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Intervention de Alain Morel

Réunion du 23 mars 2011 à 16h15
Mission d'information assemblée nationale-sénat sur les toxicomanies

Alain Morel :

- Un des éléments pour comprendre les discussions, les controverses et les adaptations relatives à la politique de la France en matière de drogues et d'addictions repose sur la prise en compte des changements intervenus depuis quarante ans dans ce domaine. Le socle législatif de cette politique repose sur la loi de 1970. Depuis lors, ce cadre légal n'a pas significativement évolué. Quelles sont donc les réalités en la matière ?

Cela fait trente-cinq ans que je m'occupe de ces sujets. L'association Oppelia gère une quinzaine d'établissements : CSAPA, CAARUD, unités de prévention, lieux d'accueil pour les familles. Elle reçoit annuellement environ 6 000 personnes.

J'ai été président de l'ANIT, l'Association nationale des intervenants en toxicomanie, au début des années 1990, dans une période où le Sida faisait des ravages : 11 000 usagers de drogues sont morts en une dizaine d'années du fait de la contamination. C'est à cette époque qu'ont eu lieu les controverses sur la réduction des risques et la mise en place de traitements de substitution, contre lesquels beaucoup de personnes s'élevaient, y compris dans nos rangs, avec des arguments assez proches de ceux que je viens d'entendre.

Un autre virage très important a eu lieu à la fin des années 1990 et au début 2000 ; j'ai été à cette époque le premier président de la Fédération française d'addictologie, qui réunit l'ensemble des associations de professionnels travaillant dans le champ de la toxicomanie, de l'alcoologie et de la tabacologie. C'est à ce moment que nous avons construit une approche beaucoup plus globale de ces questions.

J'ai également été le premier président de la Fédération européenne des intervenants en toxicomanie. Nous avons remis en doute le sentiment que nous avions de l'excellence de notre propre système lorsque nous avons vu comment nos collègues européens obtenaient des réponses plus adaptées, plus dynamiques et plus ouvertes que les nôtres.

Cela nous a permis d'adopter un regard plus scientifique et moins idéologique sur ces questions, que nous n'avions alors pas véritablement en France.

Les changements ont donc d'abord eu lieu en matière de pratiques et de populations d'usagers, puis dans les réponses qui ont été apportées à nos modes de fonctionnement.

On a assisté à une très importante diffusion des pratiques de consommation dans toutes les couches de la société. On peut le regretter et le dénoncer, mais c'est une réalité partagée par tous les pays développés. Qui, à la fin des années 1970, aurait pu penser que, trente ans après, on dénombrerait 4 millions de consommateurs de cannabis plus ou moins réguliers dans notre pays, alors qu'on n'en comptait à l'époque que quelques milliers ? Qui pouvait penser qu'il y aurait 300 000 usagers de drogues dites dures, comme l'héroïne ou la cocaïne ? Personne !

Outre la forte diffusion, on assiste à une très grande diversification des drogues et de leurs usages. En 1970 ou 1980, on n'avait jamais entendu parler d'Ecstasy, de Catamine, de binge drinking, ou de binge cocaïne, de dopage dans le milieu professionnel, etc. Il existe donc « des » drogues, avec beaucoup de différences entre elles mais « la » drogue n'existe pas.

Ceci nous a amenés à considérer que notre rôle était moins de chercher à nous confronter aux usagers que de travailler sur toutes les formes d'accompagnement possible pour les aider à évoluer.

Le Sida nous a violemment mis devant le fait accompli, cette notion de sevrage obligatoire comme seule perspective de soins faisant fuir beaucoup d'usagers.

Il faut ajouter à cela une meilleure connaissance épidémiologique, sociologique et neurobiologique de ces phénomènes. Cette connaissance nous permet d'avoir une vision plus sérieuse et plus objective des véritables dommages sanitaires et sociaux qui sont facilités par les usages de drogues. Il n'est bien entendu pas question de nier la toxicité de ces produits ou leur impact psychique. Nous y travaillons avec des personnes qui le vivent quotidiennement. Le potentiel addictif est également plus ou moins important selon les drogues.

