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Intervention de Camille Froidevaux-Metterie

Réunion du 17 janvier 2012 à 16h00
Délégation aux droits des femmes et l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

Camille Froidevaux-Metterie, professeure de science politique à l'Université de Reims Champagne-Ardenne :

Spécialiste des idées politiques et formée par Marcel Gauchet, je travaille sur la question du statut et de la condition de la femme dans notre société dans une perspective historique et philosophique plutôt que du point de vue du genre. Lorsque j'ai commencé à m'intéresser à cette question, j'ai été frappée par le caractère circulaire de la théorie du genre et par la force d'interprétation que revêtait, dans cette théorie, le schéma opposant domination masculine et émancipation féminine. Je n'y trouvais pas de réponses aux questions que je me posais, comme celle de la maternité, et l'étude de cette littérature m'a conduite à mener une réflexion personnelle.

Il importe tout d'abord de souligner la dimension historique des études de genre, qui n'est pas abordée dans les manuels que j'ai consultés. Ce courant d'idées, né dans le sillage de la seconde vague du féminisme des années 1970 aux États-Unis, est un dispositif intellectuel qui s'est construit en même temps que la lutte pour l'émancipation des femmes. Cette association n'a rien de fortuit et imprègne fortement les postulats des études de genre. Celles-ci reposent sur deux piliers : le refus de la différence des sexes et la centralité de la hiérarchisation sexuée de la société, pour les femmes, le domestique et pour les hommes, le politique ou le public.

Dans leur élan égalitaire, les féministes de la seconde vague refusent en bloc tout ce qui peut continuer d'enfermer les femmes dans la soumission aux hommes et les renvoyer à la sphère domestique. Elles ont oeuvré, en qualité de militantes et de scientifiques, à mettre au jour tous les ressorts expliquant, selon elles, que les femmes aient pu rester si longtemps enfermées dans le cadre du foyer et soumises aux hommes.

Curieusement, alors même qu'elles mettaient en évidence le fait que, pendant des siècles, voire des millénaires, les femmes avaient été cantonnées dans le féminin – si on associe au féminin l'idée de la potentialité maternelle –, elles instauraient un déséquilibre inverse : en incitant à juste titre les femmes à investir la sphère sociale, publique et politique, elles leur intimaient de laisser de côté, comme si elle n'existait plus, leur activité au sein du foyer, qui avait été leur quotidien pendant des siècles, faisant primer sur toute autre considération le rôle social des femmes. Ce nouveau déséquilibre est dommageable, car la femme contemporaine se définit précisément par cette dualité : une femme est à la fois un sujet, individu de droit, et un individu de sexe féminin. Son rapport aux autres et au monde est marqué – sans être pour autant déterminé – par la sexuation de son existence.

Les femmes sont donc confrontées à l'impératif de vivre de front deux dimensions : une existence publique, désormais pleinement légitime et que nul ne songerait à remettre en question, et une existence privée qui reste très importante en termes notamment de temps dévolu et d'implication personnelle. Cette dualité me semble négligée : à ne se préoccuper que de l'émancipation des femmes, on englobe dans un même rejet des dimensions de leur existence qui continuent de faire sens pour elle.

Dans ce débat, les deux parties ont raison. Pour les théoriciennes du genre et celles qui défendent l'enseignement du genre dans les manuels scolaires, il est essentiel que les jeunes filles soient informées de ce qu'ont connu leurs mères et leurs grands-mères il y a quarante ans. On ne dira jamais assez la fulgurance du processus de l'émancipation. Lorsque les théories du genre ont été conçues, la condition des femmes était en effet de subordination, voire d'exclusion. L'émancipation féminine qui s'est déployée depuis lors a permis aux femmes de prétendre aux mêmes fonctions, aux mêmes postes et au même statut que les hommes dans tous les ordres de l'existence. Les études de genre, se concentrant sur les retards, sur les inégalités et sur les différents éléments qui continuent de donner du sens au schéma de la domination masculine et de la soumission féminine, ont négligé de souligner les avancées phénoménales qu'a connues la condition des femmes dans de nombreux domaines, qui ne se limitent du reste pas à la sphère professionnelle et sociale, mais touchent aussi la sphère familiale.

