Comme vous venez de le rappeler, monsieur le président, j'ai été chargé par le Président de la République d'un travail préparatoire sur la révision du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008. Votre commission a jadis auditionné M. Jean-Claude Mallet, qui présidait alors la commission chargée de la rédaction de ce document, et vous savez donc qu'à la différence des précédents Livres blancs, celui de 2008 prévoit une actualisation régulière, selon une périodicité de quatre années. Cet élément a du reste été repris lors des débats sur la loi de programmation militaire qui a suivi.
Politiquement, la révision du Livre blanc ne peut intervenir qu'après les grandes échéances politiques de 2012 – élections présidentielle et législatives –, de sorte que ce n'est qu'au deuxième semestre de l'année prochaine que nous pourrons nous interroger sur ce qui peut et doit changer par rapport aux conclusions tirées en 2008.
Le second semestre de 2012 sera également marqué par l'élaboration d'un budget triennal pour les années 2013-2015 et d'une nouvelle loi de programmation militaire. Depuis 2009, je le rappelle, ces lois sont présentées au Parlement et votées tous les quatre ans même si leur durée est de six ans : il s'agit d'une programmation glissante. L'actualisation du Livre blanc devra donc se faire dans une période très contrainte. Afin de faciliter cette tâche après l'élection présidentielle, le Président de la République m'a demandé d'entamer dès à présent un travail destiné à planter le décor du contexte stratégique. Ce travail, qu'il était prévu de terminer pour la fin de cette année, sera plus vraisemblablement achevé en janvier prochain, compte tenu de la charge qu'il représente. Il donnera lieu à un document qui sera rendu public au début de l'année prochaine après avoir été approuvé en Conseil de défense et de sécurité nationale.
Afin de mener à bien l'exercice demandé par le Président de la République, quatre groupes de travail ont été constitués, consacrés respectivement aux recompositions géostratégiques, aux architectures de sécurité collective et outils de gestion de crise, aux risques et menaces auxquels sont confrontées nos sociétés, comme la prolifération, le terrorisme ou la cybermenace, et – chose nouvelle – aux enjeux économiques et sociétaux, concernant notamment la crise économique et financière, l'accès aux ressources, l'aide au développement et l'acceptation sociale des enjeux de sécurité et de défense.
Ces quatre groupes de travail se sont réunis jusqu'au début du mois de novembre. À la fin du mois d'octobre, nous avons organisé un séminaire international réunissant des experts français et étrangers, ces derniers nous permettant de disposer d'un regard extérieur indispensable dans un exercice de cette nature. Les groupes de travail avaient un caractère institutionnel : sollicitant les ministères concernés – principalement ceux de la défense, des affaires étrangères, de l'intérieur, et de l'économie –, ils étaient présidés par de hauts fonctionnaires et des officiers généraux issus de ces ministères. J'étais chargé de la coordination de ce travail typiquement interministériel.
Au-delà de ce travail préparatoire, des consultations ont été menées avec nos partenaires allemands et britanniques, sur la base de questionnaires et d'entretiens qui nous ont permis de recueillir leurs réactions sur diverses thématiques et sur les observations que j'avais moi-même formulées à propos des résultats de nos premières analyses.
Si le Parlement a participé à l'élaboration du Livre blanc, comme il participera, je l'espère, à sa réactualisation en 2012, la portée plus restreinte de l'exercice et la contrainte des délais n'ont pas permis d'associer des représentants de l'Assemblée nationale et du Sénat à ce travail institutionnel réalisé au sein de l'administration. En revanche, il a semblé nécessaire d'informer les commissions compétentes des deux assemblées et de recueillir leurs observations avant la finalisation du document de synthèse final. Vos remarques seront donc particulièrement bienvenues. Elles nous permettront, le cas échéant, d'infléchir certains aspects du document en préparation.
Après ces considérations de méthode, j'en viens au fond des choses.
Il faut tout d'abord signaler que l'analyse stratégique menée en 2008 est très largement confirmée. J'en citerai quelques exemples.
La mondialisation, phénomène essentiel relevé en 2008, demeure un paramètre central de la donne stratégique mondiale. Aujourd'hui encore, les revers de la mondialisation induisent des incertitudes stratégiques qui peuvent être inquiétantes pour nos intérêts, pour l'Europe et pour le monde occidental.
L'identification de quatre zones critiques pour la France, parmi lesquelles se dessinait un arc de crise allant de l'Atlantique à l'océan Indien, reste également pertinente. Cet arc de crise demeure une zone d'intérêt de sécurité prioritaire compte tenu des tensions et des incertitudes qui l'affectent – qu'il s'agisse de la zone du Sahel, déjà identifiée en 2007-2008 comme porteuse de dangers du fait de la montée d'Al-Qaida au Maghreb islamique et des événements importants qui se sont produits depuis 2008 dans cette région ou au Moyen-Orient. Cette zone proche – parfois à nos portes – et avec laquelle nous entretenons, comme en Afrique du Nord, des liens intimes, est importante pour nous.
