bart de Wever, président de la N-VA, est nommé informateur par le roi. C'est un rôle classique, qui revient en général à l'un des deux partis « vainqueurs » des élections et qui consiste à recueillir les demandes des partis susceptibles de participer à un gouvernement en vue d'élaborer par la suite un accord de gouvernement. A la fin de sa mission, Bart De Wever indique avoir trouve des « convergences », insuffisantes cependant pour commencer à négocier un accord de gouvernement.
Le 8 juillet 2010, Elio Di Rupo, président du Parti socialiste, est nommé préformateur, signe que la situation n'est pas assez mûre pour engager le processus de formation du gouvernement. Pendant l'été, de nombreuses tentatives sont engagées pour rapprocher les points de vue mais le climat et la confiance se détériorent peu à peu entre les négociateurs.
Le 4 septembre, André Flahaut, président de la Chambre, et Danny Pieters, président du Sénat, qui appartiennent respectivement au Parti socialiste et à la N-VA, sont nommés médiateurs afin de renouer les liens entre les négociateurs de leurs partis. C'est à nouveau un échec.
Le 8 octobre, Bart De Wever est nommé clarificateur afin de clarifier les positions respectives des sept partis qui continuent à former l'armature potentielle du futur gouvernement. Mais il ne se met pas suffisamment au-dessus de la mêlée et la note de synthèse qu'il a élaborée est rejetée par les partis francophones.
A l'automne 2010, le roi sollicite d'autres partis et confie d'autres missions royales, en premier lieu à Johan Vande Lanotte (socialiste flamand), nommé conciliateur. Celui-ci remet en janvier 2011 une note jugée complète et équilibrée, qui est acceptée par cinq partis mais rejetée par la N-VA et le parti démocrate-chrétien flamand (CD&V). Le conciliateur démissionne le 26 janvier. Sont ensuite appelés Didier Reynders (libéral francophone) et Wouter Beke (démocrate-chrétien flamand). Leurs échecs successifs montrent comme les partis gèrent leurs relations pendant une crise politique grave.
Au printemps 2011, la situation a quand même mûri et une formation semble pouvoir être envisagée : Elio Di Rupo est donc nommé formateur le 16 mai. Le 4 juillet, il publie sa « note de base » et propose aux partis de dire s'ils acceptent d'engager des négociations à partir de cette note. Le 6 juillet, la N-VA rejette la note d'Elio Di Rupo avec virulence ; nous étions à Bruxelles le lendemain et nous avons pu constater le désarroi de tous les acteurs et observateurs politiques, ainsi que des médias, face à ce rejet. De nombreuses personnalités étaient élogieuses sur le contenu de la note et estimaient qu'elle pouvait servir de base à l'engagement de négociations.
C'est alors que le roi, profitant du discours adressé au pays à l'occasion de la fête nationale, le 20 juillet, a fait usage de son « droit de mise en garde », appelant les responsables politiques à prendre leurs responsabilités et à penser au bien-être des Belges.
C'est le lendemain que la situation se débloque, lorsque le CD&V accepte d'entrer dans un processus de négociations sans exiger la présence de la N-VA autour de la table. Les négociations s'engagent le 16 août entre huit partis : socialistes (SP.A et PS) ; libéraux (Open-VLD et MR) ; chrétiens-démocrates (CD&V et CDH) et écologistes (Groen et Ecolo). Après quelques autres péripéties, elles aboutissent le 27 novembre et le Gouvernement prête serment devant le roi le 6 décembre.
Que dire à l'issue de cette frise chronologique, sinon que la longueur des négociations et l'intensité de la crise montrent d'évidence la complexité du pays. La Belgique est un pays, mais pas une nation, même si les séparatistes sont loin d'être majoritaires en Flandre et que les rattachistes n'ont qu'une présence anecdotique en Wallonie. A l'issue de notre mission, il m'apparaît qu'il n'existe pas une Belgique, mais plusieurs Belgique.