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Intervention de Gilbert Pépin

Réunion du 11 mai 2011 à 16h15
Mission d'information assemblée nationale-sénat sur les toxicomanies

Gilbert Pépin, biologiste, expert près la Cour d'appel de Paris, agréé par la Cour de cassation, expert près le tribunal administratif de Paris :

Je dirige depuis vingt-cinq ans à Paris un laboratoire de toxicologie, dénommé Toxlab ; l'équipe compte trente-cinq personnes et travaille dans tous les domaines que je vais vous présenter. Je suis aussi président de la Compagnie nationale des biologistes et analystes experts et de la Compagnie de toxicologie judiciaire, ainsi que de la Société française de toxicologie analytique, qui regroupe trois cent trente membres. Je m'occupe de toxicologie judiciaire depuis trente-cinq ans.

Je vais évoquer successivement les effets des stupéfiants sur la conduite automobile, la soumission chimique, les résultats des analyses des drogues, les rapports entre toxicomanie et accidents du travail et les décès en rapport avec les usages de stupéfiants.

Nous avons effectué une étude, qui porte sur trois années et quatre cent quatre-vingt deux cas, sur les molécules impliquées dans les accidents mortels de la circulation. Nous avons trouvé 31 % de cas positifs aux drogues, dont 27,8 % au cannabis. La totalité des drogues était présente chez 34,3 % des conducteurs sous l'emprise de stupéfiants au moment de l'accident.

Pourquoi se limiter aux accidents mortels et ne pas prendre en compte l'ensemble des accidents corporels, pourtant en beaucoup plus grand nombre ? C'est que le cannabis s'élimine en six heures ; au bout de deux heures, le taux a considérablement diminué, d'où une difficulté pour l'interprétation scientifique. En revanche, dans le cas d'accidents mortels, le taux mesuré est tel qu'il était au moment du décès.

Notre étude montre que le cannabis est la drogue la plus souvent détectée dans les accidents mortels. La part des opiacés n'est que de 4,8 %, avec cette réserve que, dans la plupart des cas, il s'agit de morphine, administrée à des agonisants. La part de la cocaïne est quant à elle de 4,7 %. Les amphétamines sont quasiment absentes.

Le cannabis s'utilise soit pur, soit en mélange avec le tabac. Un « joint » comporte cinq à vingt milligrammes de delta-9-tétrahydrocannabinol, dit encore THC. Le cannabis peut aussi être mangé, dans des pâtisseries, ou bu : aux Antilles, certaines boissons peuvent en contenir.

Lorsque le cannabis est fumé, 20 % seulement du principe actif passe dans les poumons, puis dans les alvéoles et dans le sang. Le reste est volatilisé dans la combustion. Le pic plasmatique est atteint en quelques minutes – deux à huit selon la dose. En cas d'absorption par voie orale, le délai, plus long, est de deux à quatre heures.

Le THC quitte le sang pour se fixer dans les lipides – or le cerveau n'est composé quasiment que de lipides. Contrairement à l'alcool, il ne s'élimine donc que très lentement de l'organisme et pourra être retrouvé dans les urines pendant très longtemps.

Au sein du cerveau, le noyau accumbens gère le plaisir ; c'est à ce niveau que les drogues vont agir. Les effets psychiques du cannabis dépendent de la quantité consommée, de la qualité du produit et, dans une forte proportion, de la tolérance du sujet, qui est variable d'un individu à l'autre. Ainsi, sur une population scolarisée qui aura touché au cannabis, environ 30 % n'y trouveront aucun intérêt, 30 % trouveront cela désagréable, pouvant même ressentir des envies de nausée, et enfin les 30 % restants y trouveront un plaisir et auront envie d'y revenir.

Joue également l'association éventuelle avec un autre produit.

L'intoxication avec une dose de 25 milligrammes – c'est ce que contient une cigarette – provoque avant tout des effets relaxants : troubles de l'humeur avec ébriété, euphorie, besoin flagrant de bavarder ou rire, sensation de bien-être, succession rapide d'idées, d'images, d'illusions. L'augmentation de la concentration n'est pas sans conséquences : le principe actif du THC est un agent hallucinogène au même titre que le diéthylamide de l'acide lysergique (LSD). Il y a alors levée des inhibitions, facteur très important dans les actes criminels, et indifférence envers l'environnement.

Ces effets sont évidemment peu compatibles avec la conduite : ils provoquent une diminution de la vigilance et altèrent la perception de la vitesse et des distances. Un délai s'installe entre la perception et la réaction. La vision devient floue, en association avec une mydriase.

Alors que l'alcool s'élimine vite, l'action du cannabis sur la conduite, une fois qu'il est présent dans le cerveau, peut durer très longtemps.

