Je vous remercie. Je vais présenter brièvement la situation dans le Golfe, en particulier en Arabie Saoudite, pays pivot de la région qui influence par sa taille, par sa population et par son caractère central l'ensemble des pays du Golfe voire du monde arabe. On l'a vu avec la décision récente de la Ligue arabe de suspendre la Syrie, qui a été soutenue par l'Arabie Saoudite et le Qatar.
La contestation dans la péninsule arabique et notamment en Arabie Saoudite ne date pas de 2011. C'est une constante de l'histoire de cette région depuis l'époque prémoderne. Le 20ème siècle, surtout sa seconde moitié, constitue une parenthèse ; la population a été démobilisée pour trois raisons principales : le choc de la modernité, l'émergence d'un Etat centralisé et le boom pétrolier.
Cela dit, dans les années 1950-1960, plusieurs mouvements de contestation panarabistes, affiliés soit au nassérisme, soit au baasisme, ont été très actifs dans la région mais ont été finalement réprimés. Ce n'est qu'à la fin de la guerre du Golfe qu'un mouvement de contestation moderne va naître dans la région et notamment en Arabie Saoudite. Il est la conséquence de l'émergence d'une nouvelle génération, formée dans le système scolaire saoudien mis en place essentiellement par les Frères musulmans, et des changements structurels tels que l'urbanisation, la démocratisation de l'éducation et une ouverture relative sur le monde.
Des pétitions sont apparues entre 1991 et 1993 réclamant l'instauration d'une sorte d'Etat de droit. On ne demande pas encore d'instaurer la démocratie mais de limiter le pouvoir monarchique avec la mise en place d'une assemblée consultative plus ou moins élue et l'écriture d'une constitution. Si l'Etat saoudien, déstabilisé par les conséquences de la guerre du Golfe, va céder sur quelques points, notamment la rédaction d'une loi fondamentale et la création d'un conseil consultatif, il va rapidement remettre la main sur l'espace social grâce au soutien de l'establishment religieux, très puissant en Arabie Saoudite, et au soutien américain. Le phénomène est similaire dans d'autres pays du Golfe.
Après le 11 septembre 2001, les pétitions et les manifestations vont renaître à cause de la pression américaine et de la menace d'al-Qaida. Les mêmes revendications vont se concrétiser et vont prendre corps avec les demandes de mise en place d'une monarchie constitutionnelle. Il ne s'agit toujours pas d'une demande de démocratie, à l'exception notoire du Koweït et du Bahreïn, mais de rationaliser, de partager le pouvoir et de limiter l'hégémonie de la famille régnante.
De 2003 à 2006, les monarchies du Golfe vont un peu céder à cette pression en mettant en place des mécanismes sociaux et politiques : des instances de dialogue national pour fonder de nouvelles bases de légitimité, des instances de dialogue interreligieux, l'ouverture à des chercheurs étrangers, la mise en place d'élections municipales et législatives, l'élargissement des pouvoirs des assemblées déjà existantes, etc. Mais ce mouvement n'a pas été très sérieux ; il s'agissait d'une acclimatation de ces pouvoirs aux pressions internationales et à la menace d'al-Qaida.
L'échec de la politique américaine dans la région, l'affaiblissement d'al-Qaida et la hausse du prix du pétrole vont faire revenir l'Arabie saoudite, et les régimes qui suivent son exemple, sur ces acquis. Tout va être gelé entre 2005 et 2011.
En écho aux soulèvements populaires dans les autres pays arabes à partir de février-mars 2011, les monarchies vont réagir. En effet, certains pays vont connaître des manifestations, notamment les pays dont les ressources pétrolières sont les plus pauvres, à Oman et à Bahreïn où le taux de chômage est élevé. Le chômage est de 15-20 % à Oman et d'environ 25 % au Bahreïn ; il est de 20-25 % en Arabie Saoudite mais seulement de 10 % si on ne compte que les hommes, les femmes ne participant que partiellement au marché du travail. Ces deux pays connaissent les manifestations les plus violentes, en raison de ces facteurs sociaux et, dans le cas de Bahreïn, en raison du clivage religieux ; certains mouvements iront même jusqu'à prôner la chute de la monarchie et l'instauration d'un pouvoir républicain.
