Je suis très honoré de votre invitation même si, n'étant pas historien, je ne suis peut-être pas tout à fait à ma place parmi vous. J'ai certes invité Paul Ricoeur au Forum organisé par Le Monde, l'université du Maine et la ville du Mans, mais je suis avant tout un journaliste. En tant que tel, je suis attentif à l'air du temps, lequel me semble rempli de ce fameux « devoir de mémoire » qui consiste selon moi à percevoir comme un impératif moral et politique l'attention soutenue et systématique aux événements passés. Cette volonté mémorielle s'explique peut-être par cette crise de l'horizon d'attente dont parlait François Dosse. Dans Instantanés, Roger Grenier écrit quant à lui : « Les morts tombent de plus en plus vite dans l'oubli, une perte de mémoire qui me semble une des plus graves maladie de notre époque. » Revenir sur le passé doit permettre d'en guérir. Cette démarche me semble positive, à condition qu'elle soit conduite selon certaines règles et qu'elle ne devienne pas obsessionnelle. Si, en effet, le souvenir peut être entaché de nostalgie ou de ressentiment, il peut également favoriser la reconstruction de soi et l'apaisement. C'est cela, à mon avis, la « juste mémoire ».
Lors de ce Forum, Paul Ricoeur ne s'est pas livré à une apologie de l'oubli, même si son discours était sans doute un peu provoquant. Des malentendus se sont d'ailleurs fait jour, et jusque dans la publication des Actes puisque le philosophe m'avait demandé d'ajouter un post-scriptum à sa communication indiquant qu'il avait été indigné par le compte rendu qu'en avait fait Le Monde, lequel l'avait accusé de prôner l'oubli. Ricoeur disait vouloir refuser « cette méchante querelle » et avait alors dénoncé les « stratégies d'omission et d'évitement » : « une forme d'oubli peut être légitimement évoquée », disait-il, mais elle ne doit pas se confondre avec « un devoir de taire le mal » ; il s'agira bien plutôt de le « dire sur un ton apaisé, sans colère ». Ricoeur, enfin, avait opposé l' « oublieuse mémoire de la vie ordinaire » à l' « inoublieuse mémoire du ressentiment, de la haine et de la vengeance ».
Le devoir de mémoire doit permettre de réconcilier la société avec elle-même à partir de la reconnaissance de ses fautes, de ses torts ou de ses crimes à l'endroit de telle ou telle de ses communautés mais également sur la base de la reconnaissance des souffrances ou des injustices subies par tel ou tel groupe. Il doit aussi contribuer au renforcement de la vigilance face à d'éventuels renouvellements de ces actes et insister sur les valeurs auxquelles la société est attachée. Du passé, il faut aussi bien connaître ses aspects glorieux que ceux qui sont condamnables car on ne bâtit rien de bon sur le mensonge, fût-ce par omission. Comme l'a dit le Président de la République dans le discours qu'il a prononcé lors de la commémoration de l'abolition de l'esclavage : « Regardons cette histoire telle qu'elle a été, regardons-là lucidement car c'est l'histoire de France ». Une fois n'est pas coutume : c'était une excellente formule (Sourires).