Mes chers collègues, le 29 janvier 2001, il y a plus de dix ans maintenant, j'étais à cette tribune avec la même émotion et la même détermination. Ce jour là, nous avons voté à l'unanimité la loi qui reconnaissait l'application du terme de génocide à la tragédie vécue en 1915 par le peuple arménien. Aujourd'hui, nous sommes appelés à adopter les sanctions qui font passer de l'invocation à la puissance.
Comme Renaud Muselier, je voudrais rappeler quelques-uns des propos que je tins alors à cette tribune :
« La vérité historique finit toujours par s'imposer, mais il y a aussi, en l'occurrence, un peuple exceptionnel qui a choisi de faire de la France, au moment le plus désespéré de son histoire, sa terre d'accueil, son refuge où il allait tenter de panser ses plaies, sans pour autant oublier. Si les premières générations ont gravé au plus profond d'elles-mêmes les images – les plus atroces qui soient – de la disparition des leurs, elles ont su aussi les transmettre aux générations nouvelles, dans l'attente que leur nouvelle patrie, la France, prenne l'initiative, que nous prenons enfin ensemble aujourd'hui, la seule capable d'ouvrir la voie de la réconciliation et de contribuer à une paix durable et constructive avec la Turquie. »
J'ajoutais : « L'histoire du peuple arménien se confond aujourd'hui avec la nôtre. C'est pourquoi nous devons être encore plus fiers d'être Français en votant le présent texte. » Pour conclure : « En aucun cas, ce débat ne doit être interprété comme une offense au peuple turc. Ce nouveau millénaire doit être l'occasion pour les peuples qui se sont déchirés de se réconcilier. C'est notre tâche, c'est le rôle de la France. Je suis convaincu qu'aujourd'hui, en rendant sa dignité au peuple arménien, nous contribuons à cette indispensable entreprise de réconciliation. » C'était le 29 janvier 2001.
Aujourd'hui, grâce à notre rapporteure, Valérie Boyer, à la commission des lois, au Président de la République, et avec l'accord du Gouvernement, nous sommes appelés à adopter les sanctions qui font passer de l'invocation à la puissance.
Et vraiment, je ne vois pas quels arguments peuvent s'y opposer.
Juridiquement, nous sommes absolument fidèles à l'esprit et à la lettre de l'ensemble des règles internationales et nationales qui régissent la répression des crimes contre l'humanité et de leur apologie.
Scientifiquement, je ne sache pas qu'il y ait un débat où se trouveraient en présence deux hypothèses, fondées sur des documents, qui tiendraient la balance égale entre deux interprétations des faits, l'une selon laquelle il n'y aurait pas eu génocide, et une autre selon laquelle il aurait eu lieu. Le débat, si l'on peut appeler ainsi ce sinistre décompte, me semble aujourd'hui limité non plus à la qualification des faits, mais au nombre de morts.
Les historiens le disent : il y eut un massacre planifié selon des critères ethniques. Les juristes le disent : en droit, un massacre planifié selon des critères ethniques s'appelle un génocide. La loi, notre loi de 2001, ne se substitue donc pas à un débat entre historiens. Elle en enregistre les conclusions.
Moralement enfin, je reste convaincu que ce texte a une double et juste portée.
Il dit à tous les Français d'origine arménienne, ou de la diaspora - et je pense en particulier à tous ceux qui, depuis un siècle, ont apporté leur pierre à la prospérité de cette ville qui m'a vu naître, moi, fils d'immigré italien, et grandir avec mes frères arméniens - qu'on ne peut impunément cracher à la face de leur douleur. En septembre dernier, j'ai inauguré à Nice, en présence de sa fille, une stèle commémorative dédiée au poète arménien Roupen Sevag. Francophile et de ce fait ami de la liberté, Roupen Sevag fut, comme tant d'autres, assassiné en 1915.
Or, mes chers collègues, je ne connais pas de poète assassin, je ne connais pas de poète comploteur, je ne connais pas de poète terroriste, à moins qu'aimer le printemps de sa patrie ne soit un crime.
Donc, aucun des crimes qui furent invoqués pour assassiner cet homme, et avec lui tant d'autres hommes et femmes, vieillards et enfants, ne me paraît crédible, à moins de considérer que le fait d'être Arménien, en 1915, dans l'Empire ottoman, constituait en soi un crime. Et je crois bien que ce fut, hélas, le cas.
Ce texte dit aussi au peuple turc que les nations se grandissent toujours en assumant tout autant leurs forces que leurs faiblesses. Ce courage lucide est un acte évident de maturité démocratique, que chacun, en Europe, la France y compris, a posé au fil de son histoire et notamment du XXe siècle. Il n'est pas de courage qui ne soit accompagné de peur, ni de lucidité qui n'ait un goût amer, chacun d'entre nous, dans sa propre vie, peut en témoigner.
Cette peur et cette amertume accompagnent souvent le passage de l'adolescence à l'âge adulte, comme le passage de la toute-puissance à la sagesse. Voilà, je crois, pourquoi, loin d'offusquer les vrais démocrates turcs, ce texte est à leur égard une main tendue.