À travers les 160 auditions que j'ai menées en France et à l'étranger, j'ai pu prendre la mesure de la complexité des enjeux soulevés par la biologie de synthèse (BS), domaine scientifique et technologique émergent.
Avant que les opinions ne se cristallisent, il m'apparaît important que l'OPECST s'en saisisse suffisamment en amont, d'autant que la BS est au coeur des développements de ce que l'on appelle la bio-économie, c'est-à-dire l'économie liée aux sciences du vivant. Ce secteur représente 12 % du PIB des Etats-Unis et 25 % dans 15 ans, tandis que la chimie et l'industrie pharmaceutique sont les premiers postes des exportations françaises.
Bien que la définition de la BS ne soit toujours pas stabilisée, elle constitue une rupture dans la recherche fondamentale et appliquée, du fait de ses applications industrielles, sociétales, environnementales avérées ou pressenties.
L'acceptabilité des développements de la BS dépendra toutefois de la qualité du dialogue entre la communauté scientifique, les responsables politiques et les citoyens. Je partage le point de vue de la Commission américaine présidentielle de bioéthique, constituée en mai 2010 par le Président OBAMA à la suite des déclarations de Craig Venter, selon laquelle « La science est une ressource partagée appartenant à tous les citoyens et les concernant tous ». Il s'agit ainsi de prévenir les débats de posture qui ont eu lieu pour les OGM et les nanotechnologies. Pour rétablir cette confiance entre les chercheurs, les responsables, les politiques et les citoyens, je ferai quelques propositions issues du dialogue citoyen qui a été organisé sur la BS au Royaume-Uni en 2009-2010.
L'acceptabilité de la BS dépendra aussi des modèles économiques proposés, d'où l'importance que j'accorde dans le rapport aux questions de la propriété intellectuelle et industrielle.
Enfin, compte tenu des promesses de la BS, je ferai le point sur le positionnement de notre pays en termes de formation, de recherche et de transferts de technologies.
Auparavant, je vous propose d'essayer de déterminer les spécificités de la BS et de ses applications.
J'aborderai ensuite les enjeux liés à ses développements, et conclurai par quelques recommandations.
Les spécificités de la BS apparaissent à travers ses objectifs et ses méthodes.
Tout en introduisant une évolution comparable à celle que la chimie de synthèse a suscitée pour la chimie, la BS est, comme tout domaine émergent, caractérisée par des contours flous et des définitions multiples, comme le déclare notamment le Groupe européen d'éthique ; « il n'est pas possible de trouver une définition univoque ».
Cependant la définition la plus consensuelle semble être celle du consortium européen de recherche Synbiology : « La BS est l'ingénierie de composants et de systèmes biologiques qui n'existent pas dans la nature et la réingénierie d'éléments existants ; elle porte sur le design intentionnel de systèmes biologiques artificiels, plutôt que sur la compréhension de la biologie naturelle ».
Variant selon les chercheurs et leur discipline d'origine, les objectifs assignés à la BS partagent l'ambition commune de proposer une approche du vivant inédite par rapport à celle de la biologie moléculaire ou de la biologie des systèmes.
On distingue quatre approches de la BS :
– la démarche dite top down (du haut vers le bas), qui vise à transformer des organismes vivants, en enlevant, en remplaçant ou en ajoutant des parties spécifiques. Les recherches emblématiques sur le génome minimal entreprises par Craig Venter, ont visé à réduire le génome d'une bactérie à sa taille minimale en se limitant aux gènes indispensables à sa survie (évalués à 200 environ).
– la démarche dite bottom up (du bas vers le haut) : elle tend à permettre aux biologistes de synthèse d'assembler, à la manière d'un lego ou d'un meccano, des biobriques c'est-à-dire des composants non issus du vivant.
Il en est ainsi par exemple, des cellules chimiques, appelées chells, pour « chemical cells », qui imitent le comportement des cellules vivantes.
L'approche bottom up s'est rendue célèbre par le Registre du MIT, qui est un répertoire d'environ 12000 briques, issues du concours annuel iGEM, qui rassemble des étudiants d monde entier pour réaliser des constructions nouvelles en BS à partir d'un kit.
Cette approche est très représentative du courant de la BS dirigé par les ingénieurs aux Etats-Unis, mais aussi en Europe.
– La troisième approche concerne les travaux sur les protocellules, qui sont une forme cellulaire primitive ou artificielle capable d'autoréplication. Il s'agit – de reconstituer des cellules vivantes à partir d'éléments du vivant. La recherche fondamentale dans ce domaine a été initiée aux Etats-Unis, et la recherche finalisée concernerait le ciblage de cellules cancéreuses par exemple. Pour Jean Weissenbach, directeur du Génoscope à Evry, ceux qui prétendraient parvenir ainsi à reconstituer la vie à partir de la matière inerte font de la science-fiction.
