La proposition de loi que nous examinons ce matin vise à supprimer deux grossières discriminations que comporte notre droit dans l'incrimination des injures, des diffamations et des provocations à la discrimination, la haine et la violence.
Première discrimination, les délais de prescription de l'action pénale diffèrent selon la catégorie de personnes victimes de tels propos, alors que les sanctions encourues sont les mêmes et que les délits sont identiques. En effet, le délai de prescription est d'un an pour les victimes de propos racistes ou xénophobes, mais de trois mois pour les victimes de propos discriminatoires à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap. L'article 2 de la proposition de loi, qui fixe dans les deux cas ce délai de prescription à un an, est donc une mesure de bon sens et d'équité.
L'article 1er, par ailleurs, met fin à une autre différence de traitement injustifiée et injustifiable qui concerne plus spécifiquement le délit de provocation à la discrimination, à la haine et à la violence. Alors que la loi sanctionne les provocations à toute forme de discrimination à caractère raciste, xénophobe ou religieux, seules les provocations à certaines discriminations à caractère sexiste, homophobe ou handiphobe, limitativement énumérées, sont réprimées ! Ainsi, par exemple, inciter des individus à refuser l'entrée de leur domicile aux personnes d'une nationalité déterminée est punissable alors que la même provocation concernant des personnes handicapées ne l'est pas. De même, les provocations aux discriminations en matière de rémunération sont réprimées dans un cas, mais pas dans l'autre.
Je pourrais presque m'en tenir là, tant la discrimination et l'incohérence sont grossières, dans tous les sens du terme. Mais je souhaite apporter plusieurs précisions.
Tout d'abord, ces délits, bien que figurant dans la loi sur la presse, ne concernent que très marginalement cette dernière. Ce qui est visé, ce sont les propos tenus dans la sphère publique, que ce soit dans la rue, sur une affiche, par écrit, à la télévision, sur internet. Il s'agit d'ailleurs, le plus souvent, d'injures proférées dans la rue, entre voisins et rarement par voie de presse.
Ensuite, cette différence de traitement contrevient clairement à deux principes constitutionnels : le principe d'égalité devant la loi et le principe d'intelligibilité et de lisibilité de la loi.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel sur le principe d'égalité est constante et ferme. Les dérogations à ce principe doivent être justifiées soit par un motif d'intérêt général, soit par une différence objective de situation. Convenez qu'aucun de ces deux motifs ne peut être invoqué en l'espèce, à moins de considérer qu'une injure faite à une personne en raison de son handicap ou de son orientation sexuelle soit moins grave qu'une injure faite à une personne en raison de sa couleur de peau, de sa religion ou de sa nationalité.
Ces délits ont pour point commun de mettre en cause des personnes pour ce qu'elles sont et non pour ce qu'elles font. Établir une différence de traitement des propos discriminatoires revient à établir une hiérarchie entre les individus, c'est-à-dire entre une femme blanche et une femme de couleur, entre un homosexuel, un juif ou un musulman, etc. Je pense que vous conviendrez tous, quel que soit votre parti, que ce n'est pas digne des valeurs qui sont celles de la République.
De plus, comme le rappelle constamment le Conseil constitutionnel, le droit se doit aussi d'être intelligible, lisible et compréhensible. Or la législation sur les propos discriminatoires est incompréhensible, c'est le moins qu'on puisse dire. La différence inexplicable des délais de prescription est source d'incompréhension pour les justiciables, qui voient leurs plaintes classées sans suite du fait de la brièveté des délais. Elle est également source de confusion pour les services de police et les professionnels de la justice, quand il s'agit de qualifier les plaintes. Ceux-ci ignorent fréquemment – comme nous tous d'ailleurs – qu'il y a un délai réduit pour les injures homophobes, sexistes ou handiphobes et ont tendance à classer toutes les injures dans la même catégorie, celle des injures à caractère raciste. Or, comme ces dernières se prescrivent à un an, une telle confusion entraîne de fréquents retards et des lenteurs dans le traitement des plaintes, ce qui s'avère souvent fatal à l'issue du recours.
