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Intervention de Bruno Duchemin

Réunion du 12 avril 2011 à 16h45
Commission d'enquête sur la situation de l'industrie ferroviaire française: production de matériels roulants voyageurs et frets

Bruno Duchemin, secrétaire national de la Fédération générale autonome des agents de conduite, FGAAC-CFDT :

L'industrie ferroviaire est une des vitrines technologiques de notre pays : nous battons régulièrement des records de vitesse : nous sommes le premier opérateur mondial en matière de grande vitesse. Nous exportons notre savoir-faire dans de nombreux pays, et sommes souvent cités comme un modèle dans le domaine ferroviaire. Notre industrie ferroviaire représente 4 milliards d'euros, et elle emploie des milliers de personnes. Quant à la SNCF, qui est l'opérateur historique et le principal client dans ce domaine, elle reste un « poids lourd » en Europe.

En dépit de ce tableau qui pourrait sembler par trop idyllique, nous avons de fortes inquiétudes pour l'avenir de ce fleuron national, déjà fortement touché au cours des dernières décennies. La concurrence étant devenue mondiale, les pôles de la fabrication et de la compétence ferroviaires se déplacent de l'Europe vers des pays émergents qui ont clairement fait le choix du transport par rail, à l'exemple de la Chine. De nouveaux concurrents mondiaux, très sérieux, se développent dans le secteur, notamment grâce à des investissements lourds décidés par les pouvoirs politiques nationaux.

Alors que nous nous battons en Europe pour détruire les monopoles étatiques, de nouveaux géants qui exploitent des marchés domestiques colossaux, représentant plusieurs centaines de milliards de dollars, menacent notre industrie, et cela à court terme. Nos entreprises sont certes importantes sur le plan national, voire européen, mais leur taille reste insuffisante à l'échelle mondiale.

Du fait de la variation des effets d'échelle, mais aussi de la concurrence interne à l'Europe, laquelle conduit à une division des moyens et à une déclinaison administrative aberrante, nous craignons fort, chaque pays tenant à conserver jalousement ses prérogatives en matière d'homologation des matériels roulants, que les coûts de construction ne permettent pas d'affronter la concurrence mondiale qui émerge aujourd'hui.

Depuis les Ford T et les Liberty ships, chacun sait qu'on peut réduire considérablement les coûts fixes en construisant à grande échelle, mais nous en restons à l'idée que seule la concurrence crée l'émulation, et que celle-ci est indispensable pour fabriquer les meilleurs produits. Le Concorde et le Rafale en apportent une démonstration assez souvent exacte, en particulier dans le domaine aéronautique, mais ils nous montrent aussi que le meilleur produit d'une génération peut se vendre et s'exporter difficilement. L'exemple d'Airbus prouve toutefois que tous les espoirs sont possibles si l'on s'associe au lieu de s'entre-déchirer : on peut même ainsi conserver et conquérir un leadership mondial. Dans le domaine de l'automobile, le développement de motorisations et de plateformes communes a contribué, depuis longtemps, au succès de modèles européens.

Depuis Vercingétorix, notre héritage gaulois nous enseigne, par ailleurs, que « l'union fait la force ». Même si nos livres d'histoire sont magnifiés, ici ou là, par quelques belles pages de bravoure, nous savons que la division, que l'on pourrait en l'occurrence appeler « concurrence interne aux tribus européennes », mène au désastre !

Dans le contexte de concurrence mondiale qui prévaut aujourd'hui, l'Europe devrait donc favoriser l'émergence de « champions européens » sous la forme la mieux adaptée au développement des synergies. Mais elle préfère affaiblir ses « champions » en les exposant à des luttes fratricides, peut-être dans l'espoir que le vainqueur de cette succession de duels sera suffisamment fort pour battre de « nouveaux géants » qui relèvent de pays émergents. La synergie des savoir-faire, des compétences et des applications sur des marchés domestiques de plus grande échelle constitue pourtant la bonne stratégie. L'application de la simple loi du marché, sans dirigisme politique – j'ose employer ce terme –, nous paraît vouée à l'échec.

