Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, 250 lois ont été votées au cours de cette législature, une centaine relevant de la commission des lois, et nous avons souvent de cette tribune dénoncé les procédures accélérées dont le Gouvernement use et abuse.
Nous sommes dans le cadre d'une discussion législative où le temps pour confronter nos opinions et affirmer nos convictions nous a été donné. Nous vivons les délices du bicamérisme. Le Sénat, dans sa quasi-unanimité, a adopté un texte contre l'avis du Gouvernement, et la commission mixte paritaire a confirmé ce vote. Il y a donc eu en CMP une majorité composée des députés de l'opposition et d'une partie des sénateurs, dont certains de l'opposition sénatoriale, pour voter ce texte. Nous avons ainsi deux versions différentes et nous devons en discuter une nouvelle fois.
Je crains de ne pas apporter d'éléments supplémentaires, mais être député de l'opposition, c'est avoir des convictions et de la persévérance, mettre en garde nos collègues contre d'éventuels votes qui pourraient mettre en place des bombes à retardement, pour reprendre le terme utilisé par François Pillet dans le premier rapport qu'il avait déposé au Sénat lors de la discussion initiale de la proposition de loi.
Nous avons déjà beaucoup débattu des avancées que permet ce texte et des différents problèmes qu'il pose.
Lien fort, lien faible : la question est apparemment technique mais, en réalité, elle est politique. Elle touche à l'idée que nous nous faisons de l'adéquation des moyens à un objectif que nous partageons tous, la lutte contre l'usurpation d'identité, dès lors qu'il est question de la préservation des libertés publiques.
Nous aboutissons à un désaccord sur un article, l'article 5.
Selon le Gouvernement et la majorité de l'Assemblée, il faut retenir le lien fort, qui permet d'établir de manière univoque un lien entre les empreintes digitales d'une personne et son identité.
Le lien faible, que nous défendons, ne l'autorise nullement. Il est fondé sur le principe de non-réversibilité totale entre l'identité et les empreintes d'une personne. Cela dit, il permet de constater l'usurpation d'identité. Le procédé est donc techniquement aussi valable que celui que vous défendez puisque c'était l'objectif initialement recherché par la proposition de loi même si, au fil de nos débats, il a pu y avoir des évolutions.
Le problème est que ce but fort louable n'est plus suffisant pour le Gouvernement, qui, avec le soutien de la majorité, a fait adopter des amendements modifiant l'objectif, ce qui nous amène à avoir une confrontation sur les libertés publiques.
Sur la forme, même si c'est constitutionnel, le fait que le Gouvernement ait déposé un amendement après la réunion de la commission mixte paritaire m'a semblé inopportun. Il aurait suffi, en effet, que l'Assemblée nationale rejette les conclusions de la commission pour parvenir au même résultat. D'ailleurs, saisir l'Assemblée alors que c'était une proposition d'initiative sénatoriale était pour le moins discourtois pour le Sénat, même si c'était, j'imagine, un hommage rendu à l'Assemblée nationale. La procédure était assez surprenante, mais cela me permet de rendre hommage au travail parlementaire lié au bicamérisme.
Sur le fond, j'ai pris connaissance du jugement formulé par M. Richert au Sénat, selon lequel, après la dernière lecture à l'Assemblée, le texte serait parvenu à une version équilibrée et efficace dans la lutte contre l'usurpation d'identité et présenterait de sérieuses garanties au regard des libertés publiques.
J'entends bien que des assouplissements ont été consentis, comme le passage de huit à deux du nombre des empreintes digitales enregistrées dans la base, ainsi que le voulait le Conseil d'État. Il n'en demeure pas moins que le coeur du dispositif n'a pas changé.
Nous sommes de nouveau en harmonie avec le Sénat, qui, avec la sagesse qu'on lui prête d'habitude et la capacité de discernement dont il lui arrive de faire preuve, a rejeté le texte le 26 janvier dernier.
