Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, le texte résultant des travaux de la commission mixte paritaire sur ce projet de loi fixant au 11 novembre la commémoration de tous les morts pour la France est celui qu'avait adopté le Sénat.
Comme les députés du groupe GDR de notre assemblée, les sénateurs du groupe CRC ne l'ont pas voté. Ce refus n'est pas dû à une volonté d'opposition systématique, il n'a rien à voir avec un clivage partisan. Il est fondé sur un désaccord de fond.
Certes, la modification introduite par le Sénat au projet de loi voté par notre assemblée a complété l'article 1er en précisant que cet hommage ne se substituait pas aux autres commémorations nationales. Cette précision, adoptée à l'initiative de notre ancien collègue Alain Néri, s'imposait. Au regard des objectifs d'uniformisation de la mémoire poursuivi par les initiateurs de cette loi, il n'est en effet pas inutile d'inscrire que les autres commémorations nationales patriotiques ne sont pas remises en cause, limitant ainsi le risque qu'elles soient banalisées ou vidées de leur sens.
Cependant, à nos yeux, graver dans le marbre de la loi une telle disposition ne permet pas de lever toutes les ambiguïtés et toutes les craintes suscitées par le projet de loi, dont le premier défaut est d'avoir été élaboré dans la précipitation, comme cela a été souligné par la quasi-totalité des associations d'anciens combattants. Nous sommes convaincus que le fond du problème n'est pas dans cette forme de garantie.
Nous légiférons sur une mesure, émanant du Président de la République, qui touche à des valeurs et symboles forts. Ne pensez-vous pas, chers collègues, que la défense de la patrie et le sens de la guerre auraient mérité un débat beaucoup plus large et approfondi ? Alors que nous disposions d'une année avant la prochaine commémoration du 11 novembre 1918, et que nous sommes à deux ans du centenaire de la Grande Guerre, y avait-il une telle urgence à légiférer sur cette question ?
Un travail législatif selon la procédure accélérée est-il le bon support pour modifier la signification, dans la mémoire collective, de l'armistice mettant fin à la Première Guerre mondiale, et la remplacer par un hommage indifférencié à tous ceux, civils et militaires, qui sont morts au cours de conflits de nature différente ? Nous l'avons dit et je le redis : nous craignons que cette évolution n'entretienne la confusion et l'oubli de la spécificité de toutes les guerres auxquelles notre pays a été confronté, alors qu'il est de tradition, dans notre République, de rendre hommage aux anciens combattants de chacune d'elles, à chaque date anniversaire historique de la fin de chaque conflit.
Dans mon esprit, il ne s'agit aucunement de faire un tri entre les « bonnes » et les « mauvaises » guerres, ou de hiérarchiser les conflits. Je reprends à mon compte les mots d'une association d'anciens combattants, l'ANACR, prononcés le 12 novembre dernier : « Tous les conflits eurent leur spécificité, tous s'accompagnèrent de lourds sacrifices arrachant des femmes et des hommes à l'affection des leurs, meurtrissant les corps et les âmes de nombre de ceux qui y survécurent, laissant dans la conscience des familles et de la nation une empreinte indélébile. »
Aussi, je ne remets nullement en cause la force symbolique de la mention « mort pour la France », portée sur les actes de décès. Un soldat envoyé sur le théâtre d'un conflit par le gouvernement de la République, et qui trouve la mort, est toujours – toujours – tué au nom de la France. Mais nous ne voulons pas non plus que toutes les mémoires soient amalgamées, ce qui empêche de réfléchir et de tirer les enseignements de chaque guerre, et accrédite l'idée selon laquelle peu importent les raisons pour lesquelles des militaires et des civils ont perdu la vie.
Je l'ai écrit au Président de la République, le 11 novembre dernier, après avoir écouté son message : « En mêlant ainsi, indistinctement, tous les champs de bataille, vous accréditez l'idée que le combat des poilus sacrifiés à Verdun en 1916 aurait le même sens que la mort de nos malheureux engagés militaires français tombés à Diên Biên Phu en 1954, en Indochine. Pensez-vous aussi que mourir sous les balles et les obus nazis, dans le verrou de Sedan ou au Mont Mouchet, a la même signification que d'être, hélas, tué sur les rives du canal de Suez en 1956, ainsi que lors des guerres coloniales passées et actuelles ? »
En confondant des événements et engagements qui n'ont pas la même portée historique et humaine, le risque est que tout soit fondu dans une même condamnation abstraite de la guerre, qui empêche de réfléchir sur ses causes.
En ne distinguant plus les situations, en unifiant les conflits, on aboutit à une vision aseptisée de l'histoire et de la mémoire collective, qui ne permet plus de comprendre le passé et de construire lucidement l'avenir. Mais peut-être est-ce là l'objectif recherché, si l'on en juge par la place désormais accordée aux programmes d'histoire dans l'enseignement secondaire, une place qui se réduit comme peau de chagrin. Ainsi, à la rentrée scolaire 2012, plus de la moitié des élèves des terminales de l'enseignement général, ceux de la filière scientifique, n'auront plus d'enseignement d'histoire et géographie obligatoire.
Les enseignants de cette matière s'en émeuvent. Et ils regrettent que, dans les nouveaux programmes d'histoire, les guerres soient envisagées comme un tout, parfois traitées ensemble, ce qui peut conduire à des rapprochements erronés ou fallacieux. Rassembler les conflits du vingtième siècle dans le concept flou de « guerre totale » les réduit aux efforts et souffrances qu'ils ont engendrés sans en aborder les enjeux, sans évoquer la contextualisation politique et idéologique de ces catastrophes successives.
En privilégiant la « folie des hommes », pour reprendre les mots du Président Sarkozy, enseigner l'histoire des guerres reviendrait seulement à extirper le mal présent en chacun de nous. « À cette aune, tout se vaut. C'est la défaite de la volonté de comprendre », écrit Annette Wieviorka, directrice de recherche au CNRS, dans un article de la revue L'Histoire de ce mois, sous le titre « Aux larmes lycéens ».
Ces dernières années, de nombreux travaux ont pourtant été menés sur le devoir de mémoire. Des pistes ont été explorées ; elles auraient pu faire l'objet d'un débat de fond et de décisions fortes. Au lieu de cela, un texte, très en retrait par rapport aux enjeux, est adopté en urgence.
Son seul objet, nous a-t-on dit, est de rendre hommage à tous ceux qui ont défendu la France, toutes générations confondues. Une forme de communion avec les souffrances du passé, une communion se dégageant d'une approche historique qui serait réflexion, qui serait analyse des causes et de l'enchaînement des faits.
Nous sommes favorables à ce que soit rendu un hommage particulier aux soldats qui, sous mandat de l'ONU, oeuvrent pour le respect du droit international et assurent le maintien de la paix dans le cadre de ce qu'il est convenu d'appeler les opérations extérieures. Mais nous refusons d'amalgamer tous les conflits en un même souvenir. C'est la raison principale pour laquelle les membres du groupe GDR restent opposés à l'adoption de ce texte.