Monsieur le président, monsieur le ministre chargé des relations avec le Parlement, monsieur le secrétaire d'État auprès du ministre de la défense et des anciens combattants, mes chers collègues, l'examen en urgence de la proposition de loi tendant à modifier la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés trouve sa place dans un ordre du jour parlementaire particulièrement chargé. Permettez que nous nous en étonnions, alors que la proposition de loi a été déposée il y a deux ans sur le bureau du Sénat. Quelle urgence impose d'examiner ce texte en procédure accélérée ? Nous ne pouvons l'expliquer que par un souci électoraliste et la volonté de séduire les voix de la communauté harkie.
La majorité des associations de défense de la communauté harkie – je dis bien : la majorité – se sont fait instrumentaliser par la droite, et davantage encore par l'extrême droite, dont l'interprétation de l'engagement des supplétifs de l'armée française durant la guerre d'Algérie est loin d'être neutre et impartiale. Si l'attachement des harkis à la France pouvait être réel, leur engagement dans l'armée tenait aussi à des préoccupations économiques, mêlées à un souci de sécurité dans la période trouble de la guerre. On est bien loin d'une simple reconnaissance d'un patriotisme sublimé par la droite nostalgique de l'Algérie française.
Cette petite manipulation se traduit par un texte d'affichage, qui risque de soulever davantage de problèmes qu'il n'en résoudra. La proposition de loi se borne en effet à compléter le dispositif juridique d'interdiction de la diffamation et de l'injure à l'égard des anciens harkis ou de leurs descendants, principale mesure de la loi du 23 février 2005, laquelle avait omis de préciser les sanctions applicables aux contrevenants, se contentant de renvoyer à l'état du droit en vigueur. La Cour de cassation ayant jugé la loi insuffisante pour appliquer la moindre peine, ce texte nous propose de permettre aux associations d'ester en justice en les investissant des droits de la partie civile, et de référer directement aux peines déterminées par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Au premier abord, ces dispositions paraissent frappées au coin du bon sens : rendre possible la sanction d'un délit inscrit dans notre droit relève en effet de la cohérence législative et juridique. En dehors des aspects politiciens qui la motivent, une telle démarche pourrait sembler juste et ne pas emporter de grandes conséquences si, derrière cette apparence anodine, ne se cachaient des ambiguïtés sur lesquelles la proposition reste muette, et qu'elle ne viendra donc pas résoudre, loin s'en faut. Il est d'ailleurs fort probable que son application créera de sérieux problèmes, notamment parce que les associations de défense des intérêts des anciens harkis sont maintenant essentiellement composées de leurs fils et petits-fils, qui n'ont donc pas eux-mêmes la qualité de harki. Les juges auront donc bien du mal à établir la qualification d'injure et de diffamation, à partir de l'utilisation péjorative du terme « harki » à l'égard d'individus et de leurs associations. Et la jurisprudence qui découlera de l'application de cette loi suscitera inévitablement des jugements politiques, dans l'opinion publique et, surtout, parmi les principaux intéressés – harkis, Algériens et Français descendants d'Algériens. Vous ne pouvez l'ignorer.
Nous sommes donc bien face à un texte qui, sous prétexte d'achever le travail de reconnaissance morale de la France vis-à-vis de la communauté, relève moins du bon sens que de la manipulation politique et symbolique.
Cette proposition de loi, comme celle de 2005, repose sur une interprétation de la portée de l'engagement des harkis et de la réalité ontologiquement plurielle des faits, une pluralité qui s'estompe derrière une prétendue vérité officielle parée des atours du droit, alors même que les rôle et place des harkis pendant la guerre d'Algérie, et, en métropole, comme supplétifs de la police parisienne, font encore l'objet de nombreux débats.
Mais comment expliquer que le mot « harki » soit devenu synonyme de « traître » ? Sans doute cela vient-il de la complexité du conflit algérien, entretenu par des antagonismes qui perdurent, tant dans la population française qu'entre les descendants de harkis, les descendants de l'immigration algérienne et les Algériens eux-mêmes.
Quoi qu'il en soit, les personnes visées doivent évidemment être protégées contre toute diffamation ou injure. Cependant, devait-on, pour cela, faire une loi ? Nous ne répéterons jamais assez que, à force de toucher à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, surtout avec ce type de loi, c'est la liberté d'expression dans son ensemble qui est fragilisée.
Parias en France, où ils furent parqués dans des camps, parfois pendant plusieurs dizaines d'années, massacrés en Algérie pour collaboration avec l'ennemi après le départ des troupes françaises, ignorés des responsables politiques pendant plus de quarante ans, les harkis souffrent d'un manque de reconnaissance. Nul ne le niera. Et notre collègue Kléber Mesquida a rappelé leurs souffrances avec beaucoup d'émotion.
Mais il est pour le moins contradictoire que ce texte soit porté par la droite, compte tenu de sa responsabilité dans le drame qu'ont vécu les harkis et dans la situation scandaleuse où leurs descendants ont été maintenus. Il fallait bien une élection présidentielle pour que vous revendiquiez la défense exclusive de l'honneur et de la réputation de cette communauté. Cette hypocrisie peut certes vous rapporter des voix, mais elle ne vous grandit pas.
Rappelons que c'est le gouvernement en place en 1962, alors que le général de Gaulle était Président de la République, qui a désarmé les harkis et les a laissés, eux et leurs familles, se faire massacrer par les partisans du nouveau pouvoir algérien. Je ne résiste pas à vous citer un court extrait de la directive ministérielle du 15 juillet 1962 de M. Louis Joxe, qui stipulait : « Vous voudrez bien faire rechercher, tant dans l'armée que dans l'administration, les promoteurs et les complices de ces entreprises de rapatriement, et faire prendre les sanctions appropriées. Les supplétifs débarqués en métropole, en dehors du plan général, seront renvoyés en Algérie, où ils devront rejoindre, avant qu'il ne soit statué sur leur destination définitive, le personnel déjà regroupé suivant les directives des 7 et 11 avril. Je n'ignore pas que ce renvoi peut être interprété par les propagandistes de la sédition comme un refus d'assurer l'avenir de ceux qui nous sont demeurés fidèles. Il conviendra donc d'éviter de donner la moindre publicité à cette mesure. »
Des ordres étaient donc donnés pour éviter un afflux massif en métropole, ce qui fera dire à la sociologue Dominique Schnapper, dans le sillage de bien d'autres chercheurs et responsables politiques, que « l'épisode des harkis constitue une des pages honteuses de l'histoire de France, comme l'ont été l'instauration du statut des Juifs ou la rafle du Vel' d'Hiv ».
Ce sont les mêmes gouvernements de droite qui ont relégué les harkis dans des camps et, pendant vingt ans, refusé de satisfaire leurs revendications matérielles, en matière d'indemnités, d'aides à l'emploi et au logement, et refusé de mettre fin aux discriminations, notamment sociales et économiques, auxquelles ils étaient confrontés, comme le sont toujours leurs enfants et petits-enfants.
Nous aurions aimé que la proposition de loi déposée en novembre par les députés communistes, républicains et du Parti de gauche, et visant à reconnaître la responsabilité de la République française dans le massacre du 17 octobre 1961, jour où plusieurs centaines de travailleurs algériens manifestant pacifiquement furent froidement tués, bénéficie du même traitement que le texte qui nous est soumis. Mais votre honnêteté politique ne va certainement pas jusque-là.
Compte tenu de tous ces éléments, les députés communistes, républicains et du Parti de gauche ne prendront pas part à ce vote.