Au fond, la tâche qui nous incombe est de trouver un point d'équilibre entre la protection de l'identité de nos concitoyens et la protection des libertés publiques. La version de la proposition de loi qui nous est soumise n'y parvient pas. Elle sacrifie, au nom d'une prétendue efficacité dont l'effectivité reste à démontrer, monsieur le rapporteur – c'est en effet un pari sur l'avenir, une intention et pas encore un résultat –, un certain nombre de principes fondamentaux auxquels nous sommes attachés, qui nous paraissent menacés, pour ne pas dire bafoués.
Nous ne comprenons toujours pas pourquoi la France cherche à se dissocier des autres pays de l'espace Schengen. Les pays voisins, en effet, vous le savez comme moi, n'ont pas fait le choix de cette base centralisée que vous prévoyez. Or dans cet espace de libre circulation, la lutte contre l'usurpation d'identité ne peut être conduite avec efficacité que si nous n'agissons pas seuls et à notre guise, sans nous préoccuper de ce que font nos voisins. Pourquoi donc cette singularité française qui fait que nous aurions besoin d'un fichier centralisé alors que nos voisins s'en passent fort bien ? La Commission nationale de l'informatique et des libertés, dans laquelle l'opposition de l'Assemblée nationale n'est pas représentée puisque nos deux collègues qui y siègent sont membres du groupe UMP, ne préconisait d'ailleurs pas une telle solution.
Certes, l'usurpation d'identité constitue un problème dont personne ici ne sous-estime la portée. Nous sommes tous conscients, pour avoir rencontré des victimes ou lu des témoignages, qu'il pourrit la vie d'un nombre croissant de nos concitoyens, sans que l'on sache d'ailleurs exactement combien puisque nous n'avons pas d'étude incontestable sur le sujet. Mais la proposition de loi initiale offrait des garanties pour lutter contre ce phénomène.
C'est le cas notamment du renforcement des contrôles de la délivrance des documents d'état civil autorisant l'établissement d'une carte nationale d'identité, qui doit en toute logique induire une diminution des tentatives de fraude. Si cela ne suffit pas, autrement dit si l'instauration d'un fichier se révèle nécessaire – à vrai dire, nous n'en discutons plus puisque c'était l'objet d'un autre article dont nous n'avons plus à débattre –, appliquons-nous au moins à prescrire une thérapie adaptée au mal que nous avons à combattre.
Notre objectif doit être d'instituer un dispositif permettant de vérifier que le porteur d'un titre d'identité en est bien le titulaire légitime. La proposition de loi du 27 juillet 2010 déposée par nos collègues UMP au Sénat, notamment M. Lecerf, y répondait pleinement. Elle retenait, dans son article 5, le principe de la constitution d'une base biométrique selon la technique du lien faible. Nous persistons à penser qu'une telle base, tout en protégeant parfaitement des risques d'usurpation d'identité, constitue la meilleure garantie contre d'éventuelles utilisations détournées.
Le Gouvernement, fidèle à son habitude, a préféré opter pour un remède de cheval qui risque bien à terme de tuer le patient. En vue de lutter contre un fléau bien réel, il veut en effet établir un fichier national où l'on ne sait même pas combien de millions de personnes seront intégrés. On évoque le chiffre maximal, c'est-à-dire 50 millions, y compris les enfants.
J'entends bien que le Gouvernement tente de nous rassurer en réduisant les finalités d'accès à la base, mais l'expérience montre que, dans ce pays, il est dans l'ordre des choses que, un fichier une fois constitué, les possibilités de le consulter soient étendues.
Monsieur le ministre, vous avez fait semblant de croire, dans Le Nouvel observateur du 19 janvier, que nous étions opposés au fichier des empreintes génétiques. Comme vous êtes attentif à ce que nous disons, à ce que nous écrivons, vous savez que ce que nous contestons, ce sont ses élargissements successifs.
