La situation en Égypte est caractérisée par un haut degré d'incertitude, ce qui peut paraître étonnant après une période de transition de onze mois. Les milieux les plus informés ont du mal à faire des projections et les acteurs les plus influents sur le terrain sont réduits à une grande part d'improvisation : même s'ils définissent relativement bien leurs intérêts et leurs objectifs, ils peinent à déterminer comment les défendre ou les atteindre.
Cet état de fait appelle une grande prudence : si les médias tendent à conclure qu'on passe d'un printemps arabe à un hiver islamique ou d'un avortement du processus de transition en faveur d'un retour en force des réactionnaires, l'avenir de la région est largement indéterminé : de multiples évolutions sont possibles. Il conviendra de suivre très attentivement la situation complexe de chacun de ces pays, d'autant plus complexe qu'existent de fortes interactions entre eux.
Une particularité de l'Égypte tient au mythe d'une société homogène, qui est profondément ancré dans les perceptions du pays, mais aussi dans la façon dont sa société a de se concevoir, alors qu'elle est fondamentalement divisée selon une logique de classes, de confessions, d'identités régionales, de corporatismes ou de courants de pensée religieux.
Le pays est à cet égard marqué par un déni et une volonté de reporter l'expression, et donc la résolution, des conflits qui en dérivent , contrairement à la plupart des autres États de la région, qui ont du faire face d'emblée à leurs démons. Ainsi, en Tunisie, l'enjeu essentiel est le sécularisme de l'État, en Libye, les identités régionales, à Bahreïn, le principe d'un régime proche de l'apartheid dominé par les sunnites au détriment d'une vaste majorité chiite, et en Syrie, le sectarisme et la position du pays dans les rapports de forces régionaux.
Les militaires au pouvoir ont remporté un succès assez ambigu à cet égard, en parvenant à contenir la manifestation de toutes ces divisions ou tensions, mais en reportant leur expression toujours plus loin dans l'avenir. Cela peut faire craindre le risque d'une explosion à terme, lorsque chacune de ces tensions parviendra à maturité.
Les trois acteurs principaux vivent dans un certain fantasme d'unanimisme. Ainsi, l'armée prétend incarner la volonté populaire quels que soient les résultats électoraux. Les islamistes voient, de leur côté, le processus de transition comme une mise en conformité avec leurs propres valeurs, dont une société où l'islam s'exprime sur un mode très normatif – confinant à une forme de « bigoterie » –, allant bien au-delà de ce que l'on observe ailleurs dans la région, exceptées les monarchies du Golfe. Ils sont, par exemple, incapables de conceptualiser la question des coptes, qui représentent environ 10 % de la population et qu'ils essaient au fond d'exclure de leur pensée. Enfin, les libéraux vivent dans le fantasme hérité de la révolution de février, ce moment de grâce, d'union nationale, qu'ils cherchent constamment à réveiller et à reproduire au travers d'un imaginaire et d'une esthétique nationalistes, qui ne touchent que des cercles assez restreints.
On assiste donc à une polarisation autour de trois acteurs et, par conséquent, de trois lectures de la révolution. Les militaires ont perçu celle-ci comme une réaction à la question de la succession – le passage du pouvoir du père au fils – avec toutes ses implications, notamment le modèle économique que Gamel Moubarak cherchait à introduire et l'émergence de nouvelles élites autour de ce modèle faisant concurrence aux intérêts de l'armée. Pour les islamistes, cette révolution représentait l'occasion de faire sauter un verrou permettant enfin l'expression de leur doctrine : ils se situent aujourd'hui dans la continuité de leurs perspectives antérieures, soit une volonté d'islamisation de la société sur le mode de la prédication, mais sans programme politique clair à ce stade. Quant aux libéraux, ils conçoivent la révolution comme l'occasion d'une transformation radicale du système politique, sans définir précisément le contenu qu'ils entendent donner à celui-ci. Ils sont donc perçus comme une jeunesse plutôt anarchiste buttant contre le système hérité de l'ancien régime et s'enfermant dans une certaine nostalgie du moment de grâce de février.
Une autre particularité de la situation en Égypte tient à la nature hybride du processus de transition. Il ne s'agit ni d'un processus démocratique – dans la mesure où les militaires aimeraient autant que possible contenir les conséquences d'un vote islamiste –, ni d'un phénomène de restauration d'un ordre antérieur – même si les militaires en avaient l'envie, un tel projet s'avérerait rapidement impossible –, ni d'une guerre ouverte entre les trois principaux acteurs. Il s'agit plutôt d'un conflit larvé, dont les conséquences peuvent inquiéter, notamment au vu d'une autre particularité : le gigantisme de la société égyptienne.
Ainsi, les libéraux sont relativement peu nombreux, notamment au regard des résultats électoraux, mais un pourcentage minime de la société suffit à avoir un impact considérable : pour remplir la place Tahrir, il faut 200 000 personnes, soit 1 % de la population du Caire !
Bien que les libéraux soient décrits par le pouvoir comme une frange de trublions n'ayant rien à proposer, les militaires n'apportent pas de réponse à la question de la mobilisation. Or celle-ci peut prendre forme très rapidement au sein de ce courant – avec les conséquences tragiques que l'on a pu constater au cours des derniers jours. Le gouvernement ne peut donc ignorer ce dernier.
