Il convient d'abord de dissiper un malentendu sur la prise en charge du pouvoir par l'armée au début du mouvement de contestation égyptien.
Depuis le départ d'Hosni Moubarak le 11 février dernier, le Conseil suprême des forces armées (CSFA) concentre tous les pouvoirs : il a suspendu la Constitution, procédé à la dissolution du Parlement et s'est octroyé la possibilité de légiférer par décret.
À la différence de la Tunisie où elle joue un rôle mineur, l'armée constitue en Égypte un pilier essentiel du régime, d'où l'ambiguïté du mouvement, qui a consisté à la faire passer pour une alternative ou, en tout cas, un élément extérieur au système politique de l'ancien Président Moubarak.
Avant le mouvement de janvier dernier, l'armée était déjà critique sur l'avenir du pays et très réticente vis-à-vis du scénario de transition dynastique préparé par le président Moubarak depuis le début des années 2000 – elle lui en avait d'ailleurs fait part. D'abord, elle ne voulait pas de son fils, Gamel Moubarak, en raison du caractère dynastique de cette transition et parce que celle-ci aurait profité à un civil. Deuxièmement, elle était hostile aux groupes d'hommes d'affaires et de réformateurs économiques entourant le fils du président, dont l'action, notamment économique, lui paraissait dangereuse dans la mesure où elle pouvait déstabiliser la société en créant des tensions sociales. Enfin, cette action se singularisait par des abus en matière de corruption qui semblaient aux militaires susceptibles de générer des troubles que Gamel Moubarak, à leur sens, n'aurait pas été capable de contenir.
Aussi, lorsque la situation s'est emballée, l'armée a saisi la balle au bond pour se débarrasser de celui-ci et de son entourage, quitte à devoir, au moins dans un premier temps, exercer le pouvoir – ce qui n'est sans doute pas au départ l'option qu'elle aurait privilégiée, les militaires préférant être en seconde place.
Elle a souhaité garder le contrôle de la situation, le temps de négocier avec un pouvoir civil la garantie de trois priorités essentielles, faute desquelles elle n'acceptera probablement pas de céder le pouvoir et de retourner dans ses casernes. Il s'agit d'abord de conserver ses prébendes et l'énorme empire économique sur lequel elle a la main – les militaires détiennent en effet une partie importante des terres, possèdent un réseau industriel de distribution, sont les premiers bénéficiaires de l'aide annuelle octroyée par les États-Unis – soit 1,3 milliard de dollars sur un total de 1,7 milliard – et disposent d'une part conséquente du budget.
Deuxième priorité : éviter une escalade avec Israël, en liaison avec les États-Unis, avec lesquels elle entretient une relation privilégiée. D'autant que la disparité des forces avec ce pays serait à son désavantage.
Dernière priorité : s'assurer que les militaires échappent à toute procédure judiciaire et bénéficient d'une immunité pour leurs exactions passées et actuelles.
Le problème est que les militaires n'avaient pas l'intention de gérer directement les affaires de l'État : ils se sont donc trouvés dans la situation inconfortable d'assurer l'ordre public tout en cherchant à garder cette aura de soutien à la révolution dont ils avaient su habilement se parer au début des événements. Ils ont par ailleurs été confrontés à la dégradation de la situation économique et à un noyau de jeunes activistes très déterminés qui, ayant compris que la révolution n'avait pas abouti et qu'il fallait aller de l'avant, n'ont cessé de formuler de nouvelles revendications. Les militaires y ont cédé au cas par cas et de manière assez maladroite, car avec un temps de retard, sans enrayer véritablement la contestation.
La façon dont ces jeunes ont été perçus par la population a alors changé : au moment du déclenchement des troubles, on a vu une véritable adhésion populaire autour de leur mouvement, lequel a été ensuite rejoint par les islamistes et des gens ordinaires exprimant leur rejet du système existant.
Mais ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui : les troubles restent très circonscris et la population, qui demeure attachée aux forces armées, voit d'un oeil critique ces agitateurs, auxquels elle reproche d'entretenir le pays dans l'instabilité en empêchant un redémarrage économique.
Alors que la situation s'est dégradée au fil des mois entre les militaires et les jeunes activistes, ceux-ci sont de plus en plus isolés et, en dépit de la violence de la répression relayée par les médias, leur cause semble perdue au moins dans l'immédiat.
Il sera en revanche plus difficile pour les militaires de contrôler les islamistes, qui ont une capacité de mobilisation beaucoup plus importante. C'est d'ailleurs l'implication des Frères musulmans et des salafistes qui avait fait basculer le mouvement au début de l'année. Or les islamistes se sont retirés de ce mouvement pour laisser se dérouler le processus électoral, dont ils savaient qu'il leur serait largement favorable. Plutôt que d'entrer dans une confrontation directe avec les militaires, avec le risque de bloquer les élections dans un scénario du type de celui qu'a connu l'Algérie, ils ont préféré adopter une stratégie de profil bas.
