Je vous remercie, mesdames et messieurs les membres de la Commission, de me permettre de m'exprimer, comme je l'ai souhaité, devant vous pour évoquer le déplacement que j'ai effectué en Afghanistan et répondre autant que faire se peut à vos interrogations.
Ce déplacement répond à une tradition : c'est le rôle du ministre de la défense que d'être au côté des combattants et de partager avec eux, pour les comprendre, mais aussi en être compris, un certain nombre de moments, parmi lesquels ces périodes de fin d'année où ils peuvent avoir le sentiment d'être isolés, voire oubliés.
Je remercie votre collègue Christophe Guilloteau, ainsi que le président de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, M. Jean-Louis Carrère, de m'avoir accompagné dans ce déplacement. Leur présence a permis de montrer avec force à nos interlocuteurs militaires, à nos compatriotes ou encore à nos interlocuteurs afghans et aux membres de la coalition à quel point dans notre pays le Parlement est associé à l'engagement de nos forces.
Je confirme, Monsieur le président, que l'événement qui a endeuillé cette fin d'année doit bien être considéré comme un assassinat.
Nous sommes, en Afghanistan, dans une période de transition. Comme nous l'avions souhaité et demandé, le président Karzaï a intégré le district de Surobi dans la deuxième tranche de transition ; aujourd'hui, 50 % de la population afghane habite des zones dont la sécurité est assurée par l'armée nationale afghane (ANA). Le district de Surobi, dont nous avions la charge, est le dernier district de la province de Kaboul à bénéficier de ce transfert, dont nous engageons aujourd'hui le processus.
Lors de ma visite en Afghanistan, j'ai rencontré d'abord le président de la République, M. Karzaï, qui, vous le savez, sera à Paris le 27 janvier prochain pour la signature du traité bilatéral entre la France et l'Afghanistan, actuellement en cours de négociation.
J'ai aussi rencontré le ministre de la défense, le général Wardak, dans des conditions évidemment différentes de celles de ma rencontre précédente, où son bureau avait été l'objet, quelques heures auparavant, d'un attentat ; j'ai rencontré un ministre de la défense mieux installé dans sa fonction.
J'ai rencontré le nouveau commandant de l'ISAF – International Security Assistance Force ou encore Force internationale d'assistance et de sécurité – le général Allen, qui, à défaut d'être francophone, est francophile – son épouse descend d'ailleurs du général de Rochambeau.
J'ai également échangé avec notre ambassadeur, M. Bernard Bajolet, qui connaît remarquablement le terrain et a l'habitude des moments difficiles, ainsi qu'avec le général de Bavinchove, Français et chef d'état-major de l'ISAF, dont la vision est d'autant plus intéressante qu'elle s'articule entre celle des Français et celle des alliés.
Ont fait aussi partie de mes interlocuteurs le responsable de l'action civile, un diplomate, M. Lesecq, le général Palasset, qui assume, dans toutes ses dimensions, le commandement de la force La Fayette depuis sa nomination, cet été, après avoir commandé l'opération Licorne à Abidjan dans sa phase finale au début de l'année 2011, et enfin le général Nazar. Ce général afghan commande la troisième brigade de l'ANA ; à ce titre, il est notre principal partenaire : c'est en effet lui qui commande les unités chargées de la relève, en Surobi comme en Kapisa.
Sur le plan militaire, il faut d'abord souligner que, dans le secteur dont nous avons la responsabilité, les forces militaires afghanes sont en première ligne. Pour reprendre le jargon de l'Alliance, nous sommes dans la formule « ANA first », autrement dit l'armée nationale afghane d'abord. Nos troupes interviennent en appui.
Cet appui est d'abord l'appui-feu. C'était la mission confiée aux deux sous-officiers du 2e REG, qui travaillaient à consolider une position d'appui-feu dominant l'axe Vermont et permettant par des tirs soit de tireurs d'élite, soit de mortier, de soutenir les troupes nationales afghanes en mission de contrôle des itinéraires et du territoire de la vallée.
Nous appuyons aussi l'armée afghane en matière d'évacuation sanitaire : notre système, assez remarquable et qui nous a été présenté, est étendu aux éventuels blessés de celle-ci.
Nous appuyons également l'armée afghane en matière de connaissance et de renseignement, ainsi que, in fine, dans l'organisation des opérations, même si celles-ci sont désormais proposées par l'ANA elle-même.
La situation en Surobi est désormais une situation de transition. Ce district contrôle l'itinéraire routier majeur qui assure la liaison entre Kaboul et le Pakistan, plus exactement la ville de Peschawar.
Alors qu'il aurait été imaginable que cet itinéraire fasse l'objet d'embuscades et de contrôles, il peut, pour des raisons complexes et vraiment révélatrices du théâtre afghan, être parcouru sans attentats, ni blocages ; autrement dit, chacune des parties, insurgées ou non, trouve son compte dans cette situation.
La Surobi est stratégique aussi du fait de son usine hydroélectrique, qui assure la quasi-totalité de l'alimentation non thermique de Kaboul, et des activités minières qui y sont implantées.
Au Nord de ce district, la province de Kapisa, que nous contrôlons également, représente environ, en surface, l'équivalent d'un petit département français ; c'est un désert de montagnes de cailloux parsemé de quelques oasis à la population très dense. Ces caractéristiques rendent son contrôle extrêmement difficile. Elle comporte trois districts où l'armée française n'intervient quasiment pas, et où nous sommes de fait dans une situation de transition, et deux autres extrêmement difficiles, ceux de Tagab et Alasay, où a lieu l'essentiel de nos accrochages : ils constituent en effet un point de rencontre entre deux vallées provenant de l'Est, qui servent de point de ralliement pour les talibans.
La situation des talibans dans l'Est, dont nous avons la charge, est assez comparable à celle qui est la leur dans l'ensemble du pays ; ils n'y sont pas en mesure de menacer dans un rapport de force les forces militaires de la coalition. Quant à l'axe Vermont, axe routier dont nous avons la responsabilité et qui permet de contourner Kaboul et d'accéder, par la base de Bagram, au nord de l'Afghanistan, c'est-à-dire à la partie tadjike – essentielle du fait qu'elle s'ouvre sur les républiques musulmanes de l'ancienne URSS, notamment l'Ouzbékistan et le Tadjikistan – nous le contrôlons. Il reste que la sécurité y demande un effort de tous les instants ; alors qu'au printemps dernier, je pensais que la circulation y était rétablie, force est aujourd'hui de reconnaître que la pression des talibans y est forte. La sécurité n'y est pas aussi assurée que sur la route principale n° 7, entre Kaboul et le Pakistan.
Nous y disposons de trois bases, Nijrab au nord, siège de la brigade et située dans un district maîtrisé, Tagab au centre, dans un district exposé, et Surobi ou Tora au sud, en cours de transition. Les actions des unités présentes à Tagab sont désormais menées en tant qu'appui à des actions de l'ANA et non plus en tant qu'actions de l'armée française avec participation éventuelle de l'ANA.
À cet égard, le contact avec le général Nazar, qui est un Tadjik, et dont l'un des fils a été tué par les talibans, a été assez rassurant quant à la volonté de la troisième brigade, dont les effectifs ont été portés à 4 000 hommes, d'être un partenaire fiable. Le général Nazar a ainsi tenu à être présent lors des hommages rendus à nos deux légionnaires et à présenter les regrets et les excuses de ses troupes.
Au cours de l'année 2011, dix attentats de soldats infiltrés ont eu lieu ; l'attentat contre le général Wardar au sein de son ministère a ainsi été conduit par un taliban revêtu de l'uniforme de l'armée nationale afghane. Si ces dix attentats sont tous de trop et insupportables, il faut en comparer le nombre avec les 280 000 soldats de l'ANA, hors forces de sécurité. Leur raison d'être est liée à une nouvelle tactique des talibans. Ceux-ci, s'ils ne peuvent développer de contrôle massif du territoire, n'en sont pas moins imaginatifs, réactifs et pourvus d'un réel sens de la communication. Ils utilisent ces actions d'éclat comme supports de leur action politique. Ils se mettent ainsi en devoir d'instiller le doute sur la coopération entre les forces de la coalition et l'ANA. Il reste que ce type d'action reste marginal. Notre partenariat avec la troisième brigade est relativement prometteur.
Présenter la Kapisa à la transition en juin 2012 est notre objectif. Je reste néanmoins prudent. La réalisation de ce projet dépendra en effet de la montée en puissance de l'ANA et du climat des six prochains mois. Si la demande est présentée – dans ce cas, elle sera favorablement examinée du fait des bonnes relations entre les armées afghane et française – il nous faut souhaiter qu'aucun élément extérieur, et notamment aucun déplacement d'unités de talibans chassées du Sud et de l'Ouest du pays – où le ressaut américain a été particulièrement fort, alors qu'il n'en a pas été conduit dans les provinces de l'Est dont nous avons la charge – ne vienne la contrarier. Pour autant nous présentons cette demande, qui s'inscrit dans la perspective que nous voulons construire pour 2014.
En termes politiques, le président Karzaï affronte le début de l'année 2012 dans une situation plus solide que celle de l'an dernier à la même période. Certes, des échecs ont été rencontrés : l'assassinat de Burhanuddin Rabbani a certainement ralenti les tentatives de conciliation internes entre le Gouvernement et les éléments qui pouvaient être ralliés. Cependant, en matière de dialogue politique, Le président Karzaï a réussi à réunir à Kaboul une assemblée traditionnelle de 1 200 à 1 500 notables locaux – qui, s'ils doublent l'Assemblée nationale, représentent la vérité du réseau social local – pendant près de trois jours sans que les talibans aient été en mesure d'empêcher les réunions de celle-ci ou de leur porter de graves atteintes : seuls deux tirs de roquettes, dont les auteurs ont été identifiés et arrêtés, ont eu lieu.
De plus, le président Karzaï a aussi accepté que s'ouvre à Doha, au Qatar, une sorte de lieu de rencontre entre les talibans et ceux qui veulent les rencontrer. Il n'était pourtant pas favorable à ce projet ; il se positionne en effet dans une sorte d'attitude nationaliste où il se présente comme pris entre les talibans qu'il combat et la coalition qu'il subit. Le président Karzaï voue une admiration à une forme de tradition nationale tiers-mondiste – avec des références au général de Gaulle, qu'il aime bien citer et dont il a lu les oeuvres – ainsi que pour le régime turc de l'actuel Premier ministre Erdogan. Cependant, même s'il pensait que le dispositif d'ouverture à Doha était contrôlé par les États-Unis, il l'a accepté dans l'idée qu'il y avait peut-être là l'occasion de diviser le monde taliban entre ses trois principaux réseaux, qui ne présentent pas le même niveau de dépendance envers le Pakistan.
La visite du président Karzaï à Paris le 27 janvier prochain a pour objet la conclusion et la signature d'un traité d'amitié et de coopération avec la France. Ce traité sera le premier à être conclu entre un partenaire de premier plan de la coalition et l'Afghanistan.
L'idée des deux parties est de préparer une coopération de long terme, comportant certes un volet consacré à la défense, mais aussi d'autres consacrés à la coopération culturelle, politique et économique. Il reconnaîtra l'indépendance de l'Afghanistan, consacrera l'engagement de la France à participer à la défense internationale de ce pays – sur le plan politique – et permettra un soutien en termes de formation à l'émergence d'une armée afghane dont le président Karzaï et le ministre Wardak ne veulent pas faire simplement une armée de contre-insurrection, mais bien une armée nationale.
Cette position exprime du reste, de la part du président Karzaï et de son ministre, le sentiment que les difficultés de l'Afghanistan liées à la coalition et aux relations de celle-ci avec le Pakistan sont d'abord politiques, et qu'elles constituent sur le plan militaire une affaire surmontable qui ne remet pas en cause l'autorité de l'État. En revanche, pour eux, l'Afghanistan, entre ses voisins puissants que sont l'Iran et le Pakistan, a le devoir de se doter d'une armée traditionnelle pour protéger son indépendance.
C'est cette analyse – sur laquelle je porte un jugement nuancé – qui explique la divergence entre le président Karzaï et la coalition et notamment le commandement militaire de celle-ci, dont la vision est beaucoup plus celle d'une armée destinée à la lutte antiterroriste, et donc organisée non pas en vue de l'affrontement d'unités régulières mais au profit de la sécurité de populations prises entre le faible violent et sans scrupule et le fort doté de la force militaire d'un État traditionnel.
Cette différence entre les points de vue de l'Afghanistan et de la coalition explique toute la difficulté de la préparation de l'après 2014 : ni l'armée envisagée, ni les financements ne sont les mêmes.
Cela dit, le président Karzaï et son entourage partent d'un principe simple : alors que la coalition consacrerait plus d'une centaine de milliards d'euros par an à l'Afghanistan, à 10 % de ce prix l'État afghan se sent capable d'assurer sa sécurité. Pour autant, ledit État n'est pas capable de payer ces 10 %. Le gouvernement afghan cherche donc à obtenir de la coalition un engagement de long terme.
La coalition a un rendez-vous, dans le cadre de l'OTAN, à Chicago, en mai 2012, au cours duquel doivent être examinés les différents scénarios de soutien et de solidarité à l'indépendance afghane au lendemain du calendrier qui court jusqu'à 2014. Quel volume de forces sera maintenu ? Quels moyens financiers seront mis à la disposition de l'État afghan pour assurer sa défense, et quelle en sera la clé de répartition ? Même si, aujourd'hui, aucun de ces points n'est très clairement traité, ils sont au coeur des échanges entre les partenaires, et ont éclairé les entretiens que nous avons eus au cours de ce bref voyage.
Monsieur le président, vous avez évoqué l'idée d'un départ dans l'honneur. Si nos militaires sont en effet très attachés à donner du sens à leur engagement et aux sacrifices de leurs camarades, ils appliquent et mettent en oeuvre une politique, celle de la France. C'est donc les décisions de la France et la façon dont notre pays envisage son partenariat de long terme avec l'Afghanistan qui commandent leur comportement, et notamment le rythme du retrait, ainsi que les besoins permanents qui devront être satisfaits par une capacité de coopération. Aujourd'hui cependant, les limites de cette coopération ne sont pas fixées : le débat, s'il est ouvert, n'est absolument pas tranché. Cette question, je pense, sera traitée lors de la visite à Paris du président Karzaï.
La dimension internationale de l'Afghanistan commande la solution. Les réunions d'Istanbul et de Bonn, la perspective de celle de Chicago montrent que la situation évolue. Même si, à mon avis, le régime du président Karzaï appréhende 2014 avec un peu trop de confiance en lui-même, il n'est pas dans une situation où il pourrait être soumis à la critique. Manifestement, une armée nationale émerge ; la police locale afghane réussit à remplir le rôle qui lui a été fixé consistant à absorber les jeunes gens dynamiques et turbulents disponibles pour leur éviter la tentation d'un engagement d'une autre nature. Le général Nazar nous a clairement exposé que, dans un district critique, monter une police locale permettait au moins d'encadrer et d'absorber des personnes qui, au moment où elles sont intégrées, n'ont pas de projet.
Si le développement économique de l'Afghanistan doit être notre objectif de long terme, il n'est envisageable que si les conditions de sécurité sont réunies ; or, celles-ci ne peuvent l'être que dans le cas d'une certitude de développement de long terme : c'est la dialectique de la poule et de l'oeuf. C'est pourquoi tout ce qui est réflexion de partenariat de long terme avec l'Afghanistan est indispensable : malgré des désaccords culturels, malgré des conflits possibles sur la mise en oeuvre de la force, en particulier par les États-Unis, dont les méthodes sont assez énergiques, malgré les frictions, les grandes nations ont du prestige dans ce pays. Les Afghans savent que c'est grâce à cette solidarité qu'ils ont pu échapper à un régime dont ils ne veulent pas le retour. Ils souhaitent simplement savoir quelle est la visibilité de cette coopération. Celle-ci est le préalable à toute coexistence permettant d'envisager une période de développement.