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Intervention de professeur Philippe Jeammet

Réunion du 11 mai 2011 à 16h15
Mission d'information assemblée nationale-sénat sur les toxicomanies

professeur Philippe Jeammet :

En quarante ans, j'ai suivi de nombreux adolescents dont certains, que j'ai vus à l'hôpital international de l'Université de Paris, sont aujourd'hui grands-pères. À défaut de recette – s'il en existait une, nous l'aurions trouvée –, un certain état d'esprit peut favoriser les solutions.

Tout d'abord, les adolescents sont le reflet des adultes. Ils sont ce qu'on les fait. Aujourd'hui comme dans le passé, avec quelques déformations et transformations, ils sont à l'image de notre société. Ils ont donc peu de liberté de choix et sont tels que cette société les moule à partir des caractéristiques communes aux êtres humains.

L'être humain ne supporte pas d'être impuissant : comme les animaux, nous sommes programmés génétiquement pour réagir lorsque nous nous sentons menacés, impuissants, dévalorisés ou abandonnés à notre solitude. Deux types d'attitudes sont alors possibles. La première est la créativité, qui pousse à produire avec passion, mais aussi avec une angoisse proportionnelle à ce besoin de se compléter. La créativité peut aller vers la vie, qui est une cocréation permanente, mais on ne la maîtrise jamais : elle est soumise à l'avis des autres, il y faut du temps et elle est sans fin. L'autre conduite, sorte de « créativité du pauvre », est la destructivité. Elle est en effet du même ordre que la créativité : c'est parce que l'homme peut créer qu'il peut détruire. Il ne s'agit nullement d'un désir de mort mais d'une façon d'exister, dont la réussite est en outre certaine : si le succès est toujours aléatoire, l'échec est sûr. Il est toujours rassurant pour l'être humain de croire maîtriser la situation. Si on ne va pas à l'examen, on est sûr du résultat. Y aller, en revanche, expose à la déception.

Les drogues relèvent de la destructivité. Aller mal, c'est se sentir menacé, avoir peur, se sentir sans valeur ou d'une valeur insuffisante. Pour ne pas s'effondrer, on s'agrippe à ce que l'on peut, comme l'enfant de deux ans s'agrippe à sa mère pour ne pas aller au lit ou à la crèche, non parce qu'il aime plus ou moins sa mère, mais parce qu'il a peur. Quand on n'a plus peur, on peut dire : « C'est mon choix », leitmotiv des extravagances d'aujourd'hui, devant lequel on s'incline au nom de la liberté. Est-ce pour autant un vrai choix ? Est-ce ce qui m'épanouit le plus, ou un choix qui évite la peur ? À l'adolescence, nous voyons s'installer sous nos yeux des conduites destructrices qui ne sont pas choisies, mais qui donnent le sentiment d'exister. Ces conduites peuvent aller jusqu'au suicide : je n'ai pas choisi de naître, mais je peux choisir de mourir – ce qui me permet aussi d'envoyer ce geste à la face des autres.

La seule grande différence entre les êtres humains et les animaux est peut-être que nous sommes conscients de nous-mêmes. Cette activité réflexive de l'appareil psychique, cette capacité de se dédoubler développée grâce au langage symbolique dont nous a dotés notre civilisation, fait de nous structurellement des êtres d'addiction. Parce qu'il a conscience de lui-même, l'être humain a conscience qu'il pourrait toujours avoir plus et qu'il va tout perdre, ce qui n'est guère enthousiasmant. Alors que le bonheur et le plaisir ne se maîtrisent pas, la destruction donne l'illusion de dominer ce qui va nous échapper. C'est ce qui explique que tant d'adolescents deviennent leurs propres bourreaux, les acteurs de la déception. Je ne suis pas aimé, mais cela n'a pas d'importance – « Même pas mal ! », dira le petit enfant, redevenant ainsi le maître.