Force est de constater que la politique économique et sociale des transports manque de cohérence sur le plan national, mais aussi au niveau des institutions européennes. En pleine passion pour le Grenelle de l'environnement, on décrète ainsi le report modal, puis on concède le « 44 tonnes » à la route ! Un autre jour, on décide d'instaurer une écotaxe sur les poids lourds, avant d'en ajourner la mise en place. En agissant ainsi, on se prive d'une manne financière considérable, mais on investit tout de même 7 milliards d'euros, auxquels il faut ajouter 1 milliard apporté par la SNCF, dans la régénération du réseau.

Il faut saluer cet effort, qu'il était temps de réaliser compte tenu du niveau de vétusté actuel, qui est parfois inquiétant. J'observe toutefois qu'on tente de faire en cinq ans des travaux qu'il aurait été préférable d'étaler sur deux ou trois décennies. Il en résulte un fort engorgement des sillons, au moment même où l'on décide d'augmenter la circulation grâce au cadencement. On touche là au problème du financement de RFF, qui doit vendre un maximum de sillons pour boucler son budget, alors que le réseau est en convalescence du fait des nombreuses opérations en cours pour améliorer sa qualité et sa fluidité. « Achetez-moi des sillons en quantité pour équilibrer mon budget, certes les travaux détruiront votre régularité, mais c'est à vous de vous débrouiller avec vos clients captifs, que vous appelez parfois des usagers, de même qu'avec les médias » : tel est, en substance, le discours de RFF !

Quelles que soient ses visées internationales, qui permettent de réaliser des économies d'échelle, toute industrie doit pouvoir utilement s'appuyer sur les bases solides que lui offre son marché domestique. Dans ce domaine, notre secteur ferroviaire connaît une révolution sociale et économique due non seulement à la crise économique, encore très proche, mais aussi à l'instauration de la concurrence. Celle-ci a donné lieu à la création d'une convention collective de branche, dont le premier volet est applicable depuis l'été 2008 pour le transport de fret ; la concertation doit bientôt s'ouvrir pour le transport de passagers.

Nous allons ainsi instaurer la déréglementation dans la branche « voyageurs » en suivant le modèle du dumping social. Dans le secteur du fret, le monopole de la SNCF, présenté comme un obstacle au développement du transport ferroviaire, a déjà disparu, et des entreprises privées se sont donc installées. La déréglementation et la loi du marché devaient tout régler :ces deux « bonnes fées » étant censées permettre le développement du ferroviaire partout en Europe, y compris en France, pourtant considérée comme une terre où les réformes sont impossibles. Le fret ferroviaire devait donc se développer comme jamais !

Quel est le bilan ? Depuis la mise en place de la concurrence, première étape de la libéralisation, le secteur du fret ferroviaire a poursuivi son déclin : le report modal n'a pas eu lieu, et la part des transports routiers n'a fait que croître. Le nombre des camions sur les routes a tellement augmenté qu'il est devenu un problème politique d'envergure nationale, et il sera peut-être l'un des enjeux des prochaines élections. Par ailleurs, même si nous payons tous la facture de l'entretien et de la construction des routes, l'internalisation des coûts externes, pris en charge par les contribuables, n'a jamais été réalisée. Les camions représentent toujours plus de 80 % des émissions de CO2, tandis que les nouveaux entrants dans le secteur ferroviaire roulent au diesel… sous des fils caténaires. Le bilan environnemental est exécrable, mais aucun renversement de tendance n'est envisageable, à court ou moyen terme.

