Nous allons changer de région du monde et descendre vers les Caraïbes mais dans un va-et-vient avec l'Europe puisque le texte dont nous sommes saisis est le projet de loi autorisant la ratification de l'accord de partenariat économique (APE) entre l'Union européenne et les 15 pays du CARIFORUM, c'est-à-dire l'ensemble des pays de la Caraïbe regroupés dans la CARICOM – la « Caribbean Community » – avec en plus la République dominicaine mais sans Cuba, pays observateur et non signataire de l'APE.
Ce sujet ne nous est pas étranger. Notre commission a adopté, en avril 2010, une proposition de résolution sur le partenariat économique entre l'Union européenne et les pays ACP, c'est-à-dire ceux d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. Avant cela, la commission des affaires européennes avait adopté un rapport d'information de nos collègues Hervé GAYMARD et Jean-Claude FRUTEAU et, moi-même, en juin 2008, j'ai remis un rapport au Président de la République, lequel a ensuite réagi, par deux fois, en juillet 2008 et en octobre 2009 avec toute une série de mesures destinées à fluidifier les négociations menées par la Commission européenne.
L'accord dont nous sommes saisis est un accord complet. Il se différencie des accords intérimaires et partiels signés à ce jour. « Intérimaires » car les APE auraient dû être conclus avant le 31 décembre 2007. Les accords intérimaires pallient donc le fait qu'on est allé au delà de la date butoir. « Partiels » car les APE auraient dû être conclus avec des organisations régionales constituées au sein des pays ACP et les accords intérimaires l'ont essentiellement été avec les seuls Etats.
Le seul accord complet est donc celui signé avec le CARIFORUM. Il comporte 250 articles dont 2, seulement, sont consacrés à la coopération au développement. Nous disposons d'125ème de l'accord en version papier et, sur l'ensemble, 1600 pages sur 1900 ne sont pas traduites en Français.
D'où vient cet accord ? Vous n'ignorez pas que, dès 1957, la Communauté économique européenne a créé un cadre multilatéral pour prendre en compte les relations jusque-là bilatérales entretenues par certaines puissances européennes – notamment la France – avec leurs anciennes colonies. La 1ère convention de Yaoundé (1963) concernaient 18 pays. Celle de Lomé, en 1975, 46 pays. Enfin, la dernière, celle de Cotonou (2002), 79 pays.
Cette convention de Cotonou doit son adoption à la contestation du régime établi par les accords successifs de Lomé. Cette contestation se fondait sur leur incompatibilité avec les règles de l'OMC. En avantageant un certain nombre de pays, il y avait une discrimination envers les autres pays en développement. L'article XXIV du GATT ne permet de telles différenciations, qu'à la condition que les préférences accordées soient réciproques, qu'elles couvrent la quasi-totalité des échanges et qu'elles soient mises en place dans un délai raisonnable.
En 1994, un mémorandum d'interprétation de cet article XXIV du GATT a confirmé que son objectif était l'expansion du commerce mondial. Or, l'article 1er de la Convention de Cotonou est d'éradiquer la pauvreté, en conformité avec l' « OMD n°1 », c'est-à-dire le premier des objectifs millénaires pour le développement (OMD). Il y a donc là une contradiction manifeste entre le but vers lequel tend le GATT et la convention de Cotonou sensée conduire l'Union européenne et les pays ACP à une nouvelle relation.
Les APE ont donc à gérer cette contradiction et la solution retenue est celle du « déguisement ». Ainsi, la finalité commerciale des négociations est-elle est évidente : c'est la direction générale du commerce de la Commission européenne qui pilote les débats. Son souhait est de se conformer à l'article XXIV du GATT en exigeant la réciprocité, une ouverture des échanges supérieure à 80%, le tout dans un délai d'au maximum 10 ans. De l'autre côté, notamment sous l'influence de la France qui a pris consciences des facteurs de blocage et qui, durant sa présidence de l'Union européenne, a plaidé pour qu'on aille au-delà de la simple relation de libre échange, on a accepté d'afficher des objectifs de coopération et de développement à des fins d'apaisement. Un des sujet de friction à notamment été les « matières de Singapour » (qui concernent les règles de concurrence, la transparence des marchés publics, les codes d'investissement et la facilitation des échanges, soit le cadre administratif, juridique et fiscal qui constitue l'environnement des affaires) et qui ont été à l'origine de l'échec du cycle de Doha. L'APE avec le CARIFORUM obéit donc à ce schéma : il consacre la logique commerciale puisqu'il ouvre 87% du marché de la Caraïbe sur 25 ans et contient deux articles sur la coopération au développement.
Les autre APE – il devrait y en avoir 5 de plus aujourd'hui – n'ont pas été signé car les négociations se sont enlisées en raison du fait que l'on est passé d'une logique de développement à celle du libre-échange considéré comme la panacée.
S'agissant de l'outre-mer, la France est un acteur local avec les « départements français d'Amérique ». L'accord prévoit des mesures spécifiques destinées à protéger les marchés locaux. Pour la banane et le sucre, l'abolition des droits de douane n'interviendra pas avant 10 ans et cette dérogation sera renouvelable une fois. Plus largement, une clause de sauvegarde est prévue pour tous les produits en cas de trop forte augmentation des importations en provenance des pays du CARIFORUM et de répercussions négatives sur l'emploi local.
Ainsi que je l'indique dans mon rapport écrit, l'APE avec le CARIFORUM impliquera de modifier la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques pour permettre à des avocats étrangers de dispenser des consultations juridiques en droit public international et en droit étranger. La consultation des organisations professionnelles a déjà été engagée.
Quelles seront les conséquences de ces APE ? Il est regrettable qu'ils soient conçus comme des évangiles du libre-échange qui apporterait le développement alors même que le système précédent n'avait pas démérité. Certes, il est vrai que la part de marché communautaire des pays ACP est passée de 6% en 1980 à 3% au début des années 2000. Toutefois, le système des préférences commerciales n'entendait pas, à lui seul, enrayer le sous-développement. Et des progrès notables ont été réalisés en matière de consolidation des institutions, de progrès de la démocratie ou d'émergence de la société civile. Actuellement, les négociations des APE fragilisent l'intégration régionale en imposant, par exemple, des accords intérimaires que seuls certains Etats acceptent de signer. De surcroît, dans la plupart de pays ACP, les recettes douanières vont baisser entre 6 et 17%, ce qui ne seront pas sans conséquence sur les budgets au risque de nuire à l'effort en faveur des OMD. Les APE risquent aussi d'avoir un impact migratoire. En effet, un des effets du libre-échange est de conduire à la sélection d'agricultures spéculatives tournées vers l'exportation, donc de viser une productivité plus importante fragilisant les écosystèmes.
Normalement, eu égard à tout ce que j'ai dit, je devrais préconiser de ne pas autoriser la ratification de l'accord. Mais notre travail est frustrant. Ainsi, nous avons adopté une résolution en 2010 dans laquelle nous avions demandé de privilégier la sécurité alimentaire et l'accord n'apporte pas de garanties. Néanmoins, je vous invite à adopter le projet de loi dont nous sommes saisis.