Les théoriciennes du genre réfléchissent si peu à la question de la famille et de la maternité qu'elles n'ont pas repéré ce qui constitue selon moi l'ultime émancipation : le processus de désexualisation, voire de déféminisation, de la procréation. Un projet d'enfant peut aujourd'hui être porté par une, deux, trois ou quatre personnes, parfois du même sexe et non nécessairement génitrices, rassemblées par un désir d'enfant éminemment individualiste. Aujourd'hui, on veut un enfant pour soi, et non pas nécessairement pour créer une famille ou pour le renouvellement des générations. Les sociologues évoquent un véritable « droit à l'enfant » : tout individu, quels que soient son sexe et son statut conjugal, a le droit de demander à avoir un enfant.

Il est désormais devenu pensable que les enfants ne naissent pas seulement des femmes, mais de diverses autres configurations. Cette avancée est sidérante, car elle montre que la séparation immémoriale des deux sexes commence à être remise en question symboliquement, juridiquement parfois – comme dans les pays où l'adoption et le mariage homosexuels sont autorisés –, voire scientifiquement, du fait d'avancées bouleversantes, telles que la possibilité de produire, à partir de cellules souches, des cellules de la spermatogenèse et de l'ovogenèse, c'est-à-dire de produire un enfant sans avoir aucunement besoin du corps des femmes. Ce dernier horizon est certes lointain…

Mme la présidente Marie-Jo Zimmermann. Pas si lointain que cela !

Mme Camille Froidevaux-Metterie. On évoque également aujourd'hui l'utérus artificiel.

Ainsi, les femmes partagent désormais avec les hommes la responsabilité du renouvellement des générations. Elles ont la possibilité d'avoir des enfants ou de ne pas en avoir.

Ce qui importe dans la déféminisation de la procréation, ce sont ses résonances symboliques et ce qu'elle permet de penser, ainsi que ses implications quant au statut des femmes dans notre société. En forçant un peu le trait, on pourrait dire que nous sommes parvenus au terme des conséquences du processus d'émancipation féminine. Les femmes sont désormais des hommes comme les autres dans la sphère sociale et professionnelle – la sphère publique –, tandis que les hommes sont en passe de devenir des femmes comme les autres dans la sphère privée et domestique. De fait, en investissant la société, les femmes ont fait tomber la séparation multiséculaire qui divisait ces deux sphères. Les théories du genre continuent de reproduire ce raisonnement binaire en s'arc-boutant sur l'opposition entre domination masculine et émancipation féminine et ne saisissent pas combien l'ordonnancement de notre société diffère radicalement de ce qu'il était voilà encore quelques décennies.

La bipartition sexuée de l'ordre social s'est effondrée avec l'entrée en masse des femmes dans la sphère sociale et publique et nous assistons aujourd'hui à un réordonnancement où se distinguent trois pôles : une sphère publique politique, une sphère sociale privée – celle du monde du travail – et une sphère de l'intime, qui recouvre la vie familiale. Ces trois sphères sont imbriquées et tous les individus de sexe masculin et de sexe féminin sont légitimes dans ces trois ordres d'existence. Les femmes ne sont plus enfermées dans leurs fonctions domestiques et il n'y a plus d'exclusivité masculine pour les activités sociales et professionnelles, ni d'exclusivité féminine pour la procréation et l'éducation des enfants. Les hommes et les femmes sont égaux et se partagent à égalité ces responsabilités sociales, familiales et publiques.

Ma position est difficile à tenir. On me reproche en effet, lorsque j'insiste sur l'importance du maternel dans l'existence des femmes, de les ramener à leur essence, à leur « nature » procréatrice. Or, j'affirme précisément qu'elles partagent cette responsabilité procréatrice avec les hommes et m'efforce de réhabiliter, pour les comprendre mieux, les dimensions de l'existence des femmes qui ne sont pas prises en considération par les études de genre au motif qu'elles « naturalisent » les femmes. Pourquoi ne pas s'interroger sur la condition maternelle telle que la vivent aujourd'hui l'immense majorité des femmes – d'une façon tout à fait nouvelle au demeurant, car l'immense majorité des mères sont également des femmes qui travaillent ?