Les vulnérabilités nouvelles identifiées en 2008 pour le territoire et les citoyens européens demeurent. C'est le cas notamment du terrorisme – sur lequel je reviendrai tout à l'heure –, de la menace balistique, de la cybermenace, des grands trafics, des risques naturels et sanitaires et des risques technologiques, illustrés par l'accident de Fukushima.
L'idée d'une continuité entre sécurité intérieure et extérieure et d'une interconnexion croissante des menaces et des risques a été validée par les faits depuis l'élaboration du Livre blanc.
Enfin, la pertinence du concept de stratégie de sécurité nationale, grande novation du Livre blanc de 2008 par rapport aux Livres blancs précédents, centrés sur la défense, nous semble confirmée. Cette stratégie reste le cadre structurant de notre politique de défense et de sécurité.
Depuis 2008, le panorama stratégique dressé par le Livre blanc a cependant évolué.
Il a tout d'abord connu des évolutions politiques et stratégiques majeures touchant le monde arabe. Le « printemps arabe » ou les révoltes arabes sont des événements considérables du fait de la proximité de ces pays avec nos intérêts. Le cycle de recomposition politique du monde arabe dans lequel nous sommes entrés représente une rupture certes souhaitable, car elle a permis à ces peuples de s'exprimer, mais également porteuse d'incertitudes en termes stratégiques : c'est là un phénomène dimensionnant pour dessiner le contexte stratégique de la politique de la France.
En deuxième lieu, la reconfiguration de l'équilibre des puissances, déjà observée en 2008, où commençait à prendre forme la notion de « pays émergents », s'est accélérée sous l'effet de la crise économique et financière. On observe notamment une consolidation de la dynamique chinoise et l'affirmation de nouvelles puissances, comme l'Inde et le Brésil. Par ailleurs, au-delà des fragilités structurelles qui continuent de l'affecter, le continent africain connaît une dynamique politique, économique et démographique qui pourrait le repositionner sur la scène internationale.
Le troisième élément marquant du paysage stratégique depuis 2008 est l'achèvement de la séquence stratégique américaine dessinée après le 11 septembre 2001et marquée par une décennie d'intervention militaire, en Afghanistan et en Irak, sur un mode essentiellement contre-insurrectionnel. L'Amérique, tirant les conséquences de la montée de la Chine, se tourne aujourd'hui davantage vers le Pacifique. Elle subit également les effets de la crise économique et financière, qui se traduisent notamment par une diminution de son budget de la défense. Cette diminution, qui sera au minimum de 450 milliards de dollars sur dix ans, pourrait être deux fois plus importante selon les divers scénarios envisagés. Pour relativiser les chiffres, il faut cependant observer qu'une telle réduction ne ferait que ramener approximativement le budget américain de la défense à son niveau des années 2000. Il n'en reste pas moins que cette évolution aura des répercussions sur l'Europe, notamment sur l'Alliance atlantique.
Un autre élément important est le terrorisme, toujours présent et parfois plus dangereux encore pour nous, notamment dans la zone sahélienne, où AQMI continue de monter en puissance, profitant d'opportunités liées à des situations qu'elle n'a pas provoquées, comme l'affaire libyenne, ou se rapprochant de Boko Haram, au Nigeria. AQMI opère dans une zone à laquelle nous nous intéressons beaucoup et dans un contexte qui l'a conduite à faire de la France l'un de ses ennemis principaux, ce qui induit pour nos ressortissants dans la région et pour le territoire français des risques contre lesquels nous devons nous protéger. Certains mouvements affiliés à Al-Qaida restent très dangereux, comme dans la péninsule arabique, en Afghanistan et au Pakistan. Cependant, ce que les spécialistes désignent comme « Al-Qaida central », noyau autrefois dirigé par Ben Laden et dessinant une stratégie qui se voulait universelle selon un « agenda » de lutte globale et de choc des civilisations, est désormais très affaiblie par la mort de Ben Laden. Il s'agit là en effet d'un événement considérable non seulement sur le plan symbolique – ce qui compte déjà beaucoup dans une lutte idéologique –, mais aussi sur le plan opérationnel, même si les effets n'en sont pas immédiatement observables. L'organisation n'est désormais plus centralisée, capable de mener des opérations telles que celle du 11 septembre, mais elle est plus fragmentée, plus diffusée sur l'ensemble des territoires et plus ancrée dans des problématiques régionales, comme c'est le cas pour le Maghreb, la péninsule arabique, le Pakistan et l'Afghanistan. Globalement, donc, l'importance stratégique de cette organisation doit être remise en perspective depuis les analyses réalisées en 2007 et 2008.