Pour nous, la prétendue distinction entre drogues dures et douces ne peut être retenue, pas plus que la distinction légale : les drogues qui sont aujourd'hui prohibées ne sont pas forcément plus dangereuses que certaines drogues légales utilisées massivement et pouvant occasionner de grands dommages.

Il est très important de recourir à la science pour comprendre ces phénomènes mais c'est prendre là un risque, la science nous amenant parfois à déconstruire ce que l'on croyait être la vérité. Il faut donc accepter le risque de devoir réviser nos certitudes.

Enfin, en matière de soins, l'abstinence n'est plus aujourd'hui l'unique enjeu mais une option. Il peut y en avoir d'autres extrêmement utiles, voire prioritaires pour un certain nombre d'usagers. L'objectif premier des soins est pour nous, avant tout, de diminuer les dommages en accompagnant l'usager.

La réduction des risques s'appuie sur deux éléments. Le premier est une réponse pragmatique à un dommage lié à un mode de consommation. L'autre aspect de la réduction des risques réside dans la responsabilisation des usagers et le fait de leur donner par l'information, le contact, la relation, l'accueil, la capacité de se saisir de ces outils et d'évoluer dans un sens favorable à eux-mêmes et à la société.

Les traitements de substitution aux opiacés en sont un exemple. Il s'agit d'une réponse pragmatique au problème du manque, mais pas plus ; l'intérêt du traitement vient de ce qu'il crée un dispositif d'accompagnement qui va permettre d'aider l'usager à se responsabiliser.

Ce n'est pas simplement un problème de comportement mais de contexte de vie. Modifier son mode de vie est long, difficile et parfois douloureux, et nécessite souvent une aide extérieure.

A ce titre, je veux souligner l'intérêt des salles de consommation à moindre risque. C'est un exemple d'un de ces services, dans le cadre de la palette que je viens de présenter, qui s'impose comme une nécessité pour certaines catégories d'usagers.

La prévention, en France, a toujours consisté à expliquer les dangers et à fixer des interdits. C'est nécessaire mais absolument insuffisant. Les critères d'efficacité de la prévention disent tous qu'il faut agir dans la durée, se rapprocher des individus et des populations. Enfin, il faut une approche multifocale qui intègre la famille, les usagers et la communauté sociale. Tous ces éléments sont indispensables.

Nous avons besoin de durée, de proximité, donc de dispositifs. Or, aujourd'hui, nous n'en avons pas ! En effet, la France ne dispose pas de politique de prévention en matière de conduites addictives. Il existe pourtant deux stratégies importantes. La première consiste en une intervention précoce afin d'apporter, dans le dialogue, des outils de changement pour ceux qui en ont besoin. La seconde repose sur l'éducation préventive et le travail sur les comportements d'usage.

Enfin, il nous faut changer de paradigme en matière de modernisation de notre approche et de notre législation. L'approche politique des usages de drogues ne peut plus être centrée sur la définition d'un acte de délinquance, ce qui est le cas actuellement. Il faut passer d'un traitement pénal des usagers à un traitement sanitaire et social. Les mesures légales envers les usagers doivent être moins centrées sur la stigmatisation, la punition, la contrainte que sur l'accès aux informations, aux soins et aux aides dont les usagers peuvent avoir besoin.

Par exemple, les interdits d'usage envers les mineurs ou sur la voie publique sont évidemment nécessaires mais ne sont utiles que s'ils servent à la fois de protection et de prévention des nuisances, et surtout s'ils créent des opportunités systématiques de rencontres, de consultations, voire de suivis thérapeutiques, à l'image de ce que fait depuis dix ans le Portugal.

C'est ainsi que la politique et la législation pourront contribuer à réduire le nombre et la gravité des conduites addictives et des toxicomanies.

Sachez que si vous, représentants du peuple français, ouvrez la voie à la recherche d'une véritable adaptation, d'une amélioration et d'une plus grande efficacité des politiques de notre pays dans le domaine des drogues, vous trouverez du côté des professionnels beaucoup de propositions, de réflexions mesurées, basées sur des validations scientifiques -ce qui est notre recherche permanente - ainsi qu'un certain enthousiasme à pouvoir enfin participer à une mobilisation de l'ensemble de la société.

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