Nous continuons à contester le fait que son alimentation soit forcée puisque le prélèvement est juridiquement contraint et que le refus constitue un délit. Nous n'acceptons pas ce principe, comme nous n'avons pas accepté que, pour une simple suspicion, on figure dans le fichier alors que ce n'était pas son objectif initial, sans compter que l'actualité judiciaire de ces derniers mois nous incite à la plus grande prudence sur le possible détournement de certains fichiers.
Comment ne pas voir les risques majeurs que ferait courir à la protection des libertés individuelles la constitution d'une base de dizaines de millions d'entrées ? Qui peut sincèrement nous garantir que l'usage qui en sera fait demain restera dans les limites fixées aujourd'hui ? Comment ne pas voir l'irrésistible tentation que cela peut représenter pour des apprentis sorciers peu scrupuleux ?
Je rappelle que M. Pillet avait estimé que le dispositif envisagé était une bombe à retardement. Nous partageons pleinement ses craintes à l'égard d'un fichier policier intrusif.
La CNIL a elle aussi émis les plus extrêmes réserves sur une telle éventualité.
Pour la Cour européenne des droits de l'homme, l'établissement de fichiers contenant des données biométriques pour des citoyens ne faisant l'objet d'aucune poursuite judiciaire en cours constitue une violation flagrante des articles 8 et 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Il contrevient par ailleurs manifestement à la convention pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel du Conseil de l'Europe. En substance, la promulgation de cette proposition de loi nous exposerait donc à des recours devant la CEDH, générant ainsi un climat d'insécurité juridique dont nous pouvons bien nous passer.
Pour toutes ces raisons, nous souhaitons le retour au lien faible. Lui seul impose des restrictions techniques qui rendent impossible l'usage de la base à des fins détournées.
Dans cette perspective, les freins juridiques préconisés par le Gouvernement seront toujours moins efficaces, car constamment susceptibles d'être contournés ou levés.
Je suis même très perplexe sur ce qui est parfois présenté comme le grand atout du système de base de données à lien fort, à savoir sa fiabilité à toute épreuve. Vous avez vous-même reconnu, monsieur le ministre, qu'un tel dispositif ne pourrait permettre de mettre un terme définitif au problème posé par l'usurpation d'identité. Vous avez signalé qu'on serait dans l'incapacité de retrouver le fraudeur dès lors que celui-ci se serait fait délivrer le titre d'identité d'une personne non encore inscrite dans les bases. Sur internet, d'ailleurs, il est toujours possible de se faire passer pour quelqu'un d'autre ou d'envoyer des messages avec une identité usurpée.
Bref, le lien fort est non seulement potentiellement attentatoire aux libertés individuelles mais, en plus, il est loin d'être d'une efficacité absolue. Et chacun d'entre nous sait très bien que nous disposons d'ores et déjà d'outils informatiques qui nous permettent aisément, en recourant à un système de tamis, de lier, le cas échéant, une identité biographique à une identité biométrique.
Bref, même en s'affranchissant de considérations relatives à la défense des libertés individuelles, le fait est que nous n'avons pas besoin d'une base de données à lien fort. Si le seul objectif recherché est la protection des victimes, alors le lien faible est la solution suffisante.
Au final, le dispositif envisagé par le Gouvernement aurait donc tout à la fois pour effet d'isoler notre pays en Europe, ce qui n'est jamais une bonne chose ; de l'exposer à d'inquiétantes dérives, dont chacun ici serait fort marri ; et surtout, s'agissant du fléau que nous prétendons combattre, l'usurpation d'identité, de laisser des marges de manoeuvre aux délinquants, qui arriveraient toujours à s'en sortir.
La voie proposée mène, au mieux, à l'impasse, et au pire, à un contrôle policier de la population, inacceptable dans un régime comme le nôtre. Nous vous suggérons donc une dernière fois d'avoir la sagesse, le bon sens de ne pas emprunter cette voie, et donc de renvoyer ce texte en commission. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)