La réflexion sur l'égalité entre femmes et hommes doit se concentrer sur l'articulation entre vie privée et vie publique, pour les femmes comme pour les hommes, et les études du genre me semblent passer à côté de l'égalisation – de la désexualisation – des fonctions et des rôles, phénomène à la fois anthropologique en ce qu'il touche à la définition de ce que c'est que d'être une femme et sociologique en ce qu'il touche à l'ordonnancement des sphères de l'existence. Il n'existe plus de fonctions assignées à une catégorie d'individus en fonction de leur sexe. Les mères partagent l'éducation des enfants avec les pères ou avec leurs compagnons ou compagnes. C'est là l'immense aboutissement du processus de l'émancipation féminine, que d'avoir détaché les rôles et les fonctions sociales et familiales des assignations de sexe.

S'attachant toujours à repérer les inégalités qui subsistent, les études de genre ne saisissent pas toujours combien la condition des femmes est aujourd'hui inédite. La nouveauté de cette condition se condense dans la nécessité d'assumer de concert une activité sociale et professionnelle pleine et entière et une existence privée qui a une dimension potentiellement maternelle.

Pour ce qui est de l'enseignement du genre dans les manuels scolaires, on ne peut que penser que cet enseignement, pour être valable, devrait reprendre les étapes du processus d'émancipation féminine et les décrire, en les explicitant dans la sphère académique et scientifique. Les études de genre sont en effet le prolongement dans cette sphère du processus d'émancipation dans la sphère sociologique. Les deux sont allés de pair et ont contribué à approfondir le processus d'égalitarisation de la condition des femmes et des hommes.

Il y a donc peu de raisons de rejeter en bloc les études de genre comme s'il s'agissait d'une idéologie purement politique. Il importe cependant d'historiciser le genre dans les manuels en rappelant comment sont nées les études de genre et en quoi elles sont intimement liées au processus d'émancipation féminine. Peut-être faut-il aussi conclure que, même si les luttes sont encore nombreuses pour que le processus d'égalitarisation soit totalement accompli, les femmes ont déjà gagné, car nul ne songerait aujourd'hui à revenir sur les droits des femmes. La force d'imposition du principe d'égalité entre les femmes et les hommes est aussi puissante que celle des droits de l'homme. Même si les atteintes du réel sont innombrables, ces principes ne seront jamais remis en question en Occident, même s'il faut les défendre et réfléchir aux dispositifs permettant de les soutenir.

Ce constat posé, je peux m'efforcer de repérer les effets du processus d'émancipation sur le statut des femmes dans nos sociétés, réintégrant des éléments largement négligés, comme le souci esthétique.

Dans la perspective féministe des études de genre, le souci des femmes pour leur apparence n'est que la traduction des injonctions masculines à la séduction : si les femmes se font belles, c'est pour plaire aux hommes. Mais alors, pourquoi ma fille de cinq ans et sa grand-mère qui a 60 ans de plus, pourquoi toutes les femmes, quelle que soit leur classe sociale – et les féministes elles-mêmes –, passent-elles chaque matin un moment à se préoccuper de leur apparence ? Certes, le beau est socialement désirable, mais si le souci de l'apparence est si développé, et s'il donne d'ailleurs lieu à tant d'outrances, c'est bien signe qu'il s'y joue quelque chose qui a trait à l'identité féminine. Maintenant que les femmes sont dans le monde comme des hommes et partagent avec les hommes la responsabilité du projet parental, peut-être ont-elles investi ce domaine de l'apparence et de la beauté comme celui qui demeure proprement féminin. Il convient de reconsidérer d'une manière positive ce souci de l'apparence, ne serait-ce que pour apprendre aux petites filles qu'il existe une multitude d'options quant aux signes extérieurs qu'une femme est prête à donner de sa féminité : entre une minoration frôlant la masculinisation et l'outrance de l'ultraféminisation, la palette des possibles est très large.

