Je suis médecin, professeur de pharmacologie médicale à l'université de Bordeaux. Je dirige une unité de l'INSERM – l'Institut national de la santé et de la recherche médicale –, sur une matière proche du sujet auquel vous vous intéressez puisqu'elle traite de « Pharmaco-épidémiologie et évaluation de l'impact des produits de santé sur les populations ». Auparavant, j'ai présidé une université et j'ai été impliqué dans de multiples commissions d'organismes comme l'AFSSAPS, l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé ; j'ai également travaillé, dans les années quatre-vingt, à la Direction générale de la santé.
Je suis intervenu à l'occasion de l'épisode de la vaccination contre l'hépatite B, qui était une tout autre affaire, ainsi qu'à propos des conflits d'intérêts touchant les experts. Même s'il est difficile de trancher, j'ai alors eu l'occasion de témoigner dans la presse, à la lumière de plus de vingt ans d'expérience sur des sujets chauds, du fait que des conflits d'intérêts s'étaient sûrement produits – et je ne vois pas pourquoi l'affaire de la grippe ferait exception. C'est d'autant plus gênant que la France et les autres pays européens ont probablement moins bien réglé le problème que les États-Unis mais cela ne me semble toutefois pas constituer l'objet central de la problématique concernant la campagne française contre la grippe H1N1. S'il y a des remarques à formuler, ce n'est pas tellement à propos de l'achat de millions de doses à la suite de contacts ou de pressions présumés.
Bien qu'ayant été régulièrement sollicité par les médias du fait de ma très forte implication dans l'affaire de la vaccination contre l'hépatite B, j'ai préféré me taire à propos de la vaccination contre la grippe, pour des motifs républicains : quand un pays traverse ou risque de traverser une crise sanitaire, il est d'assez mauvais goût de s'étaler pour critiquer voire dénoncer l'action conduite. Après-coup, il est certes facile, pour le bureaucrate que je suis, d'aboyer avec les loups ou d'émettre des observations livresques ; d'un autre côté, en tant que citoyen spécialiste de santé publique, je me dois de m'interroger car il est très difficile d'y voir clair.
Ayant beaucoup lu sur le sujet et ayant même écouté les débats parlementaires à l'Assemblée nationale et au Sénat, lorsqu'ils étaient retransmis, j'éprouve moi-même du mal à répondre à la question suivante : y a-t-il quelque chose à reprocher ? Il convient de s'en tenir à des évidences.
Premièrement, la différence entre l'objectif annoncé par les organisateurs de la campagne et le résultat atteint est assez surprenante : alors qu'il était prévu de vacciner 75 % de la population française, c'est-à-dire 47 millions de sujets, seuls 9 à 10 % des gens, soit sept à huit fois moins que l'objectif proclamé, étaient vaccinés trois ou quatre mois plus tard. Le spécialiste se demande immédiatement si cet écart a été volontaire ou subi. Telle est la question cruciale : soit les organisateurs de la campagne ont su très tôt que le virus ne serait pas aussi dangereux que prévu et ont alors agi de sorte à ne pas faire monter le dispositif en puissance de manière exagérée, soit ils n'ont tout bonnement pas réussi à obtenir un meilleur taux de vaccination.
Si la première hypothèse est la bonne, cela signifie que les organisateurs ont légitimement dramatisé la situation tout en étant eux-mêmes rassurés ; sinon, c'est très grave, car, au cas où le virus aurait été aussi dangereux que prévu, une hécatombe sanitaire se serait produite. Même s'il reste à modéliser cette théorie, l'on considère que la propagation exponentielle d'une épidémie ou d'une pandémie est enrayée dès lors que 30 % environ de la population est immunisée.
Les spécialistes en santé publique du ministère – Mme la ministre a sans doute repris peu ou prou leur argumentation – en ont conclu que la campagne a été un succès puisque 9 à 10 % des gens ont été vaccinés et 20 % ont été immunisés par contact. J'ignore si ces spécialistes incluent les personnes qui, comme moi, ont pu être au contact d'un virus ressemblant, en 1957. Quoi qu'il en soit, à moins qu'ils aient été rassurés dès le début, leur raisonnement est effrayant : cela signifie que 20 % de la population a été en contact avec le virus, représentant 120 000 décès potentiels, si l'on retient l'hypothèse extrêmement optimiste au regard des annonces initiales, selon laquelle ne meurent que 10 % des patients porteurs de formes cliniques.
La campagne a-t-elle été volontairement menée de façon prudente et n'a-t-elle pas été portée au-delà parce que l'absence de dangerosité était connue ? En tant que citoyen, je l'espère. Sinon, c'est inquiétant, au regard de ce qui aurait pu se passer comme de ce qui pourrait se passer demain si une épidémie ou une pandémie beaucoup plus grave survient. Si les sujets immunisés en 1957 sont inclus dans le calcul, il n'aurait pas dû être nécessaire de les vacciner. Dans ce cas, pourquoi avoir commandé 94 millions de doses ?
Deuxièmement, la communication des risques – sujet sur lequel travaille mon unité de recherche – a semblé un peu bizarre, pas idéale, même si ce ne fût pas aussi délibéré que lors du fléau de l'hépatite B, affaire qui reste comme le grand traumatisme français, une catastrophe de santé publique. Il a été très maladroit d'envoyer des messages contradictoires, en particulier à propos des adjuvants ; cela a contribué à la perte de confiance. S'il y a une chose à revoir dans l'avenir, c'est vraiment la communication. La France est un pays à la fois très centralisateur, voire jacobin, mais qui souffre de la multiplicité des structures – je ne citerai pas les comités, commissions, directions et agences qui sont intervenus. Cela s'explique mais les risques de cacophonie s'en trouvent augmentés. En revanche, s'agissant de la pharmacovigilance, à la différence de ce qui s'était produit lors de l'affaire de l'hépatite B, l'attitude a été assez exemplaire : un dispositif très crédible, bien conçu et efficient a été mis sur pied ; il n'a pas fait remonter de signaux particuliers mais, le cas échéant, il aurait été de nature à alerter les autorités.