Ailleurs, les manifestations, notamment en Arabie Saoudite, restent sectorielles et marginales. Elles ne concernent que des minorités religieuses, en particulier les chiites qui militent pour plus de droits et d'intégration, et les femmes qui veulent plus de droits. La plus grande partie de la base sociale, influencée par des appartenances tribales et l'idéologie officielle, est restée très calme. La plupart des monarchies vont mettre en place à plusieurs niveaux, dès mars 2011, une stratégie originale de « contre-révolution » préventive à court terme, car elles savent qu'à moyen et long terme, les choses doivent changer. Sur le plan socio-économique, elles annoncent des créations d'emplois (50 000 emplois dans le sultanat d'Oman, 20 000 à Bahreïn, 60 000 en Arabie Saoudite), la création de logements, d'indemnités chômage, des augmentations de salaires – + 100 % au Qatar, + 20 % en Arabie Saoudite – des distributions de primes : ~300 $ par citoyen à Oman, ~3000 $ au Koweït et ~2 500 $ à Bahreïn.
Au niveau politique, les régimes vont réduire la pression en promettant des réformes : élections municipales en Arabie Saoudite, élection de l'assemblée fédérale aux Emirats, promesse de l'élection d'une assemblée consultative au Qatar, élections à Oman. En Arabie Saoudite, le roi a octroyé le droit de vote et d'appartenance à l'assemblée consultative aux femmes pour améliorer son image à l'étranger et faire diversion sur le plan intérieur. Au lieu de s'affronter sur les questions de réforme, les libéraux et les conservateurs s'affrontent sur le droit de vote de la femme.
Au niveau médiatique, les autorités des pays du Golfe ont verrouillé les médias quant aux informations sur leur propre pays. On a peu vu d'images sur Bahreïn, Oman ou les manifestations chiites, en revanche l'accent a été mis sur la guerre révolutionnaire héroïque en Libye ou les drames de Syrie pour détourner l'attention. Au niveau régional, on met en place une « contre-révolution » régionale médiatique, diplomatique ou financière en octroyant des dons, notamment 7 milliards de dollars à la Jordanie et 4 milliards à l'Egypte.
La population locale demande, non pas la démocratie, à l'exception du Koweït qui a plus ou moins une trajectoire originale, mais un partage du pouvoir. L'élite locale se sent bloquée. Il n'y a pas eu d'alliance objective entre ceux qui veulent gouverner, ceux qui veulent penser et ceux qui veulent manger. La population a été tellement isolée durant les trente dernières années qu'elle a une sous culture politique qui ne lui permet pas de formuler ses aspirations politiques.
Cependant, la nature des régimes politiques dans le Golfe peut changer. Les monarchies du Golfe sont des multidominations. Le pouvoir est distribué horizontalement : chaque prince gouverneur, prince ministre ou prince PDG a un fief indépendant. L'Etat est divisé de manière horizontale et il n'y a pas de hiérarchie dans le pouvoir. Le roi, le sultan ou l'émir n'est qu'un primus inter pares ; il doit former une alliance pour avoir une large marge de manoeuvre.
En Arabie Saoudite, la faction du roi Abdallah est très affaiblie ; la faction des Sudairi a pu contrôler la plus grande partie des rouages de l'Etat : ministères de l'Intérieur et de la Défense, les gouvernorats de Riyad, de la région pétrolifère orientale, de Tabouk. Cela leur a permis de contrôler le pouvoir et d'arriver à la quasi régence du prince Nayef.
A côté de ce problème de l'organisation horizontale du pouvoir, l'autre problème fondamental est celui de la succession. Il se pose au niveau biologique car les souverains sont très âgés et malades et le système de succession n'est pas très clair. Le pouvoir se transmet au sein de toute une génération avant de passer à la génération suivante. Dans les périodes de transition générationnelle, cela génère des conflits énormes, qui ont provoqué l'affaiblissement voir les chutes des dynasties locales par le passé et ont permis à des forces tribales ou religieuses de s'introduire dans le jeu politique et d'impulser des changements. Cela sera peut être le cas dans ces monarchies car la transition générationnelle va intervenir à court ou moyen terme.
Un autre enjeu est l'émergence d'une identité nationale qui va obliger les monarchies en place à fonder un nouveau pacte de légitimité, car les dirigeants ne sont plus au centre du pouvoir et de la construction nationale. C'est maintenant le pays, la patrie et la nation qui émergent comme une sorte de corps mystique des pays en question.