– La quatrième approche se fonde sur l'expansion du code génétique. Steven Brenner et son équipe de l'Université de Floride sont parvenus à ajouter deux bases azotées artificielles à celles composant les nucléotides de l'ADN (A=Adénine ; G=Guanine ; C=cytosine et T=Thymine).
De plus, en juin 2011, Philippe Marlière, généticien, a réussi, avec des chercheurs belges et allemands, à contraindre des bactéries Escherichia Coli à remplacer une des bases azotée de leur ADN par une molécule toxique, le « 5-chlorure d'uracile ».
Quant aux méthodes de la BS, elles illustrent parfaitement le propos de Jay Keasling, Professeur à Berkeley – selon lequel la biologie de synthèse serait « une science fondamentale centrée sur l'application ».
En effet, les biologistes de synthèse recourent à des technologies variées qui leur permettent d'exploiter dans les meilleures conditions les potentialités offertes par le vivant.
Parmi ces technologies figurent les outils utilisés par le génie génétique. Il en est ainsi du séquençage de l'ADN. Cette opération consiste à définir l'ordre d'enchaînement des nucléotides dans un brin d'ADN. Définir cet ordre permet ainsi de connaître le nombre et le type de gènes présents. Les progrès ont été constants depuis l'intervention du séquençage dans les années 70.
Ainsi, en 2003, l'Institut de Craig Venter a assemblé le génome du virus bactériophage Phi 174 (5386 paires de bases) en seulement deux semaines. En 2008, un collaborateur de Craig Venter, le Prix Nobel Hamilton Smith, a reconstruit un plus grand génome (480 000 paires de base), et Craig Venter a atteint un nouveau record en 2010 (1,08 million de paires de bases).
S'agissant des applications potentielles de la BS, elles touchent à de nombreux domaines : santé (prévention, diagnostic et thérapies), énergie, chimie, environnement, agriculture, procédés industriels. C'est pourquoi les scientifiques voient dans la BS la révolution industrielle de ce siècle et un moyen d'apporter des solutions à des enjeux majeurs auxquels l'humanité est confrontée : changement climatique, crise énergétique, remédiation environnementale, lutte contre des pathologies comme le cancer, les maladies neurodégénératives, les handicaps ou le paludisme.
Un rapport de 2009 de la Royal Academy of Engineering souligne toutefois que, compte tenu du caractère émergent de la biologie de synthèse, les applications à brève échéance sont limitées à l'artémisinine et à une version synthétique de la soie.
L'artémisinine, mise au point selon des procédés de la BS par Jay Keasling, est un médicament destiné à combattre, à coût réduit, le paludisme et de fortes fièvres. La FDA pourrait autoriser cette année sa mise sur le marché.
Quant à la version synthétique de la soie, elle est obtenue à partir de la réingénierie du système de sécrétion de la bactérie Salmonella Thiphimurium. Le procédé pourrait avoir de multiples applications dans les secteurs tels que l'aviation et l'industrie automobile, qui ont besoin de matériaux à la fois robustes et légers.
L'hydrocortisone, qui est une des principales hormones stéroidiennes de l'homme, fait également partie des applications possibles à brève échéance, pouvant ainsi être commercialisée cette année. En 2002, l'équipe dirigée par Denis Pompon, directeur de la recherche au CNRS, est parvenue à synthétiser l'hydrocortisone à partir de l'alcool et du sucre, grâce à un organisme unicellulaire encore appelé Saccharomyces Cerevisae. La simplification du procédé de fabrication de l'hydrocortisone présente des avantages industriels, commerciaux et environnementaux. En particulier, elle doit permettre une forte réduction des coûts.
S'agissant de la faisabilité des applications de la BS, certains comme les auteurs du rapport de la Royal Academy of Engineering font des prévisions d'une émergence industrielle à une échéance allant de 5 à 25 ans. D'autres, plus prudents, se refusent à formuler des pronostics, invoquant même le risque – comme pour les thérapies géniques – de promesses surestimées.
L'émergence de la BS est source de débats non seulement au plan scientifique, comme je viens de l'exposer, mais aussi au plan des enjeux sociaux à identifier et des réglementations à prévoir, en particulier, sur quatre points :
- l'évaluation et la gestion des risques ;
- la propriété intellectuelle et industrielle ;
- la recherche et la formation ;
- le dialogue entre la science et la société.