Les islamistes et les militaires sont au contraire de grands acteurs, hégémoniques, avec de profondes racines sociales, dont les programmes respectifs sont difficiles à concilier. L'issue des rapports de force entre ces deux colosses n'est pas facile à prévoir.
Enfin, l'Égypte est marquée par une autre particularité : un stress économique plus important que dans des pays comme la Libye, la Tunisie ou la Syrie, sans parler des pays du Golfe. Beaucoup doivent travailler pour gagner de quoi manger le jour même. Cette tension économique ne s'est pour l'instant pas exprimée. Cependant, si la société a fait preuve d'une certaine retenue, on peut s'attendre en 2012 à ce que la crise économique vienne s'ajouter à – voire prenne le dessus sur – des considérations politiques.
L'Égypte avait en février une image de bon élève, en raison de sa prétendue homogénéité et de l'existence d'institutions fortes, notamment l'armée, et d'une société civile, mais on peut aujourd'hui se demander si elle deviendra un modèle pour la région ou au contraire un repoussoir.
Deux questions méritent par ailleurs une attention particulière : la politique étrangère du pays et l'islamisme.
En ce qui concerne la politique étrangère, on observe d'abord, s'agissant du conflit central israélo-palestinien, que la société égyptienne est relativement peu mobilisée, en dépit d'une frontière commune avec Israël. Jusqu'à présent, on n'a pas assisté à quelque mobilisation que ce soit à ce sujet. Lorsque l'ambassade d'Israël a été prise d'assaut il y a quelques semaines, c'était en réaction à des tirs israéliens sur des soldats égyptiens.
Il existe, au sein de la société égyptienne, un consensus sur deux points : le rejet de toute remise en question de l'accord de paix avec Israël, ou de tout retour à une dynamique de conflit avec ce pays – dont les Égyptiens connaissent bien le prix –, et le refus de toute normalisation des relations avec lui. Entre ces deux bornes, il y a toute une gamme de postures possibles, que tout système politique émergent devra explorer, sachant que les positions auront tendance à être plus dures en période de crise.
À cet égard, la région a été marquée par le fait que les régimes pouvant jouer le rôle de tampon et contenir l'expression de l'opinion publique dans ce type de période ont disparu. Si Israël devait lancer une opération majeure à Gaza comme en fin 2008-début 2009, les répercussions seraient beaucoup plus importantes.
On assiste pour l'instant à un mouvement d'émancipation progressive, avec une Égypte qui fait preuve d'une capacité d'initiative qu'elle avait perdue au cours de ces dernières années. On a pu le constater à l'occasion des négociations sur l'échange de nombreux prisonniers palestiniens contre le soldat Gilad Shalit et des efforts de réconciliation entre le Fatah et le Hamas, qui avaient butté jusqu'à présent sur une certaine volonté de conciliation vis-à-vis des États-Unis et d'Israël – l'Égypte faisant sur ces questions plutôt le jeu de ces pays qu'elle ne défendait sa propre politique. Aujourd'hui, émerge au contraire une capacité à définir des intérêts égyptiens et à mettre en oeuvre des politiques à leur service.
On observe aussi une évolution au sein de la Ligue arabe, qui retrouve une étonnante capacité à agir après des années d'inertie.
S'agissant de l'islamisme, on peut dire s'il n'a pas remporté la partie – laquelle se déroulera en de nombreuses manches –, qu'il a gagné le droit de jouer.
Il bénéficie à cet égard de plusieurs avantages, à commencer par la situation léguée par les régimes à travers la région, qui n'ont autorisé l'émergence d'aucune alternative politique ni permis la consolidation d'une société civile – n'existait pour l'essentiel qu'une société civile islamiste prenant en charge un certain nombre de fonctions sociales délaissées par des gouvernements recentrés autour des intérêts prosaïques d'une élite restreinte. Ils n'ont pas non plus permis l'émergence d'un corps bureaucratique autonome. La quasi-absence de personnalités technocratiques crédibles est à cet égard particulièrement frappante dans les processus de transition de la région, même s'il existe quelques figures d'exception – tel Mohamed el-Baradei en Égypte, Moncef Marzouqi en Tunisie ou Burhan Ghalioun en Syrie –, qui ont le plus souvent acquis une réputation à l'étranger avant de se constituer une quelconque base sociale sur le terrain.
Mais ils ont aussi de nombreux handicaps. D'abord, les échecs qu'ils ont connus dans la région : en Algérie, au Soudan, en Irak ou, dans une certaine mesure, à Gaza ; à cet égard, le modèle saoudien n'est pas plus tentant pour l'opinion publique arabe que le modèle iranien. Reste le modèle turc, qui est séduisant précisément parce que tout le monde se passe de bien le définir.
Deuxième handicap : la difficulté des islamistes à se couler dans la nouvelle ère qui vient de s'ouvrir : ils évoluent peu dans leur façon de penser et en restent pour l'instant à une notion de triomphe sans bien définir ce qu'ils comptent en faire concrètement.
Je pense par ailleurs qu'ils vont très rapidement se laisser rattraper par leurs divisions, que ce soit celles entre les sunnites et les chiites, une fracture que l'on voit se renforcer de manière spectaculaire ces dernières semaines, ou entre les différents courants de pensée de l'islam sunnite, comme les Frères musulmans et les salafistes en Égypte.