Mesdames, Messieurs, je n'aborderai pas l'article 3 de la proposition de loi, qui porte sur la réforme de l'agrément, dispositif mis en place par les départements et qui ne me concerne pas directement – encore que, en ma qualité de membre du Conseil supérieur de l'adoption, je pense qu'il serait pertinent de mieux uniformiser sur le plan national les opérations préalables à la délivrance des agréments, pour permettre à chaque candidat adoptant d'être avisé des attentes des autorités qui les délivrent.
Je dirai peu de chose de l'article 4 qui vise à améliorer l'information et la préparation des candidats à l'adoption, ce thème ne faisant pas débat. Dans le service que je dirige au parquet de Nantes, nous constatons tous les jours, par nos contacts téléphoniques avec les candidats à l'adoption, que des lacunes sérieuses existent sur le plan de l'information, notamment sur les aspects juridiques de l'adoption.
Enfin, je n'évoquerai ni l'article 6 ni l'article 7, qui n'appellent de ma part aucune remarque particulière.
Je concentrerai donc mon propos sur les domaines qui relèvent davantage de ma compétence, à savoir la déclaration judiciaire d'abandon et la réforme envisagée de l'adoption simple.
S'agissant du premier point, je pense, comme d'autres qui ont été entendus ici avant moi, qu'il serait pertinent de retirer l'article 350 du titre VIII « De la filiation adoptive » du code civil. Laisser la déclaration judiciaire d'abandon en perspective de l'adoption me semble en effet délicat et je suggère de l'insérer dans le titre IX relatif à l'autorité parentale où elle pourrait davantage trouver sa place.
Sur le principe même de la réécriture de l'article 350 du code civil, j'émets un avis réservé dans la mesure où le diagnostic partagé par les professionnels de la protection de l'enfance explique la sous-utilisation de la procédure de l'abandon judiciaire moins par les difficultés de mise en oeuvre du texte liées à la preuve de la notion de « désintérêt manifeste » que par la réticence des services gardiens à saisir la justice pour déclarer un enfant abandonné. Il me semble en effet que les tribunaux, s'ils étaient davantage saisis par les services gardiens et se voyaient remettre par l'Aide sociale à l'enfance un rapport solidement argumenté, ne verraient pas d'obstacle à prononcer l'abandon judiciaire, dès lors que les parents biologiques, convoqués à l'audition, après avoir vainement tenté de les faire entendre par les services de police, ne se manifestent pas. D'ailleurs, dans ce cas-là, le tribunal de grande instance de Nantes prononce généralement un abandon, au terme d'une procédure qui prend, en général, un an et demi à trois ans. En fait, le désintérêt manifeste est pour l'essentiel discuté devant les tribunaux lorsque les parents sont présents à l'audience et s'opposent au prononcé de la déclaration judiciaire d'abandon.
En tant que magistrat, je suis attaché à la notion de « désintérêt manifeste » car elle renvoie à un acte volontaire de rejet actif ou passif des parents à l'égard de l'enfant, dont il apparaît pertinent de tirer des conséquences juridiques. La notion de « délaissement parental », que la proposition de loi propose de lui substituer, renvoie plutôt à des causes externes à la volonté parentale, pour lesquelles il m'apparaît dangereux d'intervenir sans risquer de porter atteinte à l'intérêt de l'enfant, qui est prioritairement de vivre auprès de ses parents biologiques, comme le prévoit l'article 7 de Convention internationale des droits de l'enfant. Il ne faudrait pas que des circonstances accidentelles ou involontaires puissent servir de base au dépôt d'une requête. J'insiste sur le fait que s'il s'agit d'augmenter le nombre de jugements en abandon judiciaire, le remède réside moins dans une reformulation de la loi que dans la transmission à la justice de dossiers argumentés construits par le service de l'aide sociale à l'enfance.
Cela m'amène à formuler plusieurs propositions.
L'exposé des motifs de la proposition de loi indique que la notion de désintérêt manifeste figurant à l'article 350 apparaît floue. Je propose donc, soit de donner une définition légale plus précise de la notion de désintérêt manifeste pour faciliter la mise en oeuvre de la procédure, soit de fusionner les notions de désintérêt et de délaissement pour élargir la base des enfants susceptibles d'entrer dans la catégorie de ceux pouvant être judiciairement abandonnés, tout en sauvegardant l'intérêt supérieur de l'enfant quand aucun fait volontaire ne peut être retenu contre ses parents.
Ainsi, le 1° de l'article 1er de la proposition de loi pourrait être rédigé de la manière suivante : « L'enfant recueilli par un particulier, un établissement ou un service de l'aide sociale à l'enfance (ASE), volontairement délaissé par ses parents pendant l'année qui précède l'introduction de la demande en déclaration d'abandon, est déclaré abandonné par le tribunal de grande instance, à moins que ce délaissement ne soit dû à un cas de force majeure à caractère temporaire. » Cette rédaction permettrait de tenir compte des deux notions.
