Le débat sur la notion de genre est une tradition ténue en France. Les chercheurs français ont préféré consacrer leurs travaux au féminisme et à l'égalité femmes-hommes. Toutefois quelques chercheurs se sont emparés du sujet, parmi lesquels on peut citer Christine Delphy et Marie-Hélène Bourcier. Dans les pays anglo-saxons, en revanche, dès les années 1950 mais surtout dans les années 1970, la question du genre a fait l'objet d'une littérature très abondante et des dissensions sont apparues, notamment aux États-Unis et en Angleterre.
Il existe de nombreuses façons d'être féministe et de penser les questions d'égalité et de genre. La pratique des gender studies est ancrée dans la culture anglo-saxonne, particulièrement la culture américaine. Les travaux de Judith Butler sont désormais bien connus en France, même s'ils sont encore très dérangeants et assez peu diffusés. Elle n'a été traduite en français que tardivement, par une petite maison d'édition. Nous avions, en France, une conception plus traditionnelle de l'égalité.
Il existe donc plusieurs façons d'être féministe et de penser l'égalité et le genre, qui chacune recouvre une conception politique différente de la société. Cela déplairait à mes amis et collègues de m'entendre dire cela, mais je ne pense pas que nous, chercheurs, ayons trouvé la vérité sur la question du genre. Pour moi, un chercheur est aussi un citoyen, ou une citoyenne, et de ce fait il n'est pas toujours parfaitement neutre – et lorsqu'il l'est, sa neutralité est illusoire.
Je suis donc une chercheuse engagée, même si mon engagement n'a rien de politique. Car travailler sur la question du genre ne se fait pas par hasard : c'est déjà une forme d'engagement. Je suis responsable d'une chaire sur le genre dans une Business school : je vous assure que dans une école de management, les élèves qui étudient la responsabilité sociale des entreprises (RSE) ne sont pas les mêmes que ceux qui étudient les fusions-acquisitions. Les études de genre et celles sur l'égalité femmes-hommes recouvrent deux conceptions politico-sociales différentes. Je travaille sur le genre et c'est une chose que j'assume totalement.
Je me félicite du débat qui a eu lieu sur les études de genre, après la polémique qu'elles ont suscitée, mais je ne suis pas d'accord avec les chercheurs qui prétendent qu'en tant que scientifiques ils connaissent la vérité – qui n'a rien à voir avec le débat qui, lui, est politique. Cette dichotomie entre les politiques et les scientifiques, sorte de « mur de Berlin », me paraît illusoire et pas très honnête. Je signerais encore la tribune s'il le fallait, mais avec une petite nuance. Il existe des féministes dans les terres d'Islam, mais leur féminisme est très traditionnaliste. Doit-on rejeter les féministes d'Iran, d'Arabie Saoudite, du Maroc, aux confins de la civilisation ? Nous, chercheurs sur le genre, nous pourrions accepter cette forme de féminisme si notre position n'était pas politique. Mais nous la condamnons, ce qui prouve que notre position est également politique.
La vérité est très complexe et je ne prétends connaître que ma propre vérité. Une chose doit être claire : ce débat épistémologique et intellectuel doit vous aider à comprendre les positions des uns et des autres.
Il existe une vision essentialiste, liée à la nature de ce que nous sommes, qui s'intéresse au sexe et non au genre. Cette vision sexuée des problématiques nous amène à regarder l'individu par rapport à son âge, sa race, son sexe. Selon que vous êtes une femme ou un homme, vous serez éduqué(e) différemment et vous serez assimilé(e) à ce que la biologie a fait de vous et enfermé(e) dans un modèle auquel vous devrez correspondre.
Certains courants de pensée prônant l'égalité femmes-hommes admettent qu'il peut y avoir égalité dans la différence. C'est le cas du féminisme espagnol ou du féminisme libéral, qui sont relativement traditionnels. Ces courants de pensée, auxquels je n'adhère pas, admettent que les femmes et les hommes, biologiquement différents, se complètent et peuvent donc être égaux dans la différence : l'homme est alors le symbole de l'autorité tandis que la femme se consacre au soin, au care.
D'autres courants féministes ont considéré cette forme de féminisme comme un véritable enfermement en arguant que cette prétendue égalité confère au papa l'autorité, l'espace public, et qu'elle limite la maman au soin et à l'espace domestique. Pour certains auteurs, dont Christine Delphy, il ne s'agit pas d'une égalité dans la différence mais d'une forme de hiérarchie, puisque certains ont accès à des domaines auxquels d'autres n'ont pas accès.
Les féministes qui ont adopté une vision « genrée » de l'histoire – dont je fais partie – entendent déconstruire le concept de sexe pour aller vers celui de genre et dépasser la dichotomie femmes-hommes, cette « ultra-naturalisation » qui enferme chacun d'entre nous dans sa performance de sexe : je suis une fille, je dois me comporter comme une fille et subir certaines discriminations puisque les femmes et les hommes sont complémentaires. Les féministes qui travaillent sur les théories de genre refusent d'enfermer les personnes dans une telle hiérarchie.