Les statistiques du ministère de la justice le confirment de manière frappante. Entre 2005 et 2010, c'est-à-dire depuis que le délit existe, une seule condamnation a été prononcée sur le motif de la « provocation à la haine ou à la violence à raison de l'orientation sexuelle ». Cela montre assez bien que les recours n'aboutissent pas, de nombreuses plaintes étant classées sans suite en raison de l'expiration du délai de prescription.
M. Hussein Bourgi, président du collectif contre l'homophobie, a constaté que sur trois dossiers de plainte contre des injures à caractère homophobe, deux ont été classés sans suite du fait de la brièveté des délais de prescription.
Ainsi, comme le fait remarquer M. Albert Chavanne, professeur à la faculté de droit de Lyon, ce délai de prescription – qui, soulignons-le, est le plus court de toute l'Europe – aboutit à de fréquents dénis de justice que nous ne saurions tolérer.
Je souligne également qu'internet, outil formidable au service de la liberté d'expression, donne une dimension tout à fait nouvelle aux phénomènes de diffamation, d'injure et de provocation à la discrimination. De fait, et contrairement à la presse, les contenus diffusés sur internet ne sont pas majoritairement le fait de journalistes et de professionnels de l'information sous le contrôle d'un directeur de la rédaction et soumis à des règles de déontologie. Chacun est désormais en mesure de diffuser ses opinions ; certes, c'est une formidable avancée pour la liberté d'expression mais cela n'implique pas le droit à l'injure, à la diffamation, à la provocation à la violence.
En mai 2003, lors de la discussion du projet de loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, M. Dominique Perben, garde des sceaux, avait justifié l'allongement du délai de prescription de trois mois à un an pour les injures racistes et xénophobes de la manière suivante : « Trois mois, c'est très court […] surtout quand les infractions ont été commises dans le cyberespace, ce qui est de plus en plus fréquent, et qu'il faut trouver l'internaute ou les internautes qui sont les auteurs de messages d'intolérance. » Il avait rappelé que le délai de prescription sur internet est calculé à partir de la date de mise en ligne : « Le temps qu'il y ait une réaction – en général, de la part d'une association antiraciste –, le délai de trois mois est dépassé sans qu'une décision interruptive de la prescription ait pu intervenir. (…) Nous devons nous donner les moyens de combattre un phénomène qui, malheureusement, ressurgit – et nous en sommes tous inquiets – dans notre pays, et tenir compte de quelque chose qui, bien sûr, n'existait pas lorsque la loi de 1881 a été votée, il y a plus d'un siècle, je veux parler d'internet, ce réseau électronique qu'il est très difficile, pour la magistrature et pour les services d'enquête, de contrôler et de surveiller en vue de réprimer les infractions qui s'y commettent. »
Des délais aussi courts sur internet reviennent de facto à légaliser des contenus injurieux et diffamatoires trois mois après leur mise en ligne. La justification de la brièveté de ces délais dans le cadre de la loi sur la liberté de la presse n'est plus valable sur internet. En effet, ces délais visaient à préserver la liberté de la presse et à garantir la paix publique, dans un contexte où les propos litigieux disparaissaient de la sphère médiatique après la publication. Or, avec internet, les écrits ne disparaissent jamais : ils sont consultables à tout moment, par n'importe qui et n'importe où. L'injure ou la diffamation se répète à l'infini.
Bref, mes chers collègues, il est impératif de rétablir un minimum de justice, de cohérence et de lisibilité dans ce dispositif, et de corriger l'injustice que constitue le droit existant en accordant les mêmes droits à toutes les victimes d'injures et de propos discriminatoires.
Le délai d'un an permet de concilier le droit de chacun d'exprimer ses opinions librement et celui d'obtenir justice lorsqu'il fait l'objet de propos injurieux ou diffamatoires, en raison de ce qu'il est, de sa couleur de peau, de sa religion mais aussi de son sexe, de son orientation sexuelle ou de son handicap.