Sur quatre cent quatre-vingt deux cas mortels, notre laboratoire a dénombré cent six cas positifs. Les taux sont très souvent minimes : entre deux et cinq nanogrammes par millilitre en moyenne, mais moins d'un nanogramme pour nombre de cas. La faiblesse de ces taux a causé des difficultés : les laboratoires d'analyse, lorsque ces études ont été lancées, n'étaient pas tous capables de les détecter. Bien sûr, nous avons aussi repéré des taux très élevés. Les sujets se trouvent alors dans des phases quasi hallucinatoires.

Il arrive aussi que le THC métabolite, dit aussi THC-COOH, soit seul présent dans le sang, le THC lui-même étant absent.

Comment interpréter ces résultats ? La présence de THC-COOH ou de 11-hydroxy THC signifie que le sujet est sous l'emprise du cannabis. Si la concentration en THC est supérieure à celle en 11-hydroxy THC, il a consommé par inhalation – il a fumé – ; si elle est inférieure, il a mangé ou bu le cannabis.

Lorsque la concentration en THC-COOH est supérieure à 0,2, on sait que la personne a consommé, mais au moins six heures plus tôt. S'il en était autrement, il y aurait présence du THC lui-même. En l'absence de THC, mais si le taux de THC-COOH est notable, le sujet est quand même sous l'emprise du cannabis. Nous savons en effet aujourd'hui que, même si le THC n'est plus détectable dans le sang, il est encore présent dans le cerveau.

Paradoxalement, une concentration en THC très élevée, supérieure à 50 par exemple alors que les taux moyens vont de 1 à 10, dénonce non pas un gros consommateur mais quelqu'un qui vient de consommer. Le pic, qui n'intervient qu'au bout de huit à dix minutes, mais qui ne dure pas, monte à 100, voire 200.

À l'inverse, une concentration très élevée de métabolite THC (THC-COOH) désigne un sujet qui consomme énormément et constamment.

Selon les données établies dans le laboratoire que je dirige, et qui ne sont contestées par personne, le cannabis est présent aujourd'hui dans le sang de 27,6 % des conducteurs qui décèdent au volant, le taux montant à 42 % chez ceux de moins de vingt-sept ans. Lors d'une étude réalisée en 2003 et 2004, ce dernier taux n'était que de 39,6 %. Cette évolution très préoccupante est pourtant négligée aujourd'hui…

La dangerosité du cannabis au volant s'établit au moyen d'un coefficient multiplicateur de risques. Celui-ci est en France de 2,5 et en Australie de 2,7. Celui de l'alcool est de 3,8, celui des médicaments de 1,7 et celui de la combinaison de cannabis et d'alcool peut dépasser 14 : autrement dit, certaines personnes peuvent présenter un risque d'accident supérieur de 14 à 20 fois à celui d'un utilisateur normal.

Entraînant une somnolence, certains médicaments anxiolytiques peuvent affecter la conduite. Mais, même si le médecin doit alerter son patient sur le risque encouru, ces produits ne pourront jamais être interdits. En effet, ils soignent un trouble et le patient qui s'abstiendrait de les prendre serait plus dangereux au volant qu'en les prenant.

La cocaïne aussi va rendre la conduite dangereuse : la personne va être excitée et se croire douée de qualités qu'elle n'a pas. Cela dit, le nombre d'accidents mortels impliquant des conducteurs sous l'emprise de la cocaïne est faible. Pour les utilisateurs chroniques qui vont devenir irritables parce que se croyant persécutés, la conduite est si difficile qu'ils préfèrent ne pas prendre le volant. Ils ne sont donc responsables que de peu d'accidents : la cocaïne n'est présente que dans huit des quatre cent quatre-vingt deux cas d'accidents mortels que nous avons recensés.

Alors que l'amphétamine est un stimulant, on ne la détecte pas dans les accidents mortels. C'est que les jeunes qui l'utilisent dans les « rave parties », outrepassant leurs capacités naturelles, épuisent leur organisme ! À l'issue de la soirée, s'ils arrivent encore à monter dans leur voiture et se tuent au volant, les amphétamines, qui les ont épuisés, ont déjà disparu de l'organisme.

Quant aux opiacés, ils provoquent une si forte somnolence que, dans la plupart des cas, le sujet est incapable de conduire.

En revanche, bien qu'il altère la mémoire, l'humeur et les capacités de réaction, le cannabis n'empêche pas de conduire.

Comment le repérer ? Si le conducteur qui a récemment causé un accident grave à Ozoir-la-Ferrière, déjà plusieurs fois condamné, ne s'est rendu que plusieurs jours plus tard à la police, c'est qu'il pensait qu'après ce délai, l'alcool et le cannabis qu'il avait consommés ne seraient plus détectables. L'examen des urines et des poils pubiens a prouvé au contraire qu'il était bien un consommateur régulier de cannabis.