Présenté comme le « champion des champions » du transport privé, Veolia a jeté l'éponge ! Ses salariés ont démissionné ou ils ont été repris par Europorte, une filiale d'Eurotunnel. Quant à Euro Cargo Rail, l'autre grand concurrent qui reste en lice, il travaille à perte : il ne doit sa survie qu'à la perfusion fournie par la Deutsche Bahn, qui a procédé à la recapitalisation de sa filiale française à hauteur de la totalité de son chiffre d'affaires. Pour sa part, la SNCF, qui ne peut plus effectuer de péréquation entre les trafics dits « rentables » et ceux qui sont « durablement déficitaires » c'est-à-dire d'intérêt général, « réorganise » – il est interdit de dire « abandonne » – le wagon isolé. Personne ne veut le reprendre. Surtout pas ses concurrents privés. Plusieurs dizaines de milliards de tonneskilomètres passent donc à la route, laissant des chargeurs sans solution de transport de masse adaptée à leur production, alors même qu'ils avaient réalisé des investissements. Des sites de concentration de wagons tels que les triages disparaissent, entraînant avec eux des pans entiers de l'économie en milieu rural. Les habitants sont alors condamnés à l'exode définitif ou quotidien, s'ils ont retrouvé du travail en ville. Espérons au moins qu'ils prendront le train !

Le bilan économique est donc bien catastrophique.

Le bilan social n'est pas meilleur. Aujourd'hui, le niveau social de la convention collective ne permet pas de réduire l'écart concurrentiel entre la SNCF et les autres entreprises ferroviaires. L'harmonisation sociale souhaitée dans le secteur n'a pas eu lieu. Nous avons vu apparaître des durées de journées de travail dans le ferroviaire, y compris des durées de temps de conduite, qui dépassent tout ce qui peut être raisonnable, avec, parfois, l'accident catastrophique évité par chance ! Les cheminots d'Euro Cargo Rail, en colère, ont fait grève dix jours durant, parce que la convention collective, pourtant basse et peu généreuse, ne leur était pas appliquée, alors que ce sont leurs patrons qui l'ont négociée au sein de l'Union des Transports Publics. Quel bilan, quel gâchis !

Cette situation pose de nombreux problèmes, éthiques, économiques, environnementaux et sociaux. Le triste bilan de la libéralisation du fret ferroviaire inciterait toute personne sensée à être prudente, à réfléchir sur l'opportunité d'un retour d'expérience, à tirer les leçons des erreurs commises.

Il n'y aura pas de développement du ferroviaire par la concurrence, sans harmonisation sociale. Les Allemands, qui ont de l'avance sur nous, nous donnent des leçons en ce sens. Ces questions sont aujourd'hui au centre d'un débat éminemment politique.

Selon le principe de la division, on oppose systématiquement les modes de transport : la route contre le ferroviaire, le ferroviaire contre le fluvial ou l'aérien, l'aérien contre le maritime. Là encore, les divisions ne font pas recette et ne permettent pas de gagner la bataille du rail !

Plutôt que de conserver ce modèle de division interne destructeur, la FGAAC-CFDT appelle à organiser enfin une politique des transports de complémentarité entre les modes. Chacun détient en effet sa pertinence. Les chaînes de transport, de commissionnement, de dédouanement, de manutention portuaire et de logistique, sont aujourd'hui fort longues, depuis que le gros de l'industrie et de la manufacture s'est mondialisé et transporté dans des pays éloignés. Les clients souhaitent souvent des produits « clés en main » qui comprennent l'ensemble des maillons de la chaîne.

De ce fait, l'intégration de GEODIS dans le giron de la SNCF pourrait être un atout, à condition qu'il draine un maximum de transport vers le ferroviaire. Le maximum étant le maximum économiquement pertinent pour la chaîne, et pas seulement pour le maillon du transport terrestre.

Le cas des autoroutes ferroviaires, dont le succès semble se confirmer, est intéressant du point de vue du report modal. Cependant, nous sommes-nous interrogés sur la capacité des entreprises de transport routier, y compris les plus petites, à intégrer ce modèle ? Cela suppose une nouvelle organisation, une nouvelle conception : on ne conduit plus sa remorque de bout en bout avec un tracteur, mais un ou plusieurs tracteurs chargent et déchargent au départ et à l'arrivée. Ce changement de modèle n'est pas accompagné d'une politique incitative.

La FGAAC-CFDT appelle, vous l'avez compris, à une politique industrielle ferroviaire favorisant l'émergence de « véritables champions européens » de taille à lutter avec des « dragons », et à une politique des transports n'organisant plus la division mais qui viserait la cohérence, la complémentarité, en particulier sur les flux nationaux et européens, domestiques et transitant par les ports maritimes.

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