L'activité réflexive donne aussi la possibilité de suspendre en partie le conditionnement par nos instincts. L'être humain peut choisir de se tuer pour ne pas trahir ses amis – cela peut être un vrai choix –, de ne pas manger ou de n'avoir aucune activité sexuelle et, parce qu'il peut choisir de ne pas faire, il peut aussi choisir de faire sans limite. L'addiction – au travail, à la création ou à la recherche, par exemple – est inhérente à l'être humain. Nous avons besoin de nous compléter en raison de la conscience de notre incomplétude.

Cette « dérégulation » par rapport à nos instincts se traduit également par la nécessité de disposer d'un miroir dans lequel nous regarder. L'être humain ne peut se construire que par un échange de regards. Le regard des adultes est donc fondamental dans sa construction : on ne peut se passer du regard des parents et du groupe, ni des valeurs de celui-ci. Les publicitaires sentent très bien que, malgré une certaine crise des valeurs, ces dernières restent très présentes : « Vous le valez bien » me fait me sentir exister. Il est donc inévitable que, dès lors que certaines addictions « à la mode » sont offertes, il se trouve des jeunes pour les choisir. Il ne s'agit cependant pas d'un choix véritable de leur part, mais d'un glissement vers quelque chose qui leur donne le sentiment d'une certaine maîtrise et un certain plaisir et, à mesure que cette chose leur semblera leur échapper, comme l'enfant de deux ans, ils s'y cramponneront de plus en plus désespérément.

C'est alors aux adultes de dire : « Halte-là ! » – non parce que la chose serait mal en soi, mais parce que les jeunes n'ont pas besoin de se détruire pour exister ni de s'abîmer pour exprimer leur malaise. La tentation est cependant forte, car elle est toujours accessible et s'accompagne en outre du plaisir d'échapper au pouvoir des adultes dont les jeunes restent très dépendants du fait même de leur insécurité. Moins on a confiance en soi et plus on aurait besoin d'être soutenu par les autres, plus on ressent ce besoin comme un pouvoir de l'autre sur soi. Le paradoxe est au coeur de l'être humain : cette sécurité qui me manque et que j'attends des autres est, précisément parce que je l'attends, une menace pour mon désir d'autonomie. L'adolescent montre d'une manière caricaturale ce mécanisme qui se manifeste durant toute la vie : si on est très dépendant de quelqu'un, on peut avoir du mal à recevoir de lui ce dont on aurait besoin. Il est donc très difficile d'aider les adolescents, car cette aide est ressentie comme une emprise. « Tu me prends la tête ! », disent-ils, mais la tête n'est « prise » que parce qu'ils sont en attente.

Il faut donc montrer que les adultes jouent un rôle important. Mais, après les errements du xxe siècle, après ces catastrophes de la raison et avec la conscience de ce que les hommes ont été capables de faire, les adultes ne se sentent plus légitimes. À quel titre empêcheraient-ils l'adolescent de se droguer, d'être anorexique ou de se taillader ? Or ce n'est pas un choix que d'aller mal. On ne choisit pas d'être alcoolique ou anorexique : ce sont des choses qui s'imposent à nous et auxquelles nous adhérons parce qu'elles nous soulagent et nous donnent l'impression que nous avons un pouvoir d'agir. Tous les troubles ont ce point commun qu'ils se traduisent par une amputation de nos potentialités dans trois domaines nécessaires à la vie, qui correspondent au besoin de nourrir son corps, ses compétences et sa sociabilité. La vie est un échange permanent. Un individu n'existe pas seul. Tous ces troubles régulateurs sont en quelque sorte des conduites adaptatives : au lieu de se sentir perdu ou « pas à la hauteur », on a toujours la possibilité de se taillader, de se droguer ou d'être en échec scolaire, non pas tant parce qu'on se sent mieux que parce qu'on a le sentiment d'être devenu agent de sa vie.