Pourquoi ce type d'examen ? C'est que si la rémanence des drogues et des médicaments dans le sang est de douze à trente-six heures, et de vingt-quatre à soixante-douze heures dans l'urine, elle est perpétuelle dans le poil. On retrouve dans les momies incas les marqueurs métaboliques de la cocaïne ! Le cheveu poussant d'un centimètre par mois, on peut même, en le tronçonnant, dater les prises et déterminer la nature et la quantité des produits consommés ! Il est aussi possible d'analyser les ongles. Cheveux, poils et ongles sont ce que l'on appelle les phanères. Tenant compte des particularités de ceux-ci, le législateur a du reste bel et bien prévu qu'en cas de récidive de consommation de drogues, le préfet soumette le prévenu à des analyses et à des examens médicaux, cliniques et biologiques, notamment salivaires mais aussi capillaires.

La soumission chimique est l'administration à une personne, à son insu – dans sa boisson ou sa nourriture par exemple – d'une substance psycho-active à des fins criminelles. Cette substance jouera sur sa volonté, sur son libre arbitre, sur son indépendance ou sur sa mémoire. La victime va consentir à ce qui lui sera demandé.

Les principaux effets que recherchent les auteurs sont des effets amnésiants, anxiolytiques – pour abaisser le seuil de l'anxiété –, sédatifs, hypnotiques, myorelaxants, narcotiques, euphorisants et dysleptiques – l'effet dysleptique est le propre des produits hallucinogènes, le consommateur confondant rêve et réalité.

La soumission chimique est utilisée à des fins de viol, d'agression pédophile et, en troisième lieu, pour des vols. Viennent ensuite les extorsions de fonds – et les captations d'héritages –, les homicides… et les actions pour la garde d'enfant. En effet, dans certaines séparations difficiles, il arrive que de la drogue soit donnée à son insu à l'un des parents, dont il sera dit ensuite qu'il en est consommateur, ce qui sera confirmé par l'analyse toxicologique ! En revanche, celle-ci pourra aussi faire apparaître le caractère ponctuel de la prise, et donc la possibilité d'une prise involontaire. Nous sommes souvent confrontés à de tels cas.

La soumission chimique n'est pas un fait nouveau : les Allemands – mais aussi les Alliés – l'ont utilisée pendant la guerre de 1939-1945 pour faire parler des prisonniers.

Les drogues concernées sont d'abord l'alcool, puis le cannabis, les amphétamines, le LSD et aussi le GHB, le gamma-hydroxybutyrate dénommé également la « drogue du viol ». Parmi les médicaments, le clonazépam, sirop au goût sucré, est le plus utilisé.

Nous dissocions l'administration à l'insu de la personne et l'abus d'état de faiblesse. Dans ce dernier cas, la personne prend consciemment le produit, mais le dosage de celui-ci aboutit à altérer, voire à annihiler sa volonté et son discernement. Dans l'abus d'état de faiblesse, on retrouve l'alcool – 16,4 % des cas – mais également les stupéfiants, – 17,5 % – et leurs associations. Dans plusieurs cas judiciaires, nous avons constaté des viols sous association de cannabis et d'alcool, de cannabis seul – mais où les « joints » étaient élaborés à partir d'huile de cannabis, dont le principe actif est très fort – et encore d'amphétamines, plus précisément d'ecstasy.

Les sommités florales du cannabis proviennent généralement des Pays-Bas, où est opérée une sélection génétique. Nous constatons une augmentation des taux de concentration du cannabis : en 2007, nos analyses indiquaient en moyenne des taux de 7,9 %. Aujourd'hui, cette moyenne est de 16,5 % ! Dans certains cas, on trouve des taux de 30 %. La qualité néerlandaise ne cesse de progresser !

L'herbe, quant à elle, est souvent cultivée chez soi. Les acheteurs de graines, peu connaisseurs, se retrouvent souvent à faire pousser du sisal, utilisé pour confectionner des paniers ou des cordes, et donc dépourvu de THC ! En se fournissant sur internet ou à Amsterdam, les plus malins peuvent arriver à récolter de l'herbe au taux de 14,7 %. Mais ils sont loin d'être les plus nombreux.

La forme de cannabis la plus consommée – les saisies en témoignent – est la résine de cannabis. Comme le prouvent les observations satellitaires, le Maroc, de loin le plus important fournisseur de la France, réduit les surfaces consacrées à cette production. En revanche, il améliore la qualité de ses produits. Le taux, constaté sur la base de 231 analyses – contre 542 en 2009 – est passé en trois ans de 13,4 % à 14,7 %.