Les militaires ont compris que les Frères musulmans constituaient pour eux le principal danger, d'où leur volonté de leur opposer plusieurs contre-feux.
D'abord, en laissant se multiplier les formations politiques islamistes concurrentes : ils ont non seulement accepté la création d'un parti des Frères musulmans – Liberté et Justice – mais aussi laissé se constituer plusieurs partis salafistes et un parti soufi.
D'autre part, ils ont essayé de faire adopter plusieurs articles « supra-constitutionnels » dans le cadre d'un calendrier politique assez complexe, jalonné de plusieurs étapes : les élections législatives, la constitution d'un comité chargé de rédiger la prochaine constitution, l'élection du Conseil consultatif – qui équivaut à peu près à notre Sénat –, la rédaction de la Constitution dans les six mois suivants, puis l'élection du Président de la République. On comprenait tacitement que si l'on devait attendre les élections pour mettre en place un comité constituant, c'est que ce dernier devait être une émanation du futur parlement.
Les militaires ont fait passer des articles qui « détricotaient » progressivement cet agencement. Il s'est d'abord agi d'affirmer la nature civile d'un État respectant le multipartisme et garant des droits des minorités, tout en récupérant l'article 2 de la précédente Constitution, qui dispose que la loi islamique est la principale source de la législation – sachant que cette disposition n'est pas nouvelle puisqu'elle prévaut depuis Anouar el-Sadate. Cette première série de mesures avait déjà suscité une certaine agitation dans les rangs des activistes.
Quant à la deuxième série d'articles « supra-constitutionnels », présentée début novembre, elle constituait clairement une entrave aux prérogatives du futur parlement. Elle comportait deux volets.
Le premier consistait à définir la composition du comité chargé de rédiger la future Constitution : il prévoit que sur les 100 membres que celui-ci comportera, 20 seulement seront issus du prochain parlement, les 80 autres étant nommés par les militaires. Pour les islamistes, cela a constitué un casus belli, dans la mesure où cela revenait à saboter leur capacité à influer sur la vie politique et à les priver de leur victoire électorale.
Le second volet tendait à retirer au Parlement le droit de contrôler le budget des militaires et à délimiter les conditions de la déclaration de guerre – celle-ci devant préalablement être approuvée par l'armée.
Alors que le premier volet a provoqué la colère des islamistes, le second a suscité celle des jeunes révolutionnaires, qui ne veulent pas entendre parler de prérogatives spécifiques pour l'armée – qui leur apparaissent comme un prolongement de la situation actuelle, laquelle s'apparente pour eux davantage à un coup d'État qu'à une transition démocratique en bonne et due forme. D'où le déclenchement des affrontements actuels.
Mais, en se retirant des confrontations de rue, les islamistes, privilégiant le processus électoral, ont entraîné l'isolement des jeunes activistes à l'origine du mouvement.
Cela étant, en l'état actuel des choses, les islamistes et les militaires ont plutôt intérêt à s'entendre. Les premiers, parce qu'ils ne peuvent s'attirer l'opposition ouverte de l'armée, qui pourrait être tentée de réaliser un coup d'État, et qu'ils ont besoin d'elle pour assurer le maintien de l'ordre. Les seconds, pour préserver le processus démocratique engagé depuis un an et par peur de la capacité de mobilisation des Frères musulmans – qui pourrait donner au mouvement de contestation une toute autre dimension.
Le plus vraisemblable est donc que ces deux acteurs arrivent à trouver un accord. Il s'agit en fait du scénario le plus positif : il permettrait d'aller de l'avant et de sortir du processus électoral actuel par le haut.
Deux évolutions de ce scénario « démocratique » sont possibles. Dans un premier temps, si on leur laisse accéder au pouvoir après les élections, les Frères musulmans joueront la carte de l'ouverture en s'alliant avec les partis libéraux, de manière à rassurer la communauté internationale, à préserver un certain consensus au sein de la population et à rasséréner les coptes et les libéraux. Mais si la situation socio-économique continuait à se dégrader, les salafistes feraient figure de véritables opposants – ils auraient en quelque sorte gardé leur virginité politique. Les Frères musulmans pourraient alors être tentés de changer de stratégie et de radicaliser leurs positions en se lançant dans une surenchère dans le domaine de la moralité islamique.
Un deuxième scénario consisterait en un coup d'État effectif de l'armée. Le troisième, improbable compte tenu de la présence de l'armée, dans l'instauration d'une République islamiste. Enfin, on ne peut écarter le scénario du chaos, marqué par une situation totalement incontrôlée, des troubles récurrents et l'incapacité d'un système politique cohérent à se mettre en place.