Enfin, Fukushima a des conséquences qui, au-delà des débats engagés dans plusieurs pays – dont le nôtre – sur les politiques énergétiques et la place du nucléaire, portent sur la conception de la gestion de crise. En effet, le Livre blanc de 2008 ne porte pas seulement sur la défense, mais également sur la sécurité nationale et prend donc largement en compte la dimension de la protection des populations. Il convient ainsi d'envisager non seulement les risques de nature militaire, mais également les risques naturels et technologiques.
De ces éléments se dégagent diverses conséquences en termes d'enjeux structurants pour notre politique de défense et de sécurité dans les prochaines années.
Le premier thème est celui du maintien de notre autonomie stratégique comme ligne directrice pour notre politique de défense et de sécurité. Ce principe doit être décliné sur les plans politique, militaire, économique et industriel.
En deuxième lieu, notre politique doit aussi s'exprimer en cohérence avec un cadre multilatéral en transformation, marqué par l'émergence de certains pays, laquelle se traduit également dans les forums multilatéraux, notamment à l'ONU. La réforme du Conseil de sécurité n'est toujours pas faite et n'est probablement pas pour demain. Sur cette question très compliquée, la position très avancée de la France, favorable à un élargissement de la composition du Conseil de sécurité, n'est pas partagée par tous les membres permanents de cette instance, mais le paysage change : les pays émergents se font davantage entendre et peuvent parfois même bloquer les décisions ou les rendre plus difficiles. Il faut également prendre en compte la montée des organisations régionales, comme la Ligue arabe, qui joue notamment un rôle essentiel dans la crise syrienne, ou l'Union africaine.
En troisième lieu, il convient de prendre en compte les risques et les menaces affectant les territoires et les populations. Ainsi, la cybermenace, évoquée pour la première fois par le Livre blanc de 2008, est considérablement montée en puissance et devient structurante sur le plan stratégique pour nos politiques de défense. La cybermenace ne vise pas seulement nos intérêts industriels et commerciaux car elle comporte également une dimension sécuritaire : en plus de la cybercriminalité et de l'espionnage, nous devons tenir compte des possibilités de sabotage et de l'utilisation de cette arme dans les conflits.
J'ai déjà évoqué les évolutions observées dans le domaine du terrorisme. Quant à la menace balistique, peu évoquée dans le Livre blanc de 2008, elle concerne essentiellement l'Iran et ne se limite pas au nucléaire.
Il faut également citer le développement des trafics et de la criminalité organisée, qui peut avoir une incidence très déstabilisatrice sur des pays fragiles, voire sur des pays d'une certaine taille, comme en Amérique centrale ou en Afrique de l'Ouest, avec des conséquences en chaîne sur la fiabilité de certains États.
Enfin, les risques naturels et technologiques peuvent également déclencher des crises majeures, comme je l'ai déjà indiqué en évoquant Fukushima.
La prévention des conflits continuera d'être un enjeu. Dans cette perspective, la France a substantiellement réaménagé son dispositif militaire depuis 2008. Pratiquement tous les accords de défense que nous avions conclus ont été renégociés ou sont en cours de renégociation avec les pays concernés.
La prévention des conflits, c'est une action résolue contre la prolifération et aussi l'approfondissement d'une approche sécurité-développement pour laquelle l'Union européenne dispose d'atouts indéniables.
Je conclurai en évoquant la défense européenne, structurante pour nos intérêts. Celle-ci se décline en trois volets.
Le premier est celui de la construction de la politique de sécurité et de défense commune au sein de l'Union européenne. Nous avons fait beaucoup pour faire avancer cette politique durant la présidence française de l'Union et le traité de Lisbonne a également fourni de nouveaux outils à cet égard. Force est cependant de constater que nous ne sommes pas aujourd'hui dans une phase particulièrement riante du développement de cette politique. La position de la France consiste néanmoins à pousser dans ce sens.
Le deuxième volet est celui des partenariats bilatéraux ou multilatéraux que la France a noués. Ainsi, le traité de Lancaster House conclu avec le Royaume-Uni traduit de façon très pragmatique la proximité politique, stratégique et militaire de deux pays qui n'ont pas toujours été alliés, mais qui le sont aujourd'hui et qui en tirent des conséquences pour le rapprochement de leurs outils de défense. De même, le Triangle de Weimar, qui rapproche la France, l'Allemagne et la Pologne, s'efforce de peser dans la dynamique de la construction d'une politique de sécurité et de défense commune au sein de l'Union.
Le troisième volet est celui de l'Alliance atlantique. Le Livre blanc a préconisé le retour de la France dans les structures intégrées de l'OTAN. Depuis que ce retour a eu lieu, la France bénéficie dans cette enceinte d'une plus grande influence, ses positions y sont mieux comprises et elle n'a jusqu'à présent pas eu à concéder d'abandon de souveraineté pour l'emploi de ses forces. Les réformes à venir de l'OTAN sont cruciales pour nous et devraient permettre de voir mieux prendre en compte nos positions.