L'analyse des risques suscite des réponses contrastées en ce qui concerne la biosécurité et la biosûreté. Dans le domaine de la biosécurité, qui touche aux mesures et pratiques visant à protéger les personnes et l'environnement, des conséquences liées à l'infection, à l'intoxication et à la dissémination de microorganismes ou de toxines, certains comme Philippe Marlière estiment que, plus les micro-organismes sont modifiés génétiquement, plus ils sont vulnérables, ce qui garantirait un niveau de sûreté élevé.
D'autres analyses sont plus alarmistes. L'ONG canadienne ETC prétend ainsi que la BS, notamment parce qu'elle pousserait à l'extrême la convergence NBIC (Nano-Bio-Info-Cogno), serait de nature à renforcer les risques de guerre bactériologique et les menaces de terrorisme. Les sociologues de la London School of Economics, pour leur part, dans le rapport qu'ils ont publié en mai 2011, considèrent que trois catégories de risques s'appliquent à la BS : les risques naturels (par exemple la maladie), le risque inattendu (par exemple les découvertes effectuées par la recherche à usage dual), et la transformation délibérée des agents biologiques en armes. Quant à la commission présidentielle américaine de bioéthique, sans nier l'existence de l'incertitude, elle fait observer – entre autres – qu'il existe des gènes dits « terminator » ou « suicide » pouvant être incorporés dans les organismes, ce qui les empêche de se reproduire ou de survivre en dehors du laboratoire.
Tout aussi importantes sont les divergences d'appréciation en matière de biosûreté pour ce qui concerne l'évaluation du risque d'un détournement de la BS à des fins terroristes ou des risques liés à la biologie dite « de garage ».
Le premier cas vise l'hypothèse d'une recréation de virus pathogènes connus en laboratoire, par exemple ceux de la grippe espagnole ou de la polio.
Nombreux – dont les spécialistes du FBI que j'ai rencontrés – sont ceux qui estiment que les cyanobactéries ou l'anthrax sont plus dangereux que les produits de la BS. En revanche, le Professeur Pier Luigi Luisi, biologiste italien, considère que les formes de vie nouvelles créées par la BS pourraient potentiellement générer des risques supérieurs à l'anthrax.
Les risques liés à la biologie de garage – c'est-à-dire aux initiatives exploratoires d'amateurs disposant d'une expertise – sont l'objet d'appréciations contrastées. Un chercheur autrichien – Markus Schmidt – craint, par exemple, que les trafiquants de drogue ne profitent des possibilités accrues d'accès aux technologies de la BS pour concevoir des micro-organismes capables de secréter un précurseur de la cocaïne ou de l'héroïne semi-synthétique.
En revanche, ni la Commission présidentielle américaine de bioéthique, ni le FBI n'ont souhaité proposer une réglementation de cette activité de garage. Le FBI a considéré qu'une politique de partenariat avec les biologistes de garage et la communauté scientifique était plus efficace pour promouvoir une culture de la responsabilité et de biosécurité. C'est d'ailleurs à l'initiative du FBI que le concours iGEM a introduit un prix de sécurité et, plus récemment, un prix de l'éthique.
En ce qui concerne la gestion des risques, ni les commissions d'éthique américaine et européenne, ni les Etats, n'ont souhaité proposer une nouvelle réglementation ni un moratoire.
La Commission présidentielle américaine a décidé de se référer au principe de « vigilance prudente », qui repose sur une évaluation continue des risques et sur une démarche pragmatique. Il s'agit donc d'un principe d'action, comme le principe de précaution. A l'inverse, le Groupe européen d'éthique, s'il se réfère au principe de précaution, plaide toutefois également comme son homologue américaine pour une surveillance continue des risques, afin de s'assurer de l'adéquation des réglementations aux développements scientifiques en cours.
Aux Etats-Unis, comme en Europe, les Etats ne souhaitent pas élaborer de nouvelles réglementations plus restrictives, d'autant qu'ils soulignent la dimension stratégique de la BS dans ses applications potentielles.
Si de nouvelles réglementations ne sont pas nécessaires à ce stade de développement de la BS, j'insiste toutefois dans le rapport sur la nécessité de développer les connaissances dans la recherche fondamentale en biologie, afin de prévenir la mise en circulation précipitée de produits, dont on ne connaîtrait pas l'impact sur la santé ou l'environnement.
De plus, en raison de la dimension internationale de la recherche, une coopération internationale devrait s'instaurer, au moins pour harmoniser les procédures.
Pour ce qui est des enjeux de la propriété intellectuelle, il importe de distinguer le modèle économique et la validité des connaissances scientifiques.
Dans le domaine de la BS, qui relève des régimes applicables à l'informatique et aux biotechnologies, la question est de savoir si le cadre juridique actuel de la propriété intellectuelle est adapté à ces spécificités.