Une question régulièrement évoquée est celle d'adjuvants dangereux qui seraient mêlés au cannabis. En 2007, l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies a relevé que de nombreux produits d'adultération des résines de cannabis – henné, cire, paraffine, colle, huile de vidange, déjections animales, et même médicaments – étaient couramment cités dans des ouvrages destinés aux consommateurs, mais il a indiqué n'en avoir lui-même découvert nulle part. La Gendarmerie royale marocaine, dans une étude sur des saisies effectuées de 1992 à 2008, déclare n'avoir trouvé que de la nicotine, du fait du mélange de feuilles de tabac aux feuilles de cannabis. Nous n'avons nous-mêmes trouvé que des microbilles de verre : le cannabis est vendu au poids et le verre pèse lourd… En conclusion, aucune étude scientifique ne nous permet de considérer que le pain de cannabis circulant en France comporterait des excipients dangereux.

En revanche, pour l'héroïne et la cocaïne, 627 analyses conduites sur deux années ont révélé non seulement la présence d'excipients banaux, comme la caféine ou la lidocaïne, succédané de la cocaïne, mais aussi de médicaments, la présence d'alprazolam constituant le cas le plus grave. Les 415 analyses spécifiques à l'héroïne ont confirmé ce résultat.

Les doses de cocaïne ou d'héroïne pèsent de 50 à 200 milligrammes. Eu égard à leur concentration maximale, les excipients ne sont normalement pas à l'origine d'une toxicité aiguë. En revanche, associé à l'héroïne, l'alprazolam, qui est une benzodiazépine, va provoquer une perte de conscience très rapide du consommateur. Si celui-ci est au volant, c'est l'accident ; nous en avons répertorié, dont certains mortels. On retrouve aussi d'autres produits toxiques, comme le lévamisole et la phénacétine, antalgique retiré du marché français en raison des maladies qu'il causait. Nous ne savons pas pourquoi les fabricants mélangent ces produits à l'héroïne ou à la cocaïne.

Ces molécules sont cependant intéressantes pour la police dans la mesure où leurs pourcentages et leur association permettent de remonter les filières : elles servent de traceurs.

Nous pouvons aujourd'hui fournir des données en matière d'accidents du travail. En effet, les entreprises soumettent désormais leurs salariés à des tests. Ceux-ci permettent de conclure que 20 % des accidents du travail seraient causés par des addictions aux drogues, le nombre habituellement cité des consommateurs de cannabis étant de 1,2 million.

Quelques accidents de taille peuvent être signalés. L'échouage de l'Exxon Valdès, en Alaska, la plus grande catastrophe écologique d'origine humaine, aurait pour origine non pas l'alcoolisation de son commandant, mais la prise par celui-ci de cannabis, entraînant une somnolence. Quelques incidents anciens dans des centrales nucléaires en France auraient aussi été dus à des contrôleurs fumeurs de « joints »… Depuis, les contrôles sont systématiques. La prise de cannabis est aussi impliquée dans des accidents de chantier, comme des chutes mortelles de grutiers.

Un constructeur d'automobiles, inquiet de défauts de fabrication spécifiques à une usine, nous a demandé une enquête. Sur la chaîne, 20 % des ouvriers ont été contrôlés positifs ; des petits trafiquants vendaient au sein même de l'entreprise. Des personnels navigants de l'aviation commerciale ou des conducteurs d'autobus ont aussi été contrôlés positifs. Nous sommes désormais amenés à effectuer des contrôles dans des sociétés de transport public. En 2010, sur 264 prélèvements, 10 % révélaient une consommation de cannabis ; en 2011, sur 369, c'est 11 %. Dans une communication présentée à l'Académie nationale de médecine, le professeur Ivan Ricordel, ancien directeur du laboratoire de toxicologie de la préfecture de Paris, et le docteur Wenzel, médecin principal du travail à la SNCF, considèrent que 15 % à 20 % des accidents mortels du travail sont liés à l'usage de l'alcool, des psychotropes ou des stupéfiants.

De nombreux freins économiques, techniques et réglementaires s'opposent au dépistage systématique des conduites addictives en entreprise : les syndicats n'y sont pas favorables, il faudrait modifier les règlements intérieurs… En bref, le médecin du travail demeure le rouage majeur de la prévention du risque.

Il reste qu'à la SNCF, des contrôles sont réalisés depuis 2004. Menés dans un cadre bien accepté par l'ensemble des acteurs de l'entreprise, et dans le strict respect du secret médical, ils ont conduit en quatre ans à une réduction de 50 % du nombre de consommateurs détectés et des accidents.

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