Les théories de genre ont pour objectif de « désessentialiser », de « dénaturaliser », de « débiologiser » cette conception de la société qui consiste à voir un individu en tant que femme ou en tant qu'homme. La question ne se pose plus en termes de sexe biologique. Cette dénaturalisation des rapports sociaux va faciliter l'action politique puisqu'elle s'adresse à des individus à qui il est permis de préférer le care ou les ressources humaines. Sur le plan professionnel, cette vision genrée ouvre de nombreuses portes. Mais tous les courants féministes ne pensent pas ainsi. Je parle en tant que chercheuse qui travaille sur les théories de genre et nullement au nom des chercheurs qui travaillent sur les théories féministes ou sur l'égalité femmes-hommes.
Qu'est-ce qui différencie le sexe et le genre ? Le sexe est biologique, naturel, tandis que le genre est une construction sociale et culturelle. Le premier est inné, il relève de l'essence ; le second est acquis et relève de la conscience. Le sexe est indiscutable, le genre est plus questionnable.
Cette acception non essentialiste du sexe permet de questionner le féminin et le masculin et de remettre en cause les attributs et les rôles qui leur sont traditionnellement accolés. Si je m'adresse à un individu, ce n'est pas forcément avec la kyrielle de qualificatifs qui accompagnent le fait qu'il soit une femme ou un homme. La femme est intuitive, elle a un sixième sens, elle est diplomate et elle adore le soin : confions-lui la communication ou les ressources humaines. Dans une société sexuée, chaque individu doit performer le genre, c'est-à-dire correspondre à ce que l'on attend de lui.
Les théories de genre brouillent ces catégories en admettant qu'il existe des individus de sexe masculin qui aiment le développement durable, ont envie d'aller chercher leurs enfants à l'école, et que tous les hommes ne sont pas forcément traders à Wall Street. Vous comprenez bien que la vision genrée de la société correspond à une conception politique différente.
Avec son livre intitulé « Trouble dans le genre », Judith Butler nous permet de franchir une barrière supplémentaire car la vision biologique, qui implique une répartition traditionnelle des rôles, induit la prédominance de l'hétérosexualité : papa et maman, homme et femme, se complètent et sont égaux dans leur différence. Ce féminisme classique – que, contrairement à d'autres chercheurs, je ne rejette pas – repose sur une vision biologique de la société. Dans une célèbre université de Barcelone, les femmes ont organisé un colloque qui a eu un grand retentissement sur le thème du Work-life balance, à savoir comment apprendre à conjuguer vie privée et vie professionnelle. Je me devais d'évoquer devant vous ces différents courants.
L'égalité dans la différence repose sur une norme, celle de l'hétérosexualité. Les auteures comme Judith Butler, Christine Delphy et Marie-Hélène Bourcier ont cassé ces codes en considérant l'individu au-delà de son « hétéro-normativité ». Il n'est donc plus nécessaire qu'il y ait complémentarité entre les femmes et les hommes. Conséquemment, l'homosexualité, féminine ou masculine, est parfaitement acceptée, voire contenue dans les théories genrées. Cela explique pourquoi cette question a suscité une telle polémique. En France, nous sommes encore timides sur cette question, mais Judith Butler va encore plus loin en acceptant la transsexualité : je performe le genre, mais celui que je choisis.
Cette conception a des conséquences concrètes. Je me rends souvent à Cambridge et à Londres pour y enseigner. J'ai souvent vu dans les rues des jeunes distribuer des prospectus sur l'homoparentalité et des publicités proposant des kits d'ovocytes aux populations lesbienne et gay et aux transsexuels. C'est une nouvelle conception de la société. Il n'y a donc pas d'innocence dans la théorie du genre.
Cette conception remet naturellement en question la notion de parentalité. En outre, si nous adoptons une approche totalement genrée, ce qui suppose que nous ne nous intéressons plus du tout au fait qu'une personne soit une fille ou un garçon, il devient totalement absurde de défendre les quotas. D'ailleurs Judith Butler était favorable aux quotas il y a vingt ans, mais ce n'est plus vrai aujourd'hui car pour elle il n'existe que des individus.
Tout cela montre que les bonnes intentions sont parfois contrariées par la réalité. Je suis pour ma part totalement schizophrène, étant à la fois totalement en accord avec les théories de Judith Butler et très favorable aux quotas, mais j'assume mes contradictions.
Ces théories intellectuelles et ces représentations scientifiques sous-tendent des visions différentes de la société et ont donc des conséquences sur celle-ci. Le débat n'est pas politiquement neutre.