L'intervention d'office du ministère public, nouvelle disposition prévue par la proposition de loi, m'apparaît pertinente dans la mesure où celui-ci a déjà qualité pour intervenir d'office dans l'ensemble du champ du droit des personnes, notamment en matière d'assistance éducative, de majeurs protégés, d'autorité parentale, de filiation, d'adoption et de mariage. Il s'agit ainsi de corriger une anomalie pour permettre au ministère public, dans des cas particuliers, de saisir lui-même le tribunal. Cette mesure, qui me semble donc être une avancée significative, permettrait également au ministère public de « décentrer » les services de l'ASE, traditionnellement tournés vers le maintien des liens entre l'enfant et ses parents biologiques.
Cependant, en pratique et à moyens constants, il est parfaitement illusoire d'espérer de cette innovation un accroissement sensible des déclarations judiciaires d'abandon. En effet, les parquets des mineurs sont d'ores et déjà matériellement dans l'incapacité de suivre les dossiers d'assistance éducative.
Par contre, il me semble intéressant de faire intervenir à ce niveau le juge des enfants. En effet, dans la mesure où il révise les mesures de placement tous les deux ans, ce magistrat pourrait estimer souhaitable, dans l'intérêt de l'enfant, de saisir le tribunal de grande instance s'il considère que l'enfant concerné relève d'une déclaration judiciaire d'abandon, alors que cela n'a pas été envisagé par le service gardien.
Je suggère donc d'insérer à la fin du 1er alinéa proposé pour l'article 350 du code civil les termes : « , le cas échéant sur proposition du juge des enfants ». La fin de cet alinéa serait ainsi rédigée : « La demande peut également, à l'expiration du même délai, être présentée par le ministère public agissant d'office, le cas échéant sur proposition du juge des enfants. » Cette rédaction me semble utile en cas de divergence de vues entre le juge des enfants et les services gardiens au moment du réexamen de la situation d'un mineur.
Je suis tout à fait favorable à la modification de l'article L. 223-5 du code de l'action sociale et des familles, introduite à l'article 2 de la proposition de loi. Un rapport annuel évaluant de façon systématique la situation de l'enfant au regard du désintérêt ou du délaissement parental serait une très bonne chose. En effet, ce sont les travailleurs sociaux qui sont les mieux à même de savoir s'il est pertinent, à un moment de l'histoire du mineur dont ils ont la charge au quotidien, de saisir la juridiction pour obtenir un abandon judiciaire.
Une autre de mes propositions vise à créer un livret individuel de l'enfant sur lequel les travailleurs sociaux consigneraient, de façon chronologique, chaque contact ou visite des parents, afin de pouvoir calculer avec précision le délai d'un an prévu par l'article 350 pour la demande de déclaration d'abandon. Cela permettrait de réduire les délais de saisine de la juridiction qui sont actuellement trop longs, en moyenne deux à trois ans après constatation du délaissement parental ou du désintérêt manifeste.
Enfin, mon avis est réservé sur l'article 5 de la proposition de loi, qui tend à réformer l'adoption simple en la rendant irrévocable durant la minorité de l'adopté. Cette modification entraînerait en effet une confusion entre les deux types d'adoption – simple et plénière – en les rendant très proches, et brouillerait encore plus le paysage de l'adoption.
En outre, cette modification va à contre-courant des systèmes juridiques de nombreux pays européens, des États-Unis et du Canada, où l'adoption ouverte repose sur un triangle adoptif – enfant, parents adoptifs et famille biologique – qui, lorsqu'il fonctionne bien, est un gage d'épanouissement pour l'enfant ainsi que de stabilité et d'intégration dans la famille adoptive.
Par ailleurs, l'irrévocabilité induirait une fausse sécurité juridique ou psychologique car, n'étant pas un rempart contre les échecs de l'adoption, elle ne servirait pas l'intérêt de l'enfant. Elle pourrait même être, au contraire, un obstacle pour concevoir un nouveau projet pour l'enfant en cas de non-intégration de celui-ci dans sa famille adoptive.
De plus, l'irrévocabilité me semble être un mauvais signal à l'adresse des pays d'origine qui ne connaissent que l'adoption simple, puisque l'enfant ne pourrait pas retrouver sa famille naturelle en cas d'échec. Cette situation serait susceptible de freiner l'adoption internationale.
Enfin, l'irrévocabilité, en créant une fausse sécurité psychologique des adoptants, entraînerait une mise à distance trop importante de la famille naturelle, ce qui n'est pas la meilleure des choses pour la construction identitaire de l'enfant.