Face à ces attitudes, les adultes croient devoir respecter la « liberté » des adolescents et ne savent pas quoi faire. Ayant beaucoup travaillé sur l'anorexie et sur la boulimie, j'ai vu des parents laisser leur enfant mourir parce qu'ils ne pensaient pas avoir le droit de le forcer à manger. J'en ai vu d'autres les faire interner et se battre pendant dix ans, et certains de ces enfants sont aujourd'hui médecins ou professeurs d'université, au lieu d'être morts. La jeune fille mannequin qui avait dénoncé l'anorexie et qui est morte voici quelques mois luttait contre l'anorexie et ne voulait pas mourir, mais il ne s'est pas trouvé d'adulte pour lui dire qu'à 36 kilos, elle était en danger de mort. Il en va de même pour la drogue. La toxicomanie humaine, c'est la destructivité, la tentation d'être grand dans l'échec à défaut de l'être dans la réussite. C'est une revanche toujours possible qui plonge les autres dans l'impuissance – mais qui ne rend pas heureux pour autant.

Cette question appellerait une réflexion sociale et une plus grande cohérence des adultes. La cohésion entre parents est un facteur de bon pronostic. Il ne s'agit pas qu'ils pensent tous la même chose – certains peuvent être plus sévères, d'autres plus compréhensifs –, mais qu'ils ne se disqualifient pas. Dans notre société, la disqualification est reine. Elle est devenue notre antidépresseur majeur. À défaut de savoir proposer des solutions, on démolit ce que proposent les autres. Ainsi la manière dont les adultes parlent de l'école qui est la plus belle création humaine est une catastrophe. L'école vous donne en quinze ans ce que l'humanité a mis des milliers d'années à conquérir, pour vous rendre plus libre et vous donner la capacité de choisir, mais on tire sur elle à boulets rouges. Les outils sont secondaires – on peut toujours réformer telle ou telle matière : seul compte l'état d'esprit face à l'acte d'apprentissage.

Le drogué se nourrira éperdument de drogues parce qu'il ne peut se nourrir de ce qui le construirait. Il règle ainsi ses comptes avec les adultes. Certains drogués le feront d'autant plus que des facteurs génétiques les prédisposent à avoir plus d'émotions et de réactions que d'autres. Certains « flashent » dès la première cigarette, alors que d'autres seront toujours dégoûtés – à défaut de drogue, ils pourront se tourner vers l'échec scolaire ou les scarifications. Si le tempérament et les modes expliquent les choix, le problème fondamental reste le même : la destructivité n'est pas un choix, mais le signe d'une grande difficulté.

Il serait bon qu'un certain consensus se dégage sur la finalité. Dans une société où l'on peut au moins s'exprimer, il faut pouvoir dire qu'il n'est pas juste qu'un jeune soit privé de la nourriture à laquelle il a droit. Le point n'est pas que la drogue serait quelque chose de mal, mais qu'elle est un leurre. Les adultes doivent pouvoir s'y opposer au motif qu'il ne s'agit pas d'un véritable choix. C'est une tentation universelle que d'envoyer tout en l'air quand on est déçu, en s'enfermant dans le cynisme et en affirmant n'avoir plus aucune valeur – ce qui est précisément une valeur, et particulièrement contraignante, car c'est la seule qui reste. Il faut retrouver cette réaction humaine banale qui veut qu'on ne laisse pas quelqu'un s'abîmer devant nous, même si c'est plus facile à dire qu'à faire. Il faudrait sortir de cette culture de la destructivité et de la souffrance particulièrement présente en France. Cette fascination est répétitive et appauvrissante.

À partir de ces principes, il faut nous efforcer de faire passer le message que, durant le peu de temps que nous passons sur cette terre, nous avons droit à ce que nos potentialités s'épanouissent et que l'imperfection ne justifie en aucun cas que nous devenions notre propre bourreau. Les disputes entre adultes pour savoir s'il faut ouvrir des salles d'injection ou les disputes entre parents sont une prime à la destructivité. Nous n'avons pas à laisser les jeunes s'enfermer dans des conduites qu'ils n'ont pas choisies.

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