Le sujet de la « prévention » est gigantesque. C'est un peu comme si l'on voulait parler du « traitement » ou encore du « diagnostic ». Il est donc difficile d'apporter des réponses générales à vos questions, quand bien même on se cantonnerait, par exemple, au seul « dépistage », voire au « dépistage des cancers ».
Ce qu'il me paraît important de préciser d'abord, c'est que la responsabilité de la santé publique, au sens où l'entend l'Organisation mondiale de la santé, incombe aux gouvernements. Force est de constater, à cet égard, que la France a connu une épidémie assez unique de scandales de santé publique. Je ne mets pas en cause ici la compétence des gens qui travaillent au ministère de la santé. Le problème réside dans l'organisation générale de la santé publique et le niveau de décision en France. La création d'agences sanitaires spécifiques n'a pas été une réponse suffisante. Une réflexion est indispensable sur leur nombre, leur pilotage et leurs relations avec la direction générale de la santé. Une agence peut être, le cas échéant, indépendante intellectuellement mais une indépendance politique est contradictoire avec l'idée de responsabilité gouvernementale à laquelle je faisais allusion précédemment. À ce propos, la décision de créer un Haut conseil de la santé publique avait pour finalité de disposer d'un organisme doté d'un certain pouvoir d'investigation, mais non pas d'un pouvoir de décision. Il s'agissait donc d'une instance destinée à aider les ministères.
Le dépistage, en particulier mammographique, du cancer du sein, pouvait se fonder, à partir de 1986-1987, sur des études démontrant son utilité. Ce dépistage était coûteux, mais nécessaire. J'ajouterai qu'un dépistage doit reposer sur une double lecture. De ce point de vue, il n'est pas satisfaisant de voir qu'aujourd'hui une grande partie des femmes en France bénéficie d'un dépistage spontané, dans lequel il n'y a ni contrôle de qualité ni évaluation.
S'agissant du dépistage du cancer de la prostate, la situation est pire. Mme Catherine Hill et moi-même, chacun de notre côté, avons publié des articles en 2007 démontrant que ce dépistage était non seulement inutile, mais aussi dangereux. D'ailleurs, il n'existe pas de dépistage « inutile » : soit le dépistage est utile, soit il mérite d'être qualifié de dangereux car tout acte médical comporte un risque pour la personne qui s'y prête.
Très tôt, ce dépistage a été publiquement déconseillé par la direction générale de la santé, la Haute Autorité de santé et l'Institut national du cancer. Malgré cela, on recensait 2,7 millions d'examens de dosages d'antigène prostatique spécifique (PSA, pour Prostate Specific Antigen en anglais) en 2003, et 4,4 millions en 2009. Au sein de l'Institut national du cancer, un groupe de travail sur le dépistage du cancer de la prostate a été constitué : je peux affirmer ici que l'ensemble de ses membres s'est opposé à un dépistage systématique du cancer de la prostate, à l'exception de deux d'entre eux : les représentants des urologues. Ainsi, c'est à l'initiative de la Société française d'urologie, et contre l'avis des autorités sanitaires que sont la direction générale de la santé, la Haute Autorité de santé et l'Institut national du cancer, que le dépistage du cancer de la prostate a été promu en France.
Les 4,4 millions d'examens de dosages de PSA pratiqués en 2009, dont le coût atteint 85 millions d'euros, ne sont pas tous inutiles : certains sont nécessaires pour le suivi des cancers établis. Bien qu'il ne soit pas possible de distinguer dans ce volume d'actes les examens de dosages de PSA utiles de ceux clairement inutiles, il est certain que le suivi des cancers de la prostate connus n'explique ni le nombre total de dosages, ni son quasi-doublement en six ans. En outre, les autorités scientifiques internationales partagent le point de vue des autorités sanitaires françaises. Un récent article du New York Times a fait état de pressions exercées sur l'American Cancer Society dès lors qu'elle s'était prononcée contre le dépistage systématique du cancer de la prostate. Cet article indiquait aussi que l'autorité internationale la plus reconnue en matière de dépistage, l'United States Preventive Services Task Force, avait longtemps retardé la publication d'un avis classant ce dépistage en catégorie D, c'est-à-dire comme étant inefficace, du fait des pressions qui s'étaient exercées sur elle.
Aussi, depuis 2007, on a assisté à un retournement de l'opinion scientifique concernant ce dépistage, qui n'est désormais plus soutenu que par les urologues. J'ai d'ailleurs eu l'occasion de dire à un ministre de la santé que les personnes qui comprendraient qu'elles ont été victimes de ce dépistage alors que son inefficacité voire sa nocivité étaient déjà connues pourraient mettre en cause l'action publique. L'affaire du Mediator nous invite à réfléchir.
À l'inverse, certains dispositifs de dépistage sont bien organisés, à l'instar des systèmes de dépistage néonatal ou anténatal, avec des structures régionales cohérentes, un réseau associatif efficace et un système de contrôle de qualité souvent cité en exemple à l'étranger.
S'agissant des maladies dites non transmissibles, ou chroniques, les politiques de prévention doivent prendre une forme particulière. Récemment, les associations internationales spécialisées dans les maladies cardio-vasculaires, le cancer, les maladies respiratoires et le diabète ont obtenu la tenue, à New York, d'une réunion internationale de responsables politiques de haut niveau, au cours de laquelle les cliniciens n'ont pas demandé aux politiques des moyens financiers ou technologiques supplémentaires mais, en priorité, la mise en oeuvre d'actions de santé publique relative à la lutte contre le tabac, l'alcool, la sédentarité et encourageant une meilleure nutrition.
Ainsi, les moyens au service de la prévention varient d'un sujet à l'autre, en fonction de la présence de groupes de pression. Dans certains domaines, l'action publique ne se heurte pas à des puissances industrielles – c'est le cas, par exemple, en matière de lutte contre la tuberculose ou contre le SIDA. Mais dans d'autres domaines, comme l'alimentation ou la lutte contre le tabac, des groupes de pression puissants influencent les comportements des personnes ; plus que l'assurance maladie, c'est au législateur d'agir, pour contrebalancer ces influences, en établissant des règles appropriées de taxation des produits et d'encadrement de la publicité. Il faut aussi définir des règles équilibrées de contrôle technique de certains produits, comme l'alcool, sans tomber dans un extrême ou dans un autre dès lors que la société réussit spontanément à en encadrer la consommation.
Le rôle de l'assurance maladie, en tout état de cause, peut consister à financer des associations d'éducation à la santé. Ainsi, les politiques de prévention ont des aspects non seulement médicaux, mais aussi non médicaux, législatifs, réglementaires, judiciaires, juridiques, diplomatiques – il existe une convention internationale de lutte contre le tabac. L'assurance maladie y participe dans la mesure de ses moyens, même si ceux-ci sont parfois dispersés.