Or, les accords ADPIC (Accords sur les aspects des droits de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce) de 1994, ont prévu d'étendre les critères de brevetabilité à tous les domaines technologiques, ce qui inclut celui des biotechnologies et donc le vivant.
En outre, les critères de brevetabilité en vigueur dans les droits américain et européen – en particulier la notion d'invention – sont trop vagues pour appréhender la notion d'information qui est au coeur de l'informatique et des biotechnologies. En particulier, aux Etats-Unis, Craig Venter a déposé des brevets à spectre large, tandis que des brevets ont été délivrés sur des algorithmes.
C'est pourquoi des ONG et des professeurs de droit ont proposé des alternatives au brevet, à travers « l'open access biology » inspiré du régime de l'open source appliqué dans l'informatique – et du copyleft, qui consiste à autoriser toute copie ou modification, pourvu qu'elle n'induise aucune limite d'utilisation.
Il existe certes des dérives, qu'il importe de prévenir, car elles peuvent ruiner la notion même de brevet, comme par exemple, le brevet sur les tests du cancer du sein.
Mais, il est nécessaire d'instaurer un cadre juridique équilibré, qui permette au brevet de protéger les inventions créatrices d'emplois et les investissements nécessaires à la production de masse, toute en garantissant l'accès aux données nécessaires à l'avancement de la recherche.
S'agissant de la recherche et de la formation, la BS – présentée comme une « technologie de rupture et une révolution industrielle » impose aux Etats de mettre en oeuvre une stratégie de développement ambitieuse et rigoureuse. Par ailleurs, il faut s'assurer que les différentes disciplines sur lesquelles elle s'appuie atteignent le niveau d'excellence correspondant à sa complexité, ce qui suppose des investissements conséquents et de long terme, à la fois pour la recherche et la formation.
Sur ces points, les situations sont contrastées entre les Etats-Unis, qui jouissent d'une avance confirmée – sauf dans la biologie des systèmes et la biochimie – et l'Europe, mais aussi au sein de cette dernière. Ainsi, la France dispose de compétences fortes, mais encore trop diffuses avec un cloisonnement des disciplines trop fort dans la formation et la recherche. De fait, on peut craindre que , faute d'une politique scientifique volontariste, la France, malgré tous les atouts nécessaires au développement de la BS dont elle dispose, ne prenne en retard le train de la bioéconomie, comme l'a écrit Hervé Chneiweiss dans un article récent.
Quant au dialogue entre la science et la société, s'il n'existe pas de recette –miracle, il convient de suivre l'exemple du Royaume-Uni, qui a instauré un tel dialogue en 2009-2010.
En 2007, le BBSRC (Biotechnology and Biological Sciences Research Council) a constitué un groupe de travail pour examiner les problèmes soulevés par la BS et publié un rapport en juin 2008 : « Synthetic Biology : social and ethical challenge ». En 2009, le BBSRC et l'Engineering and Physical Sciences Research Council (EPSRC) ont institué un comité de pilotage chargé d'organiser un échange public sur la BS et de conseiller les Research Councils sur la façon dont ils pourraient intervenir dans cet échange. En mars 2003, le comité de pilotage a fixé le but, les objectifs et les principes de ces manifestations. Pour les objectifs, il s'agissait de permettre à un cercle d'habitants d'être clairement formés, informés et consultés, pour que les politiques à venir puissent refléter leurs visions, préoccupations et aspirations. Quant aux principes, ils devaient tendre à veiller au pluralisme et à la diversité des participants au débat, experts comme citoyens, en mêlant chercheurs en sciences dures et en sciences humaines et sociales (SHS), politiques, ONG, organismes de régulation, acteurs économiques responsables de start-ups et citoyens. De nouvelles méthodologies ont été élaborées pour faciliter la compréhension et les régulations éventuelles.
Cette organisation – fondée sur des débats décentralisés – a permis le déroulement d'un dialogue serein, alors que le débat sur les OGM avait été catastrophique.
Il m'apparaît que l'OPECST – institution politique jouissant de la sérénité nécessaire – pourrait jouer utilement un rôle de coordination du débat indispensable entre la science et la société.
Par la formation, le croisement indispensable des disciplines, les échanges en toute transparence, il s'agit bien comme le souhaite le Prix Nobel de médecine Jules Hoffmann, de réenchanter la science en suscitant à nouveau l'enthousiasme des citoyens, en particulier des plus jeunes.
C'est l'orientation des recommandations que je préconise, celles-ci étant précédées d'un préambule contenant quatre principes :
- favoriser un environnement public porteur pour la BS ;
- mettre en place une filière complète et intégrée ;
- analyser et maîtriser les risques liés à la BS ;
- favoriser une discussion publique sereine sur les enjeux de la bs.