Les femmes se construisent dans la société en tant que femmes à partir de ce souci de l'apparence et il faut cesser de stigmatiser ce souci esthétique comme étant nécessairement le signe de la soumission des femmes au désir des hommes ou à des normes sociales machistes, car c'est faire très peu de cas de la liberté des femmes de se construire dans la société comme elles le désirent.

Le terme de « libre choix » est sans doute celui qui condense le mieux le statut des femmes. Qu'il s'agisse des modes de conjugalité, de la vie professionnelle ou de l'apparence, chaque femme dispose d'une infinité de possibles et l'on ne saurait rejeter certaines d'entre elles au motif qu'elles choisissent des options radicales. Ainsi, lorsque Élisabeth Badinter stigmatise des femmes qui ont choisi de rester au foyer et veulent éduquer leurs enfants avec des méthodes aussi écologiques que possible – je pense à sa diatribe contre les couches lavables –, elle se permet de refuser à une petite fraction des femmes le choix d'un certain mode d'éducation. Lorsque les théoriciennes du genre – notamment l'une d'entre elles, avec qui je débattais à la radio sur la question de l'apparence – refusent qu'on puisse même évoquer la question de la beauté, au motif que cela reviendrait à enfermer immédiatement les femmes dans la soumission aux hommes, elles oublient que cette dimension fait partie de l'existence quotidienne de l'immense majorité d'entre elles.

La présentation des études de genre dans les manuels scolaires contribue à cristalliser une opposition binaire très dommageable, qui empêche de penser la diversité et les nuances de la condition de la femme aujourd'hui. Qu'elles stigmatisent le « biologisme national » des députés de la droite populaire ou combattent la « naturalisation » de la différence des sexes, elles s'arc-boutent dans l'un et l'autre cas sur des positions extrêmes et empêchent de penser avec suffisamment de nuances la condition féminine contemporaine.

Si, comme je le déclarais tout à l'heure, les deux parties ont raison, c'est parce qu'elles témoignent de la diversité et de l'ouverture des possibles féminins, dont elles incarnent des pôles radicaux. Peut-être faudrait-il trouver une formulation de compromis qui fasse droit à l'évident apport des études de genre au processus d'émancipation féminine tout en mettant aussi en évidence ce que ces études négligent, à propos notamment de la maternité.

La formule du Laboratoire de l'égalité appelant à une « culture de l'égalité » me semble très heureuse. Le terme de « genre » est idéologique, en ce qu'il est une façon de réfléchir à la condition des femmes aujourd'hui ; or, il en existe d'autres. Limiter, dans les manuels, la question de l'égalité entre femmes et hommes au prisme interprétatif du genre revient à n'aborder qu'un aspect de la question. Il existe trois grandes familles de pensée du féminin : les études de genre, la psychanalyse et l'anthropologie – laquelle est représentée notamment par Margaret Mead, Françoise Héritier et Irène Théry.

Une théoricienne du genre me refuserait l'emploi des expressions « le féminin » ou « la femme ». En 2010, lors du lancement au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) d'un grand recensement des études sur « les femmes etou le genre », la philosophe Geneviève Fraisse s'indignait que l'on chante encore le « refrain de la femme », la « ritournelle de l'éternel féminin ». Il me semble cependant excessif que l'on n'évoque plus aujourd'hui « les femmes » que comme réalité statistique et le « genre » comme seul prisme intellectuel permettant de comprendre la condition des femmes. J'ai consacré au concept du genre un article intitulé « Genre, magie d'un mot » où j'ai montré comment le genre avait fait disparaître la femme (Le Débat, n° 157, novembre-décembre 2009). Le genre, synonyme de l'assignation à un sexe et à des rôles de sexe, est devenu le prisme quasi-unique de la réflexion sur la condition des femmes. On néglige ainsi de repérer certains éléments étroitement liés à l'émancipation des femmes et on manque certaines questions primordiales pour comprendre la condition de celles-ci.

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