- Je souhaite en premier lieu longue vie à cette mission.
Je voudrais remercier mes collègues de l'INSERM de nous avoir associés à leur étude en tant qu'acteurs de terrain. J'interviens pour ce qui me concerne à l'hôpital de La Pitié-Salpêtrière, que l'on peut considérer comme un observatoire des pratiques et des complications liées à l'usage des drogues. Les choses étaient fort différentes il y a vingt ans, lorsque Marc Gentilini m'a demandé de créer la première équipe de liaison appelée « ECIMUD », dont les équipes de liaison et de soins en addictologie ont pris aujourd'hui la place.
C'est vous qui l'avez autorisé, en votant le budget qui a permis de répandre une culture de la prise en charge des addictions. C'est cela qui, en 1996, a permis au Professeur Gentilini de faire appel à un psychiatre qui ne s'occupait pas de toxicomanie. J'étais en effet alors à Sainte-Anne, plutôt formé à la prise en charge des psychotiques et des comorbidités psychiatriques importantes. C'est ce qui a donné à Marc Gentilini l'idée que les toxicomanes de l'époque pourraient avoir accès à des traitements de substitution et aux antiviraux.
Aujourd'hui, les toxicomanes, qui représentaient 90 % de mon activité hospitalière en 1996, constituent 5 à 10 % de mes patients, les autres étant des usagers problématiques de drogues.
Mon intervention portera sur des populations ayant des pratiques intraveineuses : on peut être usager problématique de drogues et avoir, pour des raisons que je qualifierai de psychiatriques ou de compulsives, des comportements compulsifs. L'existence dans les hôpitaux d'équipes de liaison et de soins en addictologie permet d'aller au devant de ces personnes. Il s'agit de populations qui, du fait de la stigmatisation des familles, ont des pratiques à l'insu des tiers et souvent à l'insu du médecin qui prescrit un traitement de substitution.
L'hôpital est un filtre important qui permet de déceler certaines addictions : grossesse, infections, rhumatismes, problèmes orthopédiques dont les accidents de la voie publique sont pourvoyeurs.
Cela n'a pas été évoqué ici : on n'est plus aujourd'hui face à des mono-consommateurs mais des poly-consommateurs ; les usagers adoptent différents menus de consommation, peuvent s'arrêter 5 jours et reprendre à la faveur d'un moment festif, d'une souffrance, d'une angoisse.
On s'en rend parfaitement compte à l'hôpital, lors de nos interventions quotidiennes aux urgences. C'est une des raisons du renforcement de nos équipes de liaison. Même si notre activité n'est pas uniquement centrée sur les usagers de drogues à pratiques intraveineuses, c'est souvent à la faveur d'un dépistage, d'un contact, le plus souvent au détour d'une ivresse aiguë que l'on dépiste ces addictions. La plupart de nos patients dont la toxicomanie remonte aux années 1990 sont en train de mourir d'alcoolo-dépendance et non du Sida ou du VHC !
Il est donc important de considérer un dispositif global et de pouvoir, à partir des urgences, accueillir ces patients car nous sommes complémentaires du plan « Addictions 2007-2011 ».
Vous avez évoqué la question du sevrage. Oui, le sevrage est d'actualité mais dans le cadre d'une politique de réduction des risques et d'un accès aux traitements de substitution qui respectent l'itinéraire des usagers de drogues.
De ce point de vue, à l'hôpital, le binôme pharmacien-médecin est important. J'ai dans mon équipe un pharmacien qui assure le suivi de la réduction des risques. En tant que psychiatre, je me vois mal en train de parler d'échange de seringues -pour des raisons qui peuvent être théoriques.
J'insiste sur les facteurs de risques et de complications qui ont été mis en évidence à La Pitié-Salpêtrière : augmentation des pratiques d'auto-injection et résurgence des injections de comprimés.
Cette épidémie s'explique par l'effet de nombre, qui entraîne un détournement des substances, certains usagers considérant qu'il est plus facile dans leur rituel d'utiliser la voie intraveineuse. Retarder l'accès à la seringue reste un objectif prioritaire à l'hôpital car les gens que l'on voit aux urgences subissent déjà les effets et les complications de leurs pratiques.
Deux mots concernant ces pratiques. Même s'il faut modérer ce que je dis, je le dis avec une certaine conviction, car je ne puis le dire autrement, notre observatoire constate qu'aujourd'hui que les pratiques d'échange de matériels se sont nettement réduites.
Ces pratiques d'injection peuvent aller d'une par an à une par semaine, en passant par 10 par jour. La cocaïne, produit vraiment inquiétant, conduit à des compulsions liées à la courte durée d'action des produits injectés. Une des caractéristiques du crack réside dans sa courte durée d'efficacité. Je le vois chez nos malades injecteurs.
On dispose d'énormément d'informations sur le VIH et sur le VHC mais il existe des pratiques clandestines et intimes -au même titre que les pratiques sexuelles à risque- que les gens ne connaissent pas ! Nous avons été les premiers surpris de voir apparaître aux urgences des candidoses ophtalmiques associées à des abcès à l'oeil.
Pendant vingt ans, on a accusé le citron employé pour chauffer les produits d'en être responsable mais on n'en utilise pas avant d'injecter de la buprénorphine, des amphétamines ou d'autres produits ! L'auto-contamination se fait par une candidose buccale, nous en avons tous, au moment de l'usage.
Les salles d'injection ne sont pas une création mais une extension des missions d'un certain nombre de centres, que je souhaiterais personnellement médicaliser. On peut en discuter avec le milieu associatif et médico-social. On assiste à une extension de pratiques que les usagers eux-mêmes n'arrivent pas à nommer.
Je peux témoigner du choc que reçoit un homme de 40 ans, manutentionnaire, inséré, avec des enfants, une femme, un salaire et à qui l'on dit : « Vous avez un abcès grave à l'oeil dû à une candidose systémique. C'est une urgence ophtalmique ». Il y en a eu 80 à la Salpêtrière ces dix dernières années ! Les gens arrachent le filtre avec les dents, souillent celui-ci avec leur salive et utilisent la seringue…
Tout cela n'était pas connu auparavant. On a redoublé d'attention et on a réussi à comprendre. Certains patients ont dû subir des interventions sur des valvules cardiaques du fait d'endocardites à candida !
Les injecteurs sont donc aujourd'hui nos meilleurs vecteurs d'information. J'en veux pour preuve que, depuis 2000, les candidoses ophtalmiques ont diminué de 50 % !
Nous disposons également d'un réseau francilien, ainsi qu'en grande couronne et dans les régions de Tours et d'Orléans qui font remonter vers nous certaines pathologies. Cependant, il arrive que certains laboratoires ne veuillent pas mentionner les risques intraveineux que comporte l'utilisation d'un de leurs produits.
Pour en revenir à l'expérience suisse, elle est très intéressante. Je connais bien l'expérience bâloise. Les Suisses ne comprennent pas notre débat qui, chez eux, ne fait pas l'objet d'une polémique politique : il s'agit d'une offre de santé publique et d'une question de dignité de la personne. Je connais la situation à Berne car j'ai fait partie d'un certain nombre de commissions dont l'avis est en effet nuancé quant à l'efficacité des CIS. Vous avez raison de rappeler que l'on peut avoir des divergences sur leurs résultats en termes d'accueil mais ils peuvent permettre de toucher une population peu habituée à recourir aux services sanitaires et sociaux.
Il y a vingt ans, les centres s'appelaient centres d'injection supervisés ; aujourd'hui, on les appelle officiellement des centres d'accueil et de contact. Le mot le plus important est celui de « contact ». C'est grâce à eux que la scène ouverte de Berne a disparu et que la scène ouverte de Zurich n'existe plus. La scène ouverte de Bâle a été réduite avec le concours des forces de police.
Je terminerai en disant qu'à La Pitié-Salpêtrière, 50 % de ma clientèle prise en charge pour une toxicomanie présente une comorbidité psychiatrique. La politique de réduction des risques nous a aidés à garder le contact avec ces patients.