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Intervention de Philippe Batel

Réunion du 11 mai 2011 à 16h15
Mission d'information assemblée nationale-sénat sur les toxicomanies

Philippe Batel, psychiatre, alcoologue, chef du service de traitement ambulatoire des maladies addictives du groupement hospitalier universitaire Beaujon à Clichy :

Sur cent patients qui viennent consulter dans mon service, soixante viennent sous « l'étendard » de l'alcool. Cela dit, 90 % des sujets en difficulté avec l'alcool le sont aussi avec le tabac et 40 % de ceux qui sont en difficulté avec la cocaïne le sont aussi avec l'alcool.

Quinze pour cent des sujets viennent nous voir pour des dépendances à des psychostimulants et à des drogues de synthèse. En ce qui concerne ces dernières, il s'en crée de plus en plus : selon l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, treize nouvelles drogues sont apparues en 2008, vingt-quatre en 2009, et plus de cinquante en 2010, soit un doublement chaque année. Il est très difficile de les identifier et de les classer. De plus, l'organisation du marché est telle que, pendant que nous effectuons ce classement, les chimistes qui les ont créées en modifient le profil pour les y faire échapper.

Aujourd'hui, nous devons faire face à une véritable distorsion entre la gamme des produits servant de supports aux addictions et la représentation que s'en font non seulement les usagers, mais aussi la population dans son ensemble, et même les politiques et les soignants.

Les mésusages sont des maladies vivantes. Ils peuvent naître de modes. Ils peuvent disparaître. Le mode d'utilisation des produits ne cesse de se transformer. Les soignants doivent en permanence anticiper ces changements, repérer en quoi ils vont modifier la dangerosité des produits et proposer pour les politiques publiques les adaptations qui s'imposent. Le dispositif doit être aussi souple et capable d'anticipation que possible.

Les drogues profitent aussi de la mondialisation. Aujourd'hui, les cathinones, dérivées des amphétamines et dont fait partie la méphédrone, s'achètent sur internet. Une quinzaine de ces drogues donnent lieu à des situations de dépendance un peu inquiétantes, les sujets sous leur emprise développant des troubles du comportement et se livrant à des prises de risques majeurs. Pour autant, ces drogues ne vont engendrer qu'un taux de dépendance relativement faible, le problème étant qu'on ignore le nombre de consommateurs.

Les gestionnaires des politiques publiques ont décidé de faire classer les drogues, licites ou illicites, selon leur niveau de dangerosité. L'idée de départ était que les plus utilisées n'étaient pas forcément dangereuses, et que les plus dangereuses étaient les drogues rares. L'équipe du professeur Bernard Roques, sollicitée par M. Bernard Kouchner, ministre chargé de la santé, en 1997, et plus récemment celle du neurobiologiste David Nutt au Royaume-Uni ont été chargées d'un tel travail. Quelle n'a pas été la surprise, non pas des biologistes, de addictologues et des cliniciens, mais de tout un chacun devant les résultats !

En quoi une drogue est-elle dangereuse, et pour qui : pour l'usager, pour la société ? Selon quels critères classer sa dangerosité pour l'usager : les dommages somatiques, psychiques, relationnels, éventuellement juridiques ? Le coût social du produit ? La prise en compte de l'ensemble de ces critères et leur classement entre zéro et cent par David Nutt a fait apparaître que le produit le plus dangereux, avec un score de 72 sur 100, était l'alcool, devant l'héroïne – dont le score est de 55 – et la cocaïne sous la forme du crack. Le score du cannabis n'est que de 20, et ceux de l'ecstasy ou du LSD de 7 à 9 seulement.

Pendant très longtemps, – et c'était aussi mon cas –, nous avons été convaincus qu'une drogue était dangereuse lorsqu'elle entraînait une dépendance, ce qui nous avait conduits à élaborer un « indice addictogène » mesurant la capacité du produit à engendrer cette dépendance. Or, l'élaboration de cet indice présente deux difficultés. La première est culturelle : dans les mines d'Amérique du Nord, des patrons ont longtemps distribué chaque matin à chacun de leurs ouvriers 200 milligrammes de cocaïne pour leur donner la force et l'énergie de faire leur travail. Des études poussées ont montré que très peu de ces sujets sont devenus dépendants à la cocaïne, alors que les mêmes doses consommées par des utilisateurs réguliers peuvent engendrer une poursuite de l'usage, voire une dépendance. De plus, pour connaître la capacité d'une drogue à engendrer une dépendance, il faut en connaître le nombre d'utilisateurs. Or, le statut illicite d'une drogue ne permet pas de mesurer cet élément et donc son caractère addictogène.

Pendant très longtemps aussi, nous avons été persuadés que c'étaient les dépendants qui subissaient les plus graves dommages liés aux produits qu'ils prenaient – par exemple, que les personnes qui mouraient de leur consommation d'alcool étaient les grands alcoolo-dépendants, consommateurs de grandes quantités et qui avaient besoin d'alcool dès le matin pour calmer leur dépendance physique. Malheureusement, depuis cinq à dix ans, les données s'accumulent pour nous montrer que la plupart des décès liés à la consommation d'alcool surviennent bien avant que les sujets concernés en soient dépendants. Cette consommation est en effet la première cause de mortalité dans la tranche d'âge allant de quinze à trente ans ; ces personnes meurent d'accidents, notamment de la route, ou de suicides qui surviennent sous l'emprise de l'alcool à des stades où elles ne sont absolument pas dépendantes de la molécule.

Autrement dit, la classification des drogues en drogues licites ou illicites ne permet pas de rendre compte de leur dangerosité. Trois équipes internationales utilisant des critères plus complets ont abouti à classer la plupart des produits illicites parmi les moins dangereux, les deux produits les plus mortels, l'alcool et le tabac, étant en revanche licites. Il est donc indispensable de rectifier les représentations de la dangerosité des produits.

Je ne partage pas l'idée de certains addictologues selon laquelle il n'existe pas en France de moyens de se soigner. Ces moyens existent. En revanche, il me paraît nécessaire de dynamiser et de mieux organiser cette offre de soins. L'addictologie est une discipline émergente. Le système que nous avons mis en place est sans doute trop largement fondé sur l'hospitalisation, alors qu'aucune donnée scientifique ne nous permet de conclure qu'hospitaliser un malade alcoolo-dépendant pour le faire cesser de boire serait plus efficace que des stratégies ambulatoires. De plus, l'hospitalisation est non seulement très coûteuse mais aussi très répulsive pour un grand nombre de patients ; cette approche aboutit à ne soigner que 20 % environ des patients alcoolo-dépendants de notre pays, non faute de places, mais parce qu'ils ne sont pas prêts à être hospitalisés.

En outre, l'approche par produit adoptée depuis une dizaine d'années n'a aucun sens : les produits changent sans cesse. Il faut la remplacer par une approche globale, fondée sur les comportements.

Pour clore mon propos, j'évoquerai les rapports des jeunes avec l'alcool. Il y a dix ans, les conclusions du rapport du professeur Bernard Roques, aux termes duquel la dangerosité de l'alcool était au moins aussi forte que celle de l'héroïne, ont provoqué un débat très large et animé. Or, les jeunes parlent non pas d'ivresse, mais de préchauffe, de montée, de « flash », de défonce et de descente : c'est le vocabulaire des héroïnomanes ! Si les jeunes l'utilisent, c'est bien parce que pour eux, l'alcool est désormais non pas un instrument de convivialité, caractéristique mise en avant par la filière viti-vinicole, mais un instrument de « défonce » et finalement une drogue dure.

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