Si nous avons demandé à être entendus, c'est que cette proposition de loi comporte des éléments qui nous inquiètent.
Mais j'évoquerai d'abord un élément très positif, à savoir le renforcement de l'adoption simple et son irrévocabilité jusqu'à la majorité de l'enfant. Cette mesure protégera l'enfant sans le couper de son histoire personnelle et lui permettra de maintenir, quand cela est possible, des liens avec sa famille d'origine – ses parents, ses frères et soeurs, s'il en a, ses grands-parents – tout en lui garantissant sécurité et stabilité.
J'en viens aux éléments de la proposition de loi qui nous inquiètent. Le texte propose de passer de la notion de « désintérêt manifeste » à celle de « délaissement parental ». Quelle sera la définition du délaissement parental ? Comment ce délaissement sera-t-il évalué ? Sur quels faits et dans quels délais ? Il faudra répondre à ces questions essentielles.
Le texte définit le délaissement parental comme une situation caractérisée par les carences des parents dans l'exercice de leurs responsabilités éducatives, carences qui compromettent le développement de l'enfant dans toutes ses dimensions.
Définir le délaissement à partir des carences parentales nous semble très abusif. Pour nous, les éventuelles carences parentales ne caractérisent pas du tout une situation de délaissement, mais des difficultés éducatives ou un manque de savoir-faire de la part des parents. Le délaissement doit être défini par l'absence totale de liens d'attachement entre l'enfant et ses parents.
Naturellement, si un enfant est réellement abandonné ou délaissé, sa situation doit être prise en compte et soigneusement évaluée. Une déclaration d'abandon doit être envisagée, suivie d'une évaluation d'adoptabilité psychologique et sociale. Mais si les parents – ou seulement l'un des parents – maintient le lien, même de manière maladroite, il est alors de la responsabilité de l'Aide sociale à l'enfance, l'ASE, de travailler à maintenir la relation afin que, malgré ces difficultés, l'enfant puisse grandir et se construire le mieux possible.
La définition envisagée nous paraît ouvrir la porte à toutes les dérives et faire fi des dispositions de la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance, laquelle vise avant tout à soutenir les parents dans leurs responsabilités éducatives. Cette définition comporte le risque de mettre les professionnels face à des injonctions contradictoires puisqu'ils devraient à la fois travailler au maintien du lien et procéder à l'évaluation du délaissement.
Comment évaluer le délaissement ?
Le délaissement ne peut être évalué que de manière très fine et délicate. Déclarer un enfant abandonné et par la suite adoptable est une décision radicale, une ingérence très importante dans la vie d'autrui. Aussi cette décision doit-elle être prise avec beaucoup de prudence et sans précipitation. C'est pourquoi raccourcir le délai ne nous paraît pas être une attitude juste. Une année nous semble une durée raisonnable, même si elle peut paraître longue au regard du temps de l'enfance.
Nous sommes témoins de la grande souffrance des parents et des enfants lorsqu'une décision de placement est prise, d'autant qu'elle leur est souvent imposée. Les parents sont désorientés. Ils ont le sentiment d'être punis pour leurs difficultés et ressentent un grand désarroi. Pour affronter ce moment crucial, les parents devraient être accompagnés. Or dans de très nombreux cas, ils ne le sont pas du tout. Il arrive même qu'on leur demande expressément de ne pas entretenir de liens avec leur enfant…
Nous ne devons pas opposer l'intérêt supérieur de l'enfant et la possibilité pour lui de vivre et de grandir dans sa famille naturelle. Le premier droit de l'enfant est de pouvoir grandir dans sa famille. Quand cela n'est pas possible, il faut que ses parents soient soutenus afin de surmonter leurs difficultés.
C'est pourquoi nous demandons que, parallèlement à l'évaluation du délaissement parental, un bilan qualitatif des soutiens qui ont réellement été apportés aux parents dans l'exercice de leurs responsabilités parentales soit réalisé. Vérifier que tout a été fait pour soutenir la relation parent-enfant est une exigence éthique préalable à tout projet de déclaration judiciaire d'abandon. Nous rejoignons ici l'une des préconisations de l'Union nationale des associations familiales, l'UNAF. Cette disposition serait de nature à améliorer la situation existante en mettant en confiance tous les acteurs concernés.
Ne serait-il pas juste que les professionnels disposent d'une évaluation indépendante lorsqu'ils prennent une décision de déclaration judiciaire d'abandon ? Quelle part les parents naturels et la famille élargie prendront-ils dans cette décision ?
Les parents de milieux très précaires vivent dans l'angoisse permanente d'une décision de placement de leurs enfants. Une part très importante des enfants placés à l'ASE – plusieurs sources évoquent le chiffre de 80 % – sont des enfants dont les familles vivent dans une grande précarité sociale et financière. Cette angoisse du placement entraîne une méfiance à l'égard de toute intervention sociale. À tel point qu'il n'est pas rare que des parents préfèrent se passer des aides qui pourraient leur être proposées pour ne pas « entrer dans un engrenage » qui pourrait conduire à les séparer de leurs enfants.
Une loi réformant l'adoption qui serait centrée sur les enfants placés à l'ASE ne risque-t-elle pas d'accentuer la méfiance des familles face à des services normalement mis en place pour les soutenir ? Cela irait à l'encontre du but recherché.
Ne pensez-vous pas que cette proposition de loi devrait être centrée sur les situations d'abandon, de désintérêt manifeste ou de délaissement parental avéré, et non sur les carences parentales vis-à-vis des enfants pris en charge par l'ASE ?
Enfin, en quoi la loi actuellement en vigueur empêche-t-elle le prononcé de déclarations judiciaires d'abandon, dès lors